CHAPITRE X

Un instant plus tard, les deux hommes roulaient dans First Avenue. Graymes avait fermé un œil et examinait avec attention la longue lame bleutée qui lui avait été rendue. Rassuré, il l’essuya méticuleusement avec un pan de son manteau en secouant la tête.

— Ces imbéciles ne respectent rien, soupira-t-il.

— Vous jouez avec le feu, docteur ! remarqua aigrement Single en tournant dans la Quatrième Est. Un jour, vous irez vous fourrer dans un foutu merdier, et alors…

Graymes se tourna vers son compagnon avec une expression de sympathie moqueuse :

— Voyons, Single, vous savez bien ce que je suis. Un chasseur. Et vous savez aussi ce que je chasse, pas vrai ?

— Bon. Et que chassiez-vous dans Charlton, cette nuit ?

— Je voudrais bien le savoir.

— Vraiment ?

— Vous venez de rater le Bowery.

— J’ai remarqué, ricana Single.

— Nous n’allons pas chez moi ?

— Non, nous retournons à la boutique d’Eisenbaum. J’ai dans l’idée que vos dons pourront m’être utiles. J’ai une impression bizarre… Il se passe de drôles de choses dans ce quartier en ce moment, ce n’est pas votre avis ?

Graymes se renfrogna en faisant mine de caler sa longue rapière entre ses genoux.

— Vous ne me la ferez pas cette fois-ci, docteur… Que foutiez-vous chez ce fabricant d’automates au beau milieu de la nuit ? J’ai appris à vous connaître depuis ces derniers mois. Vous avez senti quelque chose, pas vrai ?

Le démonologue se racla la gorge et eut un geste évasif.

— Je ne sais pas.

— Vous vous fichez de moi ?

— Pas du tout, ami Single.

Single hocha la tête, dubitatif. Il savait par expérience qu’il était inutile de vouloir forcer les confidences de son compagnon. Graymes aimait entretenir le mystère.

— On m’a prévenu, confia soudain Graymes à l’issue d’un de ces longs silences dont il était coutumier. Et je me demande encore pourquoi. Des bruits couraient dans Loisada, ces derniers temps. J’ai voulu vérifier. J’ai abouti chez ce fabricant d’automates. Il était mort à mon arrivée.

— Je sais que vous ne l’avez pas tué. Vous aurez de quoi payer la caution ?

— L’or n’est pas un problème, répondit Graymes.

Et Single se demanda pourquoi il n’avait pas dit « argent ».

— De notre côté, Eisenbaum était sans histoire. Fiché nulle part, même au fisc. Mais je n’aime pas ça, docteur. On a ramassé trop de cadavres cette nuit dans le vieux quartier juif. D’abord les deux gamins qu’on a retrouvés assassinés chez ce rabbi. Et puis maintenant ce vieux fou qui…

— Quels gamins ? demanda Graymes, interloqué.

Single lui relata les tragiques événements qui s’étaient déroulés chez Isaac Fischer. Le démonologue parut vivement impressionné.

— Vous avez mis la main sur le rabbi ?

— Non, il a pris la fuite. Mais il n’ira pas loin. Il est recherché dans toute la ville.

— C’est vraiment curieux, non ? Un rabbi qui assassine ses ouailles et déguerpit comme s’il avait le diable aux fesses…

— Je sais. Mais il ne faut plus s’étonner de rien, docteur. Une seule chose ne colle pas, dans cette histoire. Il faut une sacrée vigueur pour parvenir à tordre complètement le cou à un jeune gars musclé comme l’était ce Ricky Goldman. D’autant qu’il a dû se débattre…

— Et je présume que votre rabbi n’est pas assez costaud pour accomplir ce petit prodige ?

— Dans le mille.

— S’il n’est pas le meurtrier, vous admettrez qu’il devait avoir des motifs bigrement importants pour courir le risque de passer pour le suspect numéro un…

— Bigrement, oui.

— Il se passe décidément de drôles de chose par ici.

— Votre avis ?

— Trop d’électricité dans l’air, répondit Graymes avec un soupir. L’orage ne nous lâchera pas avant trois jours au moins…

Single ne saisit pas le sens caché de ces propos et renonça à demander des éclaircissements. Ils se garèrent dans Orchard. Difficile de s’enfoncer dans le vieux quartier juif autrement qu’à pied. Les échoppes dépliaient leurs tentacules de soldes sur les trottoirs. Les fruits et légumes disputaient un bras de fer géopolitique avec les pyramides de delicatessen dont l’odeur acidulée se répandait partout. Les fatras de tissus bon marché alternaient avec les cartons de lingerie féminine, garantie fabrication clandestine autochtone.

Profitant de l’éclaircie, tout un petit monde bigarré se bousculait au milieu de la chaussée. On parlait porto-ricain, italien, voire chinois. Yiddish aussi, bien sûr. Parfois même anglais. Cette cacophonie cosmopolite ponctuée de cris racoleurs donnait à tout cela une savoureuse allure de souk. D’autant que là-dessus flottait le parfum envahissant des knishes et autres gâteries grasses, frelaté d’un zeste de marijuana sorti d’on ne savait où…

Graymes avait discrètement rengainé son épée dans la doublure de son manteau et emboîté le pas à son ami dans ce dédale coloré qu’il avait coutume de fréquenter. Comme Single marchait devant lui le long des façades vérolées, il put à son insu griffonner un message et le tendre au passage à un maraîcher rigolard qui le fit disparaître dans sa poche tout aussi rapidement. Il y eut un clin d’œil d’échangé. Et le démonologue poursuivit son chemin, mine de rien. En deux enjambées, il avait rejoint le policier à l’angle de Charlton.

— A-t-on dérobé quelque chose dans la boutique ? s’enquit-il soudain.

— Non. L’argent est dans la caisse. En revanche, tout a été mis sens dessus dessous dans l’atelier. Une vraie tornade. Allons, docteur, ce n’est rien d’autre qu’un crime crapuleux, comme il s’en commet des dizaines chaque nuit… Rien de surnaturel là-dedans !

— Je n’en suis pas aussi sûr, rétorqua Graymes, acerbe.

— Eh bien… je me fierai à vos conclusions, quelles qu’elles soient !

Les deux hommes s’extirpèrent de la cohue et s’engagèrent dans Charlton. La haute silhouette qui les suivait depuis un certain temps les imita…