CHAPITRE XXIV
Les grands murs crevassés formaient une haie ruisselante de pluie sur leur passage. Des pans de toiture effondrés depuis des lustres élevaient des tertres de gravats qui n’abritaient plus pour tous fidèles que des hordes de rats chassés par les inondations. Les inscriptions hébraïques qui ornaient autrefois le fronton avaient été oblitérées par la crasse et la fumée. Les intempéries avaient profané comme à plaisir les figures sacrées. Ne subsistaient plus que des entrelacs de pierrailles moussues, vierges de toute réminiscence cultuelle, parmi lesquelles flottaient les ombres suspectes de l’oubli.
Ils pataugeaient depuis plusieurs minutes sur le sol gorgé d’eau lorsque le rabbi désigna à Graymes l’emplacement de la dalle.
— Voilà. C’est l’accès à la crypte. Avant, quand la synagogue était encore debout, on y accédait par un bel escalier. Tout ça est fini, maintenant.
Il tremblait subitement comme une feuille.
— Regardez, on l’a déplacée ! s’écria-t-il. Elle n’était pas ainsi la dernière fois, j’en suis sûr. Il est revenu ici. Il est certainement revenu… Nous allons à la mort, docteur, c’est sûr !
Graymes ne tint aucun compte de ses jérémiades. Il l’écarta sans ménagements et s’arc-bouta pour soulever la pierre. Il n’eut pas trop de toute sa vigueur pour en venir à bout et la repousser sur le côté.
— Vous êtes fou d’entrer là-dedans ! Vous n’avez même pas de lumière ! gémit Fischer.
— Pas besoin de lumière, jeta Graymes. Restez près de moi.
Il venait de sentir le premier degré d’un escalier de pierre sous sa semelle et s’y engagea sans hésiter. Au bout de quelques marches les ténèbres poisseuses s’éclaircirent. Il devait y avoir de la lumière plus avant. Mais cela ne contribua pas le moins du monde à rassurer son compagnon, bien au contraire. Le silence n’était troublé que par le clapotis des ruissellements souterrains. Il faisait froid. Les deux hommes exhalaient une épaisse buée.
Le passage bourbeux s’élargit. La voûte suintante se redressa. Graymes avançait, légèrement courbé en avant, tel un fauve prêt à bondir à la première alerte. Fischer était sur ses talons, pour ainsi dire suspendu à lui. Il jetait sans discontinuer des regards lourds d’effroi aux alentours. Graymes ne pouvait lui en tenir rigueur. Ils couraient droit vers le plus terrible des dangers. Un danger qu’ils savaient tapi dans l’ombre, tout près d’eux, prêt à jaillir telle une figure de cauchemar…
Graymes était toutefois dans l’incapacité de le localiser précisément, ou de lui donner une consistance précise. Il s’efforça de museler les craintes qui nouaient son estomac. Il n’était pas homme à reculer maintenant. Surtout depuis qu’il redoutait le pire en ce qui concernait le sort de Debbie Harriman. Entre la créature du vieil Eisenbaum et lui, c’était maintenant la guerre totale.
Lentement, il tira Shör-Gavan, la longue épée elfique, de la gaine ménagée dans la doublure de son manteau et ce seul geste suffit à lui insuffler une détermination nouvelle.
La clarté grandissait devant eux.
Un autre escalier plongea sous leurs pieds, plus étroit, plus profond aussi, qui semblait aboutir au cœur même de la terre. Fischer poussa un couinement. De toute évidence, il reconnaissait l’endroit. Il tendit un doigt pour désigner un amas de vieilles pierres sur le côté. Graymes comprit que c’était là le mur que les rabbis avaient élevé autrefois pour emprisonner l’Inerte. Une force colossale l’avait jeté à bas. Ils enjambèrent ce qui en restait et débouchèrent dans une salle funéraire où achevait de se consumer une vieille lampe à pétrole. Au centre se dressait une sépulture en pierre d’où pendaient des chaînes rongées par la rouille. Sur la dalle gisait une silhouette à demi nue…
Graymes étouffa un cri :
— Debbie !
En deux enjambées, il fut auprès de la jeune femme. Il ne put réprimer une grimace en considérant les plaies qui couvraient sa poitrine et ses cuisses. Aucune n’était médicalement alarmante, mais leur aspect cruel et barbare laissait supposer quels tourments elle avait dû endurer depuis qu’elle était ici. Il souleva sa tête, et elle parut alors reprendre conscience. Elle entrouvrit les yeux.
— Je t’ai crue morte ! lâcha-t-il dans un souffle. Royaume de démons ! Ils paieront pour cela. Tous !
Elle esquissa un faible sourire.
Il leva son arme et trancha furieusement les chaînes une à une dans une gerbe d’étincelles. Il venait juste de terminer sa tâche quand un hurlement terrible déchira le silence…
— Fischer ! cria-t-il.
Il se retourna d’un bloc, l’écume aux lèvres. Isaac Fischer venait de s’abattre en avant, le corps ouvert en deux, son sang et ses entrailles jaillissant en un inépuisable geyser sur les dalles. Le malheureux rabbi n’avait pas vu les pantins ramper vers lui. Ils lui avaient sectionné les tendons à l’aide de couteaux effilés, puis, profitant qu’il s’affaissait, l’avaient frappé avec des tranchoirs en pleine poitrine…
Il fut encore parcouru d’un ou deux spasmes, puis ce fut fini…
Graymes poussa un rugissement de colère. Il se rua tel un fauve sur la horde d’homoncules qui envahissaient la crypte, faisant tournoyer sa terrible épée. Les couteaux déchirèrent son manteau, dessinant de sanglantes estafilades le long de ses côtes. Mais il ne se souciait pas de la douleur. Ses yeux luisaient comme des braises. Il lança Shör-Gavan sur leurs têtes, brisant net l’assaut des pantins. Ceux-ci entamèrent alors une étrange ronde enfantine autour de lui, cherchant tour à tour à l’atteindre. Graymes se positionna en garde haute, fracassant le crâne des plus audacieux. Chacune de ses attaques faisait mouche, et le sang commençait à ruisseler copieusement le long de sa lame.
L’étau de ses adversaires miniatures se desserra.
Il ne s’arrêta pas à ce simple avantage. Il abattit son bras infatigable sur le Joueur de Flûte et l’envoya rouler d’un coup de botte dans une niche encombrée d’ossements. Puis il se retourna vers la Marquise Bleue et la décapita d’un large coup d’estoc, avant de la réduire en un magma écarlate auquel aucun sorcier n’aurait pu redonner forme. Il ne resta bientôt plus que l’Avaleur de Sabres, qui tenait encore dans son poing le moignon de son arme brisée. Il souriait toujours, de son affreux sourire plein de méchanceté…
Graymes fut sur lui d’un bond et lui ouvrit le corps en deux d’un coup terrible, avant de le mettre en bouillie à coups de bottes. Puis il inspecta les recoins d’ombre, le regard farouche, encore prêt à en découdre. Mais aucun homoncule n’avait survécu. Ils jonchaient le sol de la crypte, monceaux informes de matière sanguinolente, qu’une effrayante magie continuait cependant d’agiter de soubresauts hideux.
Le silence retomba comme une chape dans le souterrain.
Graymes s’agenouilla auprès de l’infortuné rabbi. Mais il n’y avait plus rien à faire de ce côté. Aussi s’empressa-t-il de secourir Debbie qui revenait lentement à elle. Elle se serra fort contre lui.
— Désolée, Ben. Je n’ai pas pu les empêcher… Il a pris le fragment dans mon atelier et m’a emmenée de force ici. Il voulait savoir qui tu étais, et où tu habitais. Je… je suis désolée, je n’ai pas pu faire autrement. Il m’a forcée à parler, il…
— Tu as bien fait. Ne t’inquiète plus. C’est inutile.
— Qu’est-ce que c’était, Ben ? Qu’est-ce que c’était ?
— Je te dirai tout plus tard. Pour l’instant, il faut te sortir d’ici. Je n’ai pas une bonne impression…
Il n’avait pas plus tôt terminé sa phrase qu’un grondement souterrain fit trembler la voûte.
— Ben… Je crois que je m’évanouis !
Le démonologue n’eut que le temps de la retenir. Elle venait à nouveau de perdre connaissance. Il émit un juron de dépit. Rengainant son arme, il souleva son amie avec le plus grand soin et se hâta de quitter la salle. À peine en avait-il franchi le seuil que le plafond s’affaissa dans un nuage de fumée. Il remonta les escaliers ventre à terre, dans une obscurité totale. Des blocs de pierre pleuvaient de tous côtés. La crypte menaçait de s’effondrer à tout instant. Par chance, Debbie ne pesait pas bien lourd sur ses épaules et il regagna à temps la sortie.
Il émergea au milieu des ruines tel un grand diable noir vomi par les entrailles de l’enfer. Sa première pensée fut de chercher du secours. Bondissant à travers les éboulis, il rejoignit Crescent, en espérant trouver un téléphone en état de marche. Il trouva bien mieux : à quelques encablures du domicile de Fischer, il repéra une voiture de police banalisée. Sans doute une surveillance discrète avait-elle été organisée, pour le cas où le rabbi aurait tenté de repasser chez lui. Hypothèse très improbable désormais.
Les deux policiers échangèrent un coup d’œil sidéré en découvrant le géant maigre affublé d’un macfarlane qui frappait à la vitre. Il ressemblait à un grand oiseau de nuit, avec son manteau d’un autre âge détrempé, un oiseau pas vraiment rassurant. En revanche la jeune femme dénudée qu’il transportait présentait un tout autre intérêt.
— Nom de Dieu, dites-moi que je rêve ! Pas encore lui !
Le sergent Mullaby manqua en avaler sa sucette.
— Voilà une étrange coïncidence…, ricana Graymes.
Sans attendre son assentiment, il ouvrit la portière et laissa glisser Debbie sur la banquette.
— Eh ! Oh ! C’est pas un sanatorium pour les junkies ici !
Dans un réflexe de colère, le gros flic sortit de la voiture. Mal lui en prit. Graymes l’attrapa par le col de son imperméable et le souleva de terre.
— Écoute-moi, sale porc. Cette femme est blessée et tu vas la conduire à l’hôpital.
— Peux pas ! gargouilla Mullaby. Je suis de faction !
— Plus de faction. Fischer est mort, là derrière, dans les ruines de la synagogue.
— Je t’arrête, je t’arrête, salopard !
Il battait des jambes de façon pitoyable. Graymes le reposa avec une lenteur pleine de sous-entendus.
— J’aurais tant voulu voir la couleur de tes tripes…
Il aperçut du coin de l’œil le collègue qui accourait à la rescousse. Il sourit en défroissant ostensiblement la gabardine du sergent.
— Merci encore de votre compréhension, sergent. Je vous revaudrai ça, vous pouvez en être sûr.
Au bord de l’apoplexie, Mullaby s’enfourna dans le véhicule.
— Qu’est-ce que tu fous, pauvre connard ! brailla-t-il à l’adresse de son partenaire. Tu vois pas qu’on a un blessé ? À l’hôpital et grouille un peu !