CHAPITRE XV

Un paysage gris et tourmenté. Un enchevêtrement dru de plaques rocheuses qui pointait vers le ciel bas ses saillies hargneuses, à la frontière de vallées encaissées et austères. Des nappes brumeuses qui flottaient au-dessus de marécages méphitiques. Des plaines crevassées comme au premier jour du monde qui dévalaient en direction d’un océan encore rougi par les luttes antinomiques de la braise et de l’eau.

Graymes survolait cette contrée tel un aigle se laissant porter par le vent. Il scrutait les failles qui s’élargissaient, loin en dessous de ses ailes d’ombre, avec le sentiment qu’une modification d’importance était survenue depuis son dernier passage. Le mouvement qu’il avait déjà décelé sous la croûte d’argile à peine refroidie, ce mouvement pernicieux qui hantait les entrailles de ce monde primitif était en quelque sorte devenu plus dense ; il avait pris en force, en agressivité.

Une créature était née du frémissement de la tourbe en fusion, qui lui vouait une haine sans merci. Graymes pouvait sentir peser sur lui son regard meurtrier. Mais il avait beau guetter, il ne voyait rien. Pourtant, il sentait la menace se rapprocher insidieusement, instant après instant.

Graymes décida de perdre de l’altitude. Il se laissa tomber comme une pierre, puis se rétablit sur la crête des grandes vagues sombres qui heurtaient la grève avec fracas. Tous ses sens étaient en éveil. Il lui fallait contraindre son adversaire à quitter son gîte, pour l’affronter en zone claire.

— Bonsoir, Maître…

Il explora les déserts de tuf aux arêtes saillantes et les précipices agités de vapeurs troubles, rasant ce sol neuf, encore lacéré par les luttes titanesques qui avaient présidé à sa conception. Il passa de vallée en vallée, de montagne en montagne. Toujours cherchant…

L’énorme main d’argile boueuse jaillit soudain d’une faille en dessous de lui, tel un animal avide aux tentacules crochus, et se referma sur son corps avec un craquement hideux…

— Maître…

Ben Graymes s’ébroua et considéra le petit bonhomme au faciès grimaçant qui le regardait par en dessous avec un mélange de curiosité et d’effroi. Il cligna des yeux et essuya d’un revers de main la sueur malsaine et glacée qui baignait sa nuque. Il se sentait glacé d’effroi. Il se rappelait être descendu de l’autobus et avoir traversé le Park rongé par les ombres griffues. Puis arrivé devant l’entrée est, sur le lieu de son rendez-vous, c’était comme si la réalité s’était effacée devant cette vision obsédante.

— Maître, vous m’avez convoqué et je suis là, devant vous… Quelque chose qui ne va pas ?

— Si. Tout va très bien, crapaud de l’enfer.

Il jeta un regard investigateur autour de lui.

— Vous n’allez pas bien, Maître, murmura Hatto Goffon avec une compassion feinte. Pas bien du tout…

— Ne t’occupe pas de ça, répondit Graymes en s’efforçant de chasser les dernières lucioles ténébreuses qui dansaient encore devant ses yeux.

— Ainsi vous êtes allé chez ce vieux fou d’Eisenbaum et vous avez percé son secret… Personne d’autre que vous ne pouvait y parvenir. Sûr. Bien joué, Maître… Bien joué. Le fragment, dites, vous l’avez ? Il existait, n’est-ce pas, protégé par les vieilles magies juives…

— Tu n’es qu’une répugnante fripouille. Ainsi c’était cela, ton plan ? C’était donc la raison de tant de prévenance ? Me faire arracher le Verbe de Vie à sa tombe. Pour t’en emparer ? Toi, cul de démon ?

— Le Maître aime plaisanter. Oui, oui… Il aime plaisanter aux dépens du pauvre Hatto Goffon. Comment pourrais-je, moi qui n’ai ni pouvoir, ni savoir ?

— Mais bien assez d’envie. J’ai le fragment. Il est en sécurité. Personne n’y touchera.

— Le Maître va devenir puissant, maintenant. Si puissant… Mais que le Maître prenne bien garde. Bien garde, oui. Quelque chose rôde près de lui qui…

Il referma son poing minuscule en faisant craquer ses phalanges de façon significative.

— Oui, je sais.

Au-dessus d’eux, un murmure étrange passa dans les arbres. Le vent, sans doute. Le vent de cette nuit froide et venteuse.

— Je suis de taille à me défendre, mais toi, parle-moi d’Isaac Fischer…

— Fischer ?

— Oui, le rabbi qui a pris la fuite après qu’on a découvert deux gamins réduits en bouillie chez lui.

— Goffon se souvient, maintenant. Oui, pauvre rabbi. Personne sait où il est. Caché. Quelque part.

— Il n’a tué personne. J’ai l’impression qu’il a voulu rester libre de ses mouvements. Pour prévenir quelqu’un d’un danger… Et ce quelqu’un devait être Eisenbaum. Ce n’est pas ton impression, chiure de vipère ?

— Comment savoir, Maître ? Drôles de choses il se passe en ce moment…

— C’est toi qui m’as mis sur la piste. Tu vas maintenant devoir m’aider jusqu’au bout… Où est Fischer ?

— Dangereux. Dangereux, Maître. Le pauvre Hatto Goffon pas sav…

— Eisenbaum n’était pas ce qu’il prétendait. Il pratiquait des rites anciens. C’était un sorcier. Et tu le savais… Plus question de garder tes renseignements pour toi.

— Ah, oui, le vieux schlemiel ! Le Verbe de Vie… Il le tenait bien caché. Bientôt, des choses inertes se mettront à remuer. Ici, à New York. Oui, et les rabbis devront laver les murs de leurs larmes, oui, oui…

Graymes saisit brutalement le messager par le col, quoique ce contact lui répugne assez, et il le souleva du sol jusqu’à mettre ses yeux à hauteur des siens. Terrorisé, Hatto Goffon brailla comme un goret.

— Tu dois cracher, maintenant. Sans quoi je vais t’arranger de telle sorte que tu regretteras ta laideur d’aujourd’hui.

— Maître ! Docteur ! Je sais que vous êtes un « mavin », un expert de toutes ces choses. Il ne faut pas faire de mal au pauvre Goffon, Non, non. Goffon pouvoir encore aider, vous savez ? Il y a longtemps, on racontait partout qu’Eisenbaum possédait un secret, qu’il se livrait à la magie dans sa boutique. À des kitchoufs, des sortilèges… Personne ne sait vraiment quelque chose. Sauf les rabbis. Les rabbis sont complices. Ce Fischer et peut-être… peut-être Assi Lehmann, lui-même !

— Le grand rabbin de New York ?

— Mais ils ne diront rien. Non. Ils ont peur. Les fous.

— Je connais Lehmann. J’irai le trouver. Mais qui rôde derrière moi ? Qui est le responsable de tout, le sais-tu ?

Hatto Goffon eut une mimique pitoyable. Écœurante. Graymes serra plus fort encore ses doigts autour de son cou, le conduisant presque au bord de l’asphyxie.

— La synagogue de Crescent Street, Maître, lâcha-t-il enfin dans un râle. Fischer habite juste en face. Il avait pour mission de la surveiller. Il s’est passé là-bas quelque chose, il y a longtemps. Oui quelque chose d’affreux…

— L’ancienne synagogue de Crescent ? répéta pensivement Graymes, qui sentait les pièces éparses du puzzle s’assembler peu à peu dans son esprit.

Goffon poursuivit :

— Là-bas, une nuit, les rabbis ont enfermé le frère d’Eisenbaum. Ils l’ont enchaîné dans un caveau. Enchaîné vivant…