CHAPITRE V

Le Dr Ebenezer Graymes avait abaissé son regard pénétrant sur l’étrange personnage qui se tenait devant lui en affectant une attitude humble et révérencieuse. Sa silhouette grotesque et voûtée inspirait moins de dégoût que l’expression de duplicité peinte en permanence sur son vilain faciès de batracien. Il soumit ainsi plusieurs secondes son visiteur à cet examen, avant de laisser tomber deux glaçons dans son verre de gin.

« – Tu n’es qu’une sombre crapule. Tu m’as déjà attiré dans des pièges par le passé… »

« – Mais je vous ai aussi servi, Maître. Est-ce que je ne suis pas un peu vos yeux et vos oreilles ? »

« – Tu es surtout une langue. Une langue trop longue. »

« – Le pauvre Hatto Goffon est bien triste que vous lui parliez si durement, Maître… »

Graymes jeta un coup d’œil au-dehors. La nuit tombait sur East River. C’était l’heure qu’il préférait, celle où il aimait jeter son manteau sur ses épaules et parcourir la ville au hasard de son instinct. Il y avait du prédateur en lui, et sans doute pire encore. C’est ce que Goffon dut penser en singeant la plus parfaite – la plus abjecte – des soumissions.

Graymes se retourna vers lui et dut subir à nouveau ce regard inquiétant qu’il détestait.

« – Je suis en train de me demander quel bénéfice tu tires de tout ceci. »

« – Goffon ne fait que servir. Servir… Maître… »

« – Qu’attends-tu que je fasse ? »

« – Mais, Maître, je pensais… Enfin… Cette agitation dans le quartier juif depuis quelque temps… Les bavardages des rabbis, leur air de conspirateurs… Est-ce que cela n’annonce pas un événement inquiétant et digne de votre intérêt ? »

« – Ce n’est peut-être que le temps… Cette pluie qui n’en finit plus ? »

« – Non, non… Il se trame quelque chose, Goffon sait, Goffon est sûr. »

« – Tu n’as jamais aimé les rabbis, et voilà soudain que tu te mêles de les espionner ? »

« – Non, jamais aimés. Non, bien sûr. Mais j’ai pensé que cela pouvait vous intéresser. Goffon bien trompé. Goffon bien triste. »

Graymes éclata d’un petit rire sec.

« – Ce que tu trames dans ton petit cerveau tordu, je le découvrirai, tu peux me faire confiance. »

Un sourire réjoui étira la lippe répugnante de l’étrange messager.

« – Alors vous irez ? »

« – Cette nuit même. »

Goffon se frotta les mains. Il semblait presque étonné lui-même de la facilité avec laquelle il avait convaincu le démonologue.

« – C’est l’époque des esprits de l’air et de l’eau, Maître, prenez bien garde. Couvrez-vous ! »

« – Je me fous des esprits, répondit sèchement Graymes. Mais j’irai compter tes tripes avec mes doigts si tu essaies de me tromper. »