CHAPITRE XIII
— Ce fragment est d’une valeur inestimable. N’importe quel musée du monde casserait sa tirelire pour se l’offrir…
Dans le regard noisette de la jeune anthropologue dansait une lueur enthousiaste qui en disait plus long que tous les discours. Elle avait procédé à quelques tests chimiques dans les laboratoires du bâtiment. Graymes avait observé ces manipulations scientifiques non sans inquiétude. Malgré les assurances de Debbie, il redoutait qu’un incident n’abîme sa précieuse trouvaille. Il la récupéra avec un soulagement évident.
— Ce pourrait être un fragment du Livre des Signes, pas vrai ?
Debbie alluma une cigarette, sceptique.
— C’est de la superstition, Ben. Un tel livre n’a jamais existé. C’est une légende.
Un sourire retroussa les lèvres de Graymes.
— Il existe, affirma-t-il. Peu de temps avant sa mort, mon vieux maître John Neery m’a affirmé avoir eu le privilège de l’admirer à Jérusalem, où il serait présentement conservé dans le plus grand secret. C’était il y a bien longtemps. Je me souviens qu’il avait été frappé par le fait qu’un morceau manquait à cette tablette… Une légende veut qu’elle ait été autrefois brisée pendant l’affrontement de deux clans qui revendiquaient cet héritage après la mort du roi Salomon.
— Et tu penses que ce fragment serait…
— Le Verbe de Vie, sans aucun doute, qui a traversé les âges jusqu’à nous. La formule de la fabrication des hommes transmises aux Initiés par Dieu lui-même. Sais-tu bien quel serait le pouvoir d’un maître de l’Art, si ce fragment tombait entre ses mains ? Le pouvoir de donner la vie à tout objet de son choix.
Debbie Harriman dévisagea son compagnon avec effroi.
— Tu ne parles pas sérieusement ? Comment t’es-tu procuré cette pierre ?
— C’est une histoire étrange et compliquée…
Il se tourna lentement vers la porte, comme si quelque bruit suspect lui était parvenu, avant de poursuivre :
— La nuit dernière, des meurtres ont été commis dans Loisada. Deux gamins ont été retrouvés morts chez un rabbi, lequel rabbi a disparu dans la nature. Quelques heures plus tard, c’est un fabricant d’automates qui a été sauvagement assassiné dans sa boutique. Son nom était Eisenbaum. J’ai découvert ce fragment soigneusement caché dans sa cave, protégé par des enchantements anciens. Ne te force pas pour me croire. Je te dis seulement ce que j’ai trouvé. J’ai le sentiment que ces deux affaires sont liées. On m’avait prévenu que quelque chose se passerait bientôt. De là à penser que…
— Qui a pu commettre ces atrocités ?
— Celui qui cherche à s’emparer du Verbe. J’ignore son identité. Mais pourtant…
Debbie frissonna subitement.
— Viens, il est tard. Nous devons être les derniers.
Graymes acquiesça. Même s’il n’en avait rien dit, lui aussi avait senti le courant d’air froid dans la pièce. Il dissimula le fragment dans une poche intérieure de son manteau.
Dehors, la nuit était déjà tombée. Les couloirs étaient maintenant déserts. Ils se hâtèrent vers les escaliers, poussés par une sorte de pressentiment. Graymes n’aimait pas les ombres qui s’étendaient sur le campus, ce soir. Ils traversèrent la pelouse au petit trot et, quelques instants plus tard, rejoignirent une Mazda beige toute cabossée à l’angle de West 106.
— C’est stupide ! lança Debbie, tout essoufflée. Pourquoi court-on ?
— Pour l’exercice, mentit Graymes avec un coup d’œil furtif par-dessus son épaule.
— Je nous raccompagne ?
Elle le regardait droit dans les yeux. Il fit mine de regarder la couleur du ciel, avant de répondre :
— Si tu roules à moins de 60.
— À ce que je vois, tu n’as pas mis ton absence à profit pour apprendre à conduire, répondit-elle gaiement.