CHAPITRE XXVI

Sitôt qu’il vit la haute silhouette tourner l’angle du quai, Single écrasa sa cigarette sous son talon et sortit le riot-gun de derrière son dos. La nuit s’achevait presque et le froid était vif aux abords du fleuve. La brume remontait en aigrettes spectrales de l’estuaire.

— Est-il toujours là ? demanda Graymes.

— Il n’a pas bougé. Mais il est prêt à lever l’ancre. Trois hommes d’équipage, qui sont fichés chez nous pour divers trafics. Mais quant à savoir si votre homme se trouve à l’intérieur ou pas…

— Nous n’avons qu’un moyen de le savoir.

— Docteur, je pourrais lancer un appel radio et demander du secours.

— Pas de secours. C’est le moment de savoir si votre insigne vaut son poids de menaces…

Sans attendre davantage, il s’était faufilé dans l’ombre des grues. Single s’élança sur ses pas, tout en s’interrogeant sur l’opposition qu’ils risquaient fort de rencontrer. L’Esperanza tanguait doucement le long du wharf, moteur au ralenti, manifestement prête à lever l’ancre. L’irruption des deux hommes sur le pont provoqua une réaction épidermique de l’équipage. Des mains se tendirent vers les haches d’incendie, d’autres vers des revolvers. Single fit bruyamment jouer la culasse du fusil à pompe.

— Police, mains en l’air ! Tous à plat ventre, vite !

Profitant du flottement qui s’installait, Graymes investit sans attendre le poste de pilotage.

— À plat ventre, z’êtes sourds !

Les trois matelots obtempérèrent au ralenti, mâchoires crispées. Le désir de meurtre voilait leur regard. Single savait qu’à la première négligence, ils se jetteraient sur lui sans pitié. Aussi ne les perdit-il pas de vue un seul instant.

— Quelque chose, docteur ?

Il n’y eut pas de réponse.

Sans se démonter, Single lança deux paires de menottes aux comparses.

— Enfilez ça, c’est moi qui régale ! Et ça vous fait marrer, en plus ?

Le policier comprit trop tard ce qui les faisait ricaner. Une grande ombre tomba sur ses épaules. Il n’eut qu’à peine le temps de distinguer la chose qui se tenait derrière lui. On aurait dit un géant de pierre, sanglé dans une gabardine trop étroite. Un poing énorme, semblable à une masse d’armes, s’abattit sur son crâne. Il s’affaissa avec un couinement, complètement k.-o. Le riot-gun glissa à ses pieds. En une fraction de seconde, les hommes d’équipage s’en emparèrent. L’un d’eux fit mine de vouloir achever le blessé, mais la créature se rua vers lui et arracha le fusil de ses mains avant de le jeter à la mer.

— Partir, maintenant… Partir !

— Nulle part. Tu n’iras nulle part !

L’Inerte leva les yeux, saisi de stupeur.

Graymes se tenait debout sur le toit de la cabine, sa longue épée tirée. En un clin d’œil, il tomba parmi les marins, esquivant leurs coups grossiers sans difficulté. Il décrivit un terrible arc de cercle, les refoulant tous à la poupe. Puis un à un, il les accula contre le plat-bord et ils n’eurent plus d’autre solution que de sauter à l’eau pour sauver leur peau.

Aussitôt, il se retourna pour faire face à la créature.

Emeth arracha une hache d’incendie de son logement et la fit tournoyer au-dessus de sa tête.

— Ainsi… c’est toi… le docteur maigre !… L’ennemi…

— L’ennemi des Inertes, oui, tu peux en être sûr. Tu devras m’abattre. Pas d’autre moyen pour toi.

— J’ai… le Verbe de Vie. MAFTEAH, EMETH, ADONAI.

— Et moi la réponse, rétorqua Graymes. IANODA, HETEME, HAETFAM… Le Verbe inversé. Le Verbe de Mort !

Un rugissement de colère accueillit cette incantation. La créature se rua sur lui. La hache siffla à ses oreilles. Il s’écarta d’un grand bond de côté. Shör-Gavan brillait dans son poing. Emeth le considéra d’un regard empli d’une haine sans nom. Sa respiration devint rauque et sifflante. Il balança son grand corps en avant, tailladant l’air de sa hache. Cette fois, il rencontra l’opposition de la lame elfique. Une gerbe d’étincelles inonda les combattants. Massive et impressionnante, la créature dominait le démonologue de deux bonnes têtes, et pourtant celui-ci n’était pas un nain ! Sa force prodigieuse était toutefois handicapée par une certaine lenteur de déplacement que son adversaire savait parfaitement mettre à profit, lui qui avait pour atouts une agilité quasi surnaturelle, une science extrême du combat.

Ébranlés l’un comme l’autre par les coups terribles qu’il s’assenaient, ils durent se séparer pour reprendre leur souffle.

— Tu es mort, docteur… Je broierai tes chairs que je mêlerai à l’argile. Et tu deviendras… mon général d’armée !

Graymes laissa s’enrouler au coin de ses lèvres ce rictus si particulier qui laissait toujours présager le pire.

— Viens me prendre, d’abord.

Le géant abattit sa hache avec un grognement. Un morceau entier du plat-bord s’effondra dans les eaux noires du port. Graymes avait esquivé. Il décocha au passage une touche au flanc. La pointe traversa le tissu de la gabardine et s’enfonça de quelques centimètres dans une matière spongieuse, humide, qui n’était pas de la chair humaine… Emeth poussa un cri de surprise, plus que de douleur. Il chercha à riposter de toute ses forces. Vif comme une panthère, Graymes se fendit à l’horizontale et stria l’imper d’une seconde trace sombre. Mais cela n’entama pas davantage l’exceptionnelle vigueur du géant, qui semblait épargné par la souffrance et doué en outre d’une énergie inépuisable. Il devait savoir au bout du compte que le temps jouait en sa faveur, que l’homme se fatiguerait avant lui.

Un sourire vint étirer ses grosses lèvres.

— Renonce, docteur… Renonce… Et je te laisserai la vie… Tu n’entendras plus parler de moi… J’ai attendu ce moment si longtemps… Si longtemps sous la terre… Écoute !

Le tonnerre s’était mis à gronder au-dessus de leurs têtes. Des nervures aveuglantes parcouraient la nuit finissante.

— Tu entends ?… Ce qui n’est pas vie le devient à mon contact. Tu aurais tort de te mettre en travers de ma route. Tu ignores ce que je suis vraiment…

— Je sais ce que tu es vraiment. Depuis le début. Depuis la nuit où je t’ai suivi dans les ruelles…

— Je suis pressé, docteur… Ne t’obstine pas. Mes pantins t’ont blessé, je le sais… Dans la crypte… Tu vas faiblir… Et mourir…

En prononçant ces derniers mots, il exécuta une attaque plus prompte que les précédentes et, cette fois, Graymes rata son esquive d’une fraction de seconde. La hache frôla son épaule droite, lui arrachant un morceau de chair. Il poussa un glapissement animal. Déséquilibré, il partit heurter le plat-bord. Emeth se jeta aussitôt sur lui. Mais il n’avait pas lâché Shör-Gavan. Il la fit passer dans sa main gauche et obligea le géant à reculer. Dans le poing de celui-ci, la hache se brisa net…

Puisant dans ses ultimes ressources pour surmonter la douleur, Graymes le poursuivit sur le tillac, décrivant de larges moulinets. L’un d’eux frappa l’Inerte en pleine poitrine. Bousculé à son tour, Emeth dut cette fois battre en retraite. Il abandonna le navire, choisissant le quai comme nouveau terrain d’affrontement. Ce fut sa première erreur. Graymes s’empressa de trancher les amarres et leva une main en marmonnant un enchantement.

Au ralenti, le caboteur s’écarta du wharf et se mit à dériver jusqu’au beau milieu du fleuve. Hors de portée. La créature émit un rugissement de colère. Graymes atterrit devant lui, le regard en feu.

— Va te plaindre à ton agence de voyages.

Emeth écarta soudain les pans de sa gabardine et lui lança un pantin à la figure, encore un automate du vieil Eisenbaum. Mais celui-ci était nu et grossier. Il bondit sur le démonologue armé d’une longue aiguille. Surpris, Graymes n’eut que le temps de bloquer son bras et de le tordre. Malgré cela, la pointe eut le temps de dessiner une griffe écarlate sur sa joue gauche. De rage, il brisa net la poupée entre ses doigts et en jeta les débris à la mer.

Profitant de cet intermède, l’Inerte avait pris la fuite. Il eut juste le temps de voir disparaître sa silhouette grotesque en direction du pont de Brooklyn. Il sut qu’il ne devait pas le perdre à nouveau. Car alors d’autres Emeth, partout dans le monde, risqueraient de semer la terreur et la ruine. Les Inertes pourraient prendre leur revanche, concrétiser leur vieux rêve : supplanter l’espèce humaine et bâtir leur propre royaume. Car si prononcer les trois mots sacrés pouvait animer des marionnettes d’une vie temporaire et artificielle, les recopier sur une créature d’argile mouillée de sang humain, selon les rites anciens présidés par le talisman, ne créait rien de moins qu’un spécimen d’une race nouvelle et démoniaque !

Cela, Graymes le savait. Les rabbis aussi le savaient.

QUE NUL INERTE NY PUISSE PORTER LA MAIN

Tel était l’avertissement qu’Eisenbaum avait gravé sur le cachet protégeant son trésor. Il prenait à cette heure une résonance singulière. Terrifiante.

Graymes s’élança sur les talons de la créature. Son épaule était broyée par un étau de feu. La tête lui tournait. Seule une détermination farouche, désespérée, le poussait encore vers l’avant, secondant ses forces défaillantes. Il aperçut l’Inerte escalader un grillage. Par chance, il se déplaçait avec une gaucherie qui lui faisait progressivement perdre de son avance. Graymes s’enfonça dans le dédale des entrepôts avec la vélocité d’un grand loup maigre. De toute évidence, Emeth cherchait à se fondre à nouveau dans l’anonymat de la mégalopole. Voilà qu’il gravissait maintenant un escalier menant à la chaussée supérieure.

Graymes redoubla d’efforts, bondissant à travers les caisses de marchandises. Il savait qu’il ne devait pas lui laisser franchir le pont qui maintenant les surplombait de son impressionnante ossature de ciment.

La pluie recommença soudain à tomber dru et le vent à siffler rageusement.

Emeth avait presque atteint la chaussée où quelques voitures matinales commençaient à circuler. Il lança un poing rageur vers son poursuivant, puis chercha à allonger encore ses grandes enjambées. Mais sur le sol détrempé, il présuma de son adresse. Il perdit l’équilibre et s’affala sur la ligne jaune. Une camionnette le rasa, manquant de peu l’emboutir de plein fouet.

Graymes était déjà sur lui, l’épée levée. Emeth mit son bras en avant pour lui faire opposition. Le tranchant cisailla son poignet avec un affreux bruit mou. Sa main s’envola par-dessus le parapet et disparut dans la nuit. Une liqueur rosâtre s’échappa de la vilaine blessure. Le géant lâcha un rugissement de haine plus que de douleur, et repoussa Graymes d’un violent coup de pied en pleine poitrine. Profitant de ce que son adversaire roulait sur lui-même en comprimant son estomac, il bondit avec une extraordinaire détente et s’accrocha de sa main valide aux longs câbles d’acier qui tendent le célèbre pont. Puis avec une force prodigieuse, il entreprit de s’élancer vers le sommet du pylône.

Avec une hargne farouche, Graymes se jeta à sa suite, abandonnant manteau et épée qui auraient pu entraver ses mouvements. Le colosse se déplaçait avec l’agilité d’un grand primate, bien que physiquement diminué. Mais le démonologue le talonnait sans lui laisser le moindre espoir de trouver un salut quelconque dans les hauteurs de cette harpe gigantesque. À ce jeu de funambule mortel, il savait pouvoir rivaliser avec les araignées elles-mêmes.

Le premier, Emeth atteignit la cime battue par les vents, et sa terrible silhouette, dressée si haut au-dessus du fleuve, sembla défier la cité tout entière. Dans son unique poing levé brilla le Verbe de Vie. Graymes bondit sur ses épaules sans lui laisser le temps de l’utiliser. Ils s’enlacèrent dans un corps à corps titanesque et sans merci, tanguant dangereusement au-dessus du précipice obscur. Leur lutte hallucinante les conduisit à rouler embrassés sur le parapet, à l’extrême limite des appuis possibles. Graymes passa sous le corps de la créature, à demi étouffé par sa masse spectaculaire. Déjà, la moitié de son corps se balançait dans le vide. Alors qu’il sentait déjà l’ombre de la défaite rôder autour de lui, un élément imprévu vint à sa rescousse. Une rafale plus forte que les autres emporta soudain les cheveux d’Emeth, mettant à nu une hideuse inscription rouge gravée à même son crâne d’argile. Une inscription qui n’était autre que la réplique de la tablette…

Mafteah, Emeth, Adonaï… Les trois mots divins par lesquels Eisenbaum avait jadis donné la Vie à son frère factice, ces trois mots étaient cachés sous sa perruque ! Saisi d’une soudaine inspiration, Graymes planta ses longs doigts maigres dans la tête du monstre et laboura cruellement sa peau. Un sang gris lui inonda le visage. Emeth poussa un glapissement aberrant, comme traversé par une décharge électrique. Dans son regard passa le premier éclair de souffrance. Il se mit à chanceler. Sa main valide, qui tenait toujours le fragment de saphir, se desserra et laissa échapper sa proie dans le vide…

Graymes n’eut que le temps de plonger en avant pour le rattraper au vol… manquant de justesse basculer complètement ! Sentant la vie se retirer de lui, l’Inerte fut comme pris de folie furieuse. Il chercha à s’agripper au démonologue, à le repousser dans l’abîme. Mais celui-ci parvint cette fois à contenir son étreinte désordonnée, et, d’une rotation aussi brusque que désespérée, le fit basculer par-dessus lui…

Le vide l’aspira.

Son hurlement résonna longuement aux oreilles de Graymes qui contempla la forme grisâtre s’enfoncer dans les flots de la rivière, là-bas, tout en bas… Il n’osa pas croire qu’il venait de vaincre cette fois encore. Hébété, au bord de l’épuisement, il dut rester un long moment sur le dos, serrant convulsivement le Verbe de Vie contre lui.

L’aube le trouva ainsi, étendu, son visage strié de blessures tourné vers le ciel, comme s’il y cherchait la réponse aux questions qui troublaient son âme. Son âme… Un petit rire sardonique lui échappa, presque malgré lui.

La pluie avait cessé.

L’orage s’était enfui avec la nuit…