CHAPITRE IV

Depuis plus d’une heure, la haute silhouette se dressait au sommet de l’immeuble qui forme l’angle d’Orchard Street et de Grand, perchée au-dessus du vide tel un vautour bravant la tempête. Engoncé dans un macfarlane démodé, un chapeau à larges bords tombant sur son front étroit, l’homme offrait son visage émacié à la pluie et au vent. Indifférent aux intempéries, il semblait somnoler, perdu dans une profonde méditation.

Un éclair sillonna le ciel noir au-dessus de lui.

L’homme rouvrit subitement les yeux.

Le décor n’avait guère changé. Les ruelles tortueuses s’enlaçaient toujours à ses pieds, charriant des torrents de boue et de détritus. Les maisons figées s’étaient comme recroquevillées les unes contre les autres. Les spectres de brume dansaient une sarabande infernale sur les toits. Pourtant, quelque chose s’était passé. La tempête était maintenant chargée d’un parfum de mort et de maléfice. Un danger s’était glissé dans le vieux labyrinthe du Lower. Un danger dont l’émanation délétère, pernicieuse, était arrivée jusqu’à lui avec une force effrayante. Ce qu’il avait redouté depuis trois nuits s’était donc finalement produit.

Ben Graymes s’ébroua. Déjà l’impression s’effaçait. Mais il savait n’avoir pas été le jouet de son imagination. Il courut jusqu’à l’échelle d’incendie et se laissa glisser dans la cour arrière avec une agilité diabolique. D’un bond, il enjamba une palissade et s’élança droit devant lui dans le dédale des venelles, se laissant guider par son instinct. Il se déplaçait d’une façon un peu étrange, sur la pointe des pieds, touchant à peine le sol. Tout juste s’il laissait une empreinte derrière lui…

Il connaissait bien les replis sinueux et sombres du vieux quartier. Il s’enfonça dans la clarté trouble et clairsemée des réverbères crasseux, longeant les murs dégoulinant d’humidité. Il humait l’air à la façon d’un animal qui poursuit une trace. Au détour d’un passage presque transformé en torrent, il eut la mauvaise surprise de voir deux gaillards à l’air peu commode se matérialiser devant lui. Eux se poussèrent du coude en l’apercevant et se mirent à rire.

— Merde, vise un peu le péquenot ! Hé ! connard, où t’as laissé ton cheval ?

— T’as ramé pour arriver jusque-là ?

Ben Graymes laissa son regard aller de l’un à l’autre. Des petites frappes. Des Latinos poussés par le vent au-delà de leur territoire habituel qui s’étendait plus à l’ouest. La nuit avait dû être maigre pour qu’ils osent s’aventurer si loin de leurs bases et par un temps pareil. Ils étaient trempés dans leurs boots comme des chats rescapés de la noyade. Seuls leur mine goguenarde et les couteaux qu’ils pointaient maintenant à l’horizontale ne prêtaient pas à rire.

Pour eux, ce grand type décharné constituait un gibier inespéré, à cette heure tardive. C’était presque trop beau. Ils avaient fini par croire qu’il n’existait plus de Blanc assez stupide pour flâner dans ce coupe-gorge de Loisada après la nuit tombée.

— Aïe, Dios mio, Waspy… T’as fait tout ce chemin pour rien ! Amène le pognon. Dineros, tu comprends ?

— Laissez-moi passer. Je n’ai pas d’argent.

Et il disait la vérité. Il aurait volontiers sacrifié son maigre portefeuille pour en finir avec cet intermède fâcheux. Pendant ce temps, la « présence » s’éloignait hors d’atteinte. Mais il n’avait rien sur lui. Rien, sauf…

La mine des racketteurs s’allongea. Ce n’étaient pas des tendres. Ils appartenaient à la faune de prédateurs qui sévissait par tous les temps dans les recoins excentrés de la mégalopole. Ils étaient capables de l’égorger par simple jeu, juste pour voir la couleur de son sang.

— Je te conseille pas de faire le malin, croque-mort. Le fric, vite !

Ils firent danser leurs lames sous son nez de façon plus menaçante. Un sourire glacé se peignit alors sur ses lèvres presque inexistantes. Ses yeux clairs s’étrécirent à la façon des loups. Une soif de meurtre qu’il connaissait bien se mit à sourdre en lui.

— Rigole, connard, on va te planter. On va te planter, tu sens ça ?

Graymes vit le couteau partir vers sa gorge avant que le geste en soit esquissé. Il recula d’un bond, souleva un pan de son manteau comme une grande aile noire. Il y eut un éclair blafard et sa main reparut armée d’une longue épée. Son geste avait été si prompt qu’un réflexe de stupeur immobilisa ses adversaires. En comparaison, leurs surins ressemblaient maintenant à des pique-olives. Ils fixaient d’un air hébété l’arme anachronique sur laquelle dansaient d’étranges figures lumineuses, tels des lapins fascinés par l’ondoiement d’un cobra prêt à les dévorer.

Graymes profita de ce flottement pour pousser son avantage. Avec une vivacité phénoménale, il décrivit un moulinet étincelant qui fendit l’air avec un sifflement sauvage. Il se mouvait comme un feu follet, doué d’une souplesse qui le rendait capable des combinaisons les plus audacieuses. Cette démonstration d’authentique duelliste fit perdre à ses agresseurs beaucoup de leur superbe. L’acier bleuté commençait à chanter dangereusement à leurs oreilles. Ils durent battre en retraite, se protégeant tant bien que mal avec leurs couteaux. Graymes les brisa net et envoya les débris rouler dans le caniveau.

L’un des deux parvint à détaler, mais l’autre, dans sa précipitation, s’affala dans la boue. Avant qu’il n’ait eu le temps d’esquisser un geste pour se relever, Graymes posait déjà un pied sur sa poitrine, piquant la pointe de son épée contre sa glotte. Il le toisa avec un sourire carnassier.

— Tu es loin de chez toi, laissa-t-il tomber. Loin de tes bases.

Le jeune Porto-Ricain était devenu livide. Il transpirait en roulant des yeux effarés. Il aurait suffi que l’épée s’enfonce d’un petit centimètre pour que tout soit fini. Graymes dut se faire violence pour ne pas le clouer sur le pavé. Il laissa s’écouler quelques secondes. D’interminables secondes, durant lesquelles la petite frappe sentit passer sur elle l’aile de la mort. Puis il écarta son arme. Comme à regret.

— Tire-toi d’ici, Spiky !

L’autre ne se le fit pas répéter. Il glissa promptement sur ses fesses et disparut dans les vapeurs d’égouts. Graymes rengaina l’épée dans la doublure de son manteau en crachant un juron. La piste. Il avait perdu la piste, maintenant. Pourtant, il se remit en chasse, aiguillonné par le pressentiment d’une catastrophe. Quelques minutes plus tard, il déboucha dans le quartier des brocanteurs juifs. Il remonta Charlton à petites foulées, inspectant chaque recoin, chaque impasse. Son attention fut soudain attirée par une boutique d’automates dont l’enseigne métallique gémissait de façon funèbre. Il s’avisa que la porte d’entrée en était fracassée, comme si une main géante…

Son cœur battit plus vite.

L’émanation qu’il avait captée tout à l’heure était de nouveau perceptible. Il avait retrouvé la trace.