CHAPITRE III

Immobile dans la lumière tremblante de la lampe articulée, Yoshi Eisenbaum restait sourd au gémissement du vent qui filtrait sous la porte, sourd au crépitement de la pluie contre la vitre. Plus rien n’existait au monde que l’œuvre d’art qu’il venait d’achever. Il ôta ses lorgnons et les essuya sur un coin de son gilet fripé, sans cesser d’observer la merveille qui trônait sur son établi. La fatigue embuait ses yeux. Ses vieux rhumatismes tiraillaient ses vertèbres. Mais qu’importait tout cela. La douleur du corps ne pouvait atteindre la sublimation de l’esprit. Le monde pouvait aussi bien s’écrouler autour de sa triste boutique et l’abandonner sur un éperon solitaire dominant le chaos. Il savourait cet instant unique, suspendu entre rêve et réalité.

Terminé. Enfin.

Le vieux juif remarqua pour la première fois la tempête qui faisait rage au-dehors. Il n’avait même pas songé à abaisser le rideau métallique. Ni à allumer sa radio pour suivre les informations. Sans doute sa lampe devait-elle être la seule à briller encore, comme un phare au fond de la ruelle. Ces dernières heures, il avait pour ainsi dit vécu hors du temps. Il aurait voulu se lever, s’étirer. Mais il n’en trouva pas la force. Non. Pas avant de savoir.

L’œuvre le contemplait. Elle aussi attendait ce moment.

Impossible de différer plus longtemps.

Il rajusta ses besicles, frictionna ses longs doigts maigres pour les assouplir et atténuer leur tremblement nerveux. Il ne voulait pas que cet instant précieux fût gâché par la moindre peccadille. Une goutte de sueur perla sur son front. Sa bouche se crispa. Il retint son souffle, et poussa le levier de mise en route…

Dans le mystère du socle ventru, les engrenages s’épousèrent avec des raclements huilés. Et l’œuvre s’anima.

Le musicien en perruque remua sous sa belle livrée rouge brodée d’or. Il pencha sa tête ronde et joufflue de chérubin sur le violon couleur caramel fixé au creux de son épaule. Il posa ses doigts délicatement ciselés sur le manche, les étirant telles des pattes de mouche. Il ferma les yeux en fronçant légèrement les sourcils, puis avec un ample mouvement du bras, il lança son archet sur les cordes et entama une berceuse… La musique s’éleva avec un délié surprenant et déroula deux strophes charmantes, avant que l’archet ne revienne à sa position initiale. Le violoniste inclina légèrement son buste pour saluer.

L’illusion était parfaite. Eisenbaum avait battu la mesure sans même s’en rendre compte, le menton posé sur son poing. Il éprouvait maintenant un sentiment d’exaltation extrême et ne put réprimer son envie d’applaudir. Ses deux vieilles mains nervurées frappant l’une contre l’autre résonnèrent bizarrement dans la pénombre du petit atelier. Il avait le sentiment avec cette pièce d’avoir atteint le sommet de sa carrière d’artisan.

Il bloqua le levier minuscule fiché dans le socle.

— Peut-être le tempo est-il un peu lent, mais ce n’est rien. Rien du tout. Nous retendrons vos ressorts demain, mon jeune ami. Regardez, la Marquise Bleue est de mon avis, ajouta-t-il en se tournant à demi vers la rangée d’automates qui contemplaient la scène depuis une étagère voisine. Ah ! belle Marquise… Et notre Hercule de foire aussi… Mais celui-là, il dirait n’importe quoi pour lui plaire.

Il caressa la joue du petit musicien :

— Mais c’est toi qui sera gardien du trésor, mon ami. Toi seul. Et il ne faudra le donner à personne, n’est-ce pas ? Car alors qu’adviendrait-il de moi ?

Il se sentait bien, maintenant. Il avait envie de parler. De meubler le silence qui pesait sur l’arrière-boutique, de couvrir les hululements de la tempête au-dehors. Il tira sur ses bretelles et entama l’un de ces dialogues imaginaires auquel ses pensionnaires étaient habitués. Il s’adressait à l’un, puis à l’autre, prenant à témoin celui-ci pour complimenter celle-là. Il leur prêtait tantôt une expression, un air, une moue, un froncement de sourcils qui le ravissaient et lui donnaient matière à réparties loufoques et élucubrations grotesques.

Et les ombres troubles de l’atelier semblaient se prendre au jeu et danser d’incertaines farandoles sur les figures joufflues, dessinant ici une coquetterie, plus loin un sourire ou une grimace. Maître de ses sujets, il distribuait avec un petit air suffisant des réprimandes et des satisfecit auxquels sa cour de pantins n’opposait qu’un silence admiratif.

Lorsqu’il eut la bouche trop sèche pour continuer son réjouissant numéro, il repoussa son tabouret et s’étira.

— Rien qu’un instant, mes très chers, mais papa va s’octroyer une douceur avant de monter se coucher…

Il ajouta après une hésitation :

— Et puis, nos autres amis pourraient trouver à redire que je les néglige ainsi, n’est-ce pas ? Je vais leur souhaiter le bonsoir à eux aussi. Mais avant…

Avant, il avait envie d’un café. Oui, d’un excellent café, peut-être corsé d’un soupçon de gnôle. Il avait sauté le dîner, et son ventre vide gargouillait pour réclamer un peu d’attention. Il ignorait l’heure qu’il pouvait être. Tard, sans aucun doute. Sa montre s’était arrêtée, comme toujours. Il était nettement moins bon horloger que fabricant d’automates, c’était clair.

Il passa dans la cuisine – une vieille cuisine toute délabrée – en secouant frileusement ses épaules voûtées. Ce maudit vent avait dû trouver moyen de s’infiltrer dans l’échoppe. Il faisait si froid, tout d’un coup…

Le thermos électrique patientait sur le rebord de la table depuis un bon bout de temps. Son œil rouge veillait dans la pénombre. Eisenbaum le débrancha et se servit une rasade dans un gobelet en ajoutant un doigt de kirsh au fond, presque malgré lui. Parce que c’était ainsi qu’il le préférait et que le docteur pouvait aller au diable avec ses prescriptions inhumaines.

Il sirota la mixture en laissant son regard s’attarder sur les jambes, les bras, les têtes et autres organes annexes d’un réalisme saisissant qui pendaient en désordre du plafond telles des stalactites torturées. Certains étaient secs, d’autres pas. Il stockait tous ses moulages ici. La température relevée de quelques degrés par l’usage permanent de la cuisinière était quasiment idéale.

Et lui, il habitait là aussi, parmi ses pensionnaires, tâchant tant bien que mal de préserver l’exiguïté sans cesse menacée de son espace vital. Son maigre logis se confondait avec le leur. Il dormait dans une petite pièce à l’étage, partageant la surface au sol avec un bataillon d’automates de toutes tailles et de tous styles. Par chance, il parvenait à en vendre quelques-uns de temps en temps. Ces séparations lui brisaient toujours le cœur, mais enfin il gagnait ainsi un peu d’argent et de place. Une place vite comblée…

Le nouvel assaut d’une bourrasque contre la devanture du magasin fut cette fois ponctué par un bris de verre retentissant. Vite, Eisenbaum reposa son gobelet et traversa le couloir de sa démarche claudicante en blasphémant à voix basse. Il blasphémait souvent, mais seulement lorsqu’il était seul. Il ne lui serait jamais venu à l’idée de se montrer grossier devant ses pensionnaires.

Il suivit le couloir dans le rai de lumière qui s’échappait de l’atelier et s’arrêta sur le seuil de la boutique plongée dans l’obscurité. La clarté des réverbères lustrait la vitrine d’un voile opalescent sur lequel se découpaient en ombres chinoises les profils de plâtre et de cire les plus disparates, les plus absurdes.

Eisenbaum sentit de l’air frais et en conclut qu’un carreau avait dû céder sous les coups de boutoir du vent. Un craquement de verre se produisit sous ses sandales, confirmant ses appréhensions. Mais il n’y voyait goutte. Il se dirigea à tâtons vers le commutateur pour évaluer les dégâts avec précision. Mais sacré nom, où était ce commutateur. Sa main rampa le long du mur sans parvenir à… Voilà. Le voilà. Mais c’est en vain qu’il fit cliqueter le bouton. L’orage avait dû faire sauter les plombs. Ou peut-être était-ce une panne généralisée. Cela se produisait fréquemment dans ce quartier déplumé du Lower East Side, à cause de la vétusté des installations et du manque d’entretien.

Eisenbaum jura d’une voix étouffée. Il mit les bras devant lui et partit chercher une lampe au fond du tiroir-caisse. Il se cogna au passage et se mit à siffler comme un serpent en colère. L’échoppe n’était pas grande, de sorte qu’automates et autres bibelots s’entassaient jusqu’au plafond par la magie d’un équilibre subtil. Le moindre faux mouvement pouvait déclencher une catastrophe.

Le vieux juif s’empara de sa torche électrique. Elle marchait mal. Il dut la secouer vigoureusement pour obtenir un maigre faisceau de lumière qu’il fit courir sur les visages de cire pensifs, avant d’inspecter la devanture. Il s’en voulait d’avoir négligé d’abaisser le rideau après la fermeture. Il laissa échapper un juron. La porte d’entrée était fracassée et battait d’une façon sinistre. Voilà pourquoi le plancher était jonché d’éclats de verre ! Eisenbaum laissa échapper un geignement en songeant qu’il lui faudrait encore appeler ce vitrier goy si cher et si désagréable demain matin, et puis aussi convaincre l’assurance et encore…

Pourquoi fallait-il que ce soit toujours sa vitrine ?

Sacré nom… Il se demanda où trouver de quoi colmater cette brèche. Il passa la tête au-dehors, dans l’espoir de découvrir le projectile responsable de son malheur. Mais il n’en vit aucun. Impossible de percer la nuit au-delà du cercle blême distillé par l’unique réverbère. S’agissait-il d’une malveillance ? Ça ne serait pas la première fois. Il leva un poing vengeur. Mais si quelqu’un se tenait tapi là, les ténèbres du vieux quartier ne le révélèrent pas.

Une violente bourrasque le fit battre en retraite. Il blasphéma à nouveau. Ses cheveux gris s’entortillaient sur son crâne comme des torchons essorés par une lavandière musclée. Les automates vacillaient sur leurs socles, donnant d’impression de vouloir s’en arracher et se laisser emporter par la tourmente. Ceux qui étaient suspendus en l’air s’entrechoquaient, comme pris de folie. Les étalages grinçaient dangereusement. Des bibelots roulaient déjà sur le sol. Dehors, l’enseigne gémissait sans discontinuer. Les stores s’agitaient frénétiquement.

Eisenbaum prit peur. Et si quelqu’un était entré à son insu ?

Cette pensée le fit frissonner des pieds à la tête. Il projeta le faisceau incertain de sa lampe au-dessus de sa tête. Toutes ces figures blêmes penchées vers lui, ces regards fixes et évasifs, tournés vers des rêves intérieurs et inaccessibles. Mais pourquoi diable cette pensée ? Est-ce qu’il allait se mettre à craindre ses propres créatures, à présent ?

Il plissa les paupières derrière ses besicles pour mieux sonder les physionomies de cire. Pourquoi cette brusque inquiétude ? Ces êtres étaient sortis de son imagination à lui. Il les avaient façonnés de ses propres mains. Et voilà maintenant qu’il les observait avec méfiance. Hostilité, même. Comme s’il découvrait soudain leurs vrais visages, des visages torturés par la haine et la rancœur. Était-ce possible ? Devenait-il fou ? Il se sentit irradié par une de ces angoisses qui ne peuplent que les cauchemars. Il eut envie de crier : « QUI EST LÀ ? » et ne trouva même pas la force d’articuler ces trois syllabes. Désespéré, il cherchait une figure amicale, un regard réconfortant… Voyons, voyons… Mon cher Joueur de Flûte, ma séduisante Geisha, et vous mon ami, l’Avaleur de Sabres, comment… Mais dites-moi ce que…

Quelque part, une comptine de boîte à musique déroula soudain sa mélodie puérile. Incongrue. Comme pour répondre à un signal, les autres mécanismes s’enclenchèrent les uns après les autres, formant une cacophonie diabolique. Eisenbaum se boucha les oreilles. Ses besicles glissèrent de son nez et s’écrasèrent par terre. Il voulut les ramasser. Un tambour-major s’abattit devant lui, les réduisant en miettes.

— Par pitié ! s’entendit-il glapir enfin d’une voix chevrotante. Par pitié, mes amis, je vous en supplie. Mais qui est là ? Qui est entré ?

Mais il avait beau se retourner en tous sens, le faible rayon de sa lampe ne butait que sur des regards glacés et moqueurs. Étrangers. Et là, parmi cette forêt de figures sardoniques, il décela un faciès grotesque et ricanant, ravagé par une cruauté sans nom, dont la vue manqua le faire défaillir.

— Himlische Gott ! Pas toi ! Tu n’as pas pu revenir… Tu n’es pas…

Il recula mécaniquement, braquant devant lui sa lampe comme s’il s’agissait d’un talisman exorciste. Mais la vision s’était déjà évanouie. La lumière faiblit. Il ne voulait pas du noir. Non, non pas le noir ! Des petites mains de cire froide se posèrent sur ses épaules. Il se débattit pour échapper à leur contact, ce contact qu’il savourait d’ordinaire avec délectation… Mais ce fut pour glisser dans d’autres étreintes devenues tout aussi intolérables. Les automates semblaient s’amuser de lui. Ils l’attrapaient, puis le repoussaient au milieu de leur cercle toujours plus étroit, toujours plus menaçant. L’effrayant concert de grincements atteignit son paroxysme… Les mécanismes étaient devenus comme fous.

Puis soudain le silence.

Un de ces silences qui suivent les arrêts de mort.

Eisenbaum eut le pressentiment que les créatures venaient de le juger dans leur âme. Il appela faiblement à l’aide, cherchant à battre en retraite. Mais dans son affolement, il trébucha. Sa torche électrique roula sur le sol. Il tomba à genoux avec un cri étouffé. Sa tête heurta le socle de l’Avaleur de Sabres. Il se mit à geindre.

Privé de ses lunettes dans cette pénombre, il ne distinguait plus que des silhouettes fantomatiques aux ondulations bizarres. Son cœur cognait si fort qu’il semblait sur le point de se briser en miettes. Il se redressa à tâtons. Une terrible douleur fulgura dans sa main. Il poussa un cri affreux et retomba en arrière, considérant avec stupeur le moignon sanglant qu’était devenu son pouce. Quelque chose venait de lui trancher un doigt ! Des larmes lui montèrent aux yeux. Qui avait pu ? Qui ?

Il croisa soudain le regard cruel et sans pitié de l’Avaleur de Sabres penché au-dessus de lui. L’automate avait abandonné sa posture habituelle. Il ne tenait plus son épée miniature à la verticale de sa bouche ouverte, mais pointée dans sa direction, encore dégoulinante de sang…

Eisenbaum laissa échapper un couinement.

« Je me suis endormi ! se surprit-il à penser. Je me suis endormi et je dois me réveiller… Il le faut ! »

Autour de lui, les autres poupées se mirent à soupirer doucement. Le Joueur de Flûte souffla dans son instrument et la Geisha se mit à danser en baissant modestement la tête…

Du fond de l’atelier s’élevèrent les accents tristes d’un violon, et le vieux juif en conçut une profonde détresse.

— C’est encore toi ! vociféra-t-il. Va-t’en ! Retourne d’où tu viens ! Tu n’es plus rien pour moi !

En réponse, un rire hideux surgi de nulle part le fit frémir des pieds à la tête. Mais il poursuivit, soudain animé par le courage du désespoir :

— Je sais ce que tu es venu chercher. Mais tu ne l’auras pas. Oh non ! Tu es un maudit.

Il se retourna.

L’Avaleur de Sabres avait abandonné son tréteau et se tenait sur le rebord de la table, ses petites jambes battant dans le vide. Il jouait négligemment avec sa lame, sans cesser de fixer le vieil homme. Eisenbaum partit d’un ricanement sec.

— Tu n’auras rien de moi. Cette mascarade est inutile.

Il n’avait pas achevé sa phrase que le montreur de foire lui plongea son sabre en pleine gorge. Eisenbaum tomba en arrière avec un râle, parcouru d’affreux spasmes d’agonie. Il sentit glisser sur lui d’innombrables petites mains froides, ces petites mains de cire tant aimées… qui maîtrisaient ses mouvements désordonnés… L’Avaleur de Sabres grimpa sur sa poitrine et retira son épée. Eisenbaum poussa un geignement aigu. Le sang coulait à flots de la blessure. Il murmura une supplication. Le pantin lui sourit avec compréhension.

Avant de viser le cœur.