CHAPITRE XI
Un policier en uniforme faisait le pied de grue devant la boutique, frissonnant dans les courants d’air. Il fut visiblement soulagé d’apercevoir Single et le salua avec une déférence teintée de gratitude.
— Les experts ont terminé, lieutenant. On vous attendait pour mettre les scellés.
— Nous n’en aurons pas pour longtemps. Venez, docteur…
Graymes était déjà entré. Il dévisageait à nouveau les automates d’un air soupçonneux. Le désagréable relent de maléfice qu’il avait reniflé la veille s’était certes dissipé. Mais une bien étrange impression continuait de le harceler. Il fronça les sourcils.
— Il en manque un, constata-t-il. Un automate. Un Avaleur de Sabres. Il était taché de sang… Il se trouvait là ! De cette taille, à peu près… (Il mit la main à hauteur de sa hanche.) Avec une épée dans… Impossible que…
Graymes cherchait à se souvenir des visages de cire qu’il avait entrevus la nuit dernière, juste avant que la police ne lui tombe dessus. Il ferma les yeux. Non, pas d’erreur possible. L’Avaleur de Sabres avait disparu de son socle… D’autres pantins avaient de même déserté leur place naturelle. Lorsqu’il rouvrit les yeux, une expression grave burinait ses traits anguleux.
— Quelqu’un a dérobé des automates…
— Nos gars les ont peut-être emportés pour expertise ? hasarda Single.
— Certainement pas, lieutenant, intervint le planton. J’étais là. Je peux témoigner qu’ils n’ont rien pris. Pour la bonne raison qu’ils n’ont rien trouvé… Ni traces, ni empreintes, ni arme du crime…
Graymes haussa les épaules et ajouta d’un air faussement badin :
— Mais après tout, je peux aussi bien me tromper… On les aura changés de place, voilà tout…
Il s’approcha pensivement du dessin à la craie qui figurait la position du mort sur le sol. Il l’examina un instant, puis commença à fureter dans la boutique. Single le suivit discrètement du coin de l’œil. Il avait compris que quelque chose chiffonnait son compagnon, qu’il n’osait dévoiler devant tous.
Graymes profita de ce que Single occupait l’agent pour se glisser dans l’arrière-boutique. Il jeta un regard inquisiteur dans la cuisine où des membres de pantins pendus au plafond cliquetaient avec la grâce de mobiles macabres. Il martela le carrelage du talon, et trouva qu’il sonnait étrangement creux… Une cave devait certainement courir sous la boutique. Il se mit rapidement en quête d’une trappe éventuelle. Il n’en existait pas de visible, mais en s’approchant de la cuisinière maintenant éteinte, il reconnut l’émanation d’un enchantement primaire, de ces enchantements qui scellent les lieux clos et préservés…
Cette observation le plongea dans un abîme de perplexité. Se pouvait-il qu’Eisenbaum n’ait pas été qu’un simple fabricant d’automates ? Détenait-il aussi des secrets de magie ? À coup sûr, quelque chose était caché ici, quelque chose auquel le propriétaire tenait et qu’il souhaitait ne pas voir profaner. Graymes s’arc-bouta pour repousser la cuisinière. Ainsi qu’il l’avait deviné, il y avait bien une dalle amovible dessous, scellée par un anneau rouillé.
Le démonologue émit un petit sifflement.
Un charme très puissant avait été invoqué ici. Il sut qu’aucune force, humaine ou démoniaque, n’aurait pu déplacer l’obstacle sans détenir la clé capable de le dissiper. Et cette clé, Eisenbaum avait emporté son secret dans la tombe. Que pouvait-il bien y avoir d’enfoui ici, qui ait revêtu une si grande importance à ses yeux ?
Graymes passa dans l’atelier.
De toute évidence, les enquêteurs s’étaient moins préoccupés de cette pièce. L’aura d’Eisenbaum adhérait ici au moindre objet. Normal. C’était dans l’atelier qu’avait œuvré le vieux bonhomme durant la majeure partie de sa vie. Là qu’il avait libéré le maximum de charge émotionnelle et créatrice. Sa présence y resterait à jamais incrustée en filigrane.
Graymes considéra avec étonnement les fragments d’automates qui jonchaient le plancher, les étagères renversées et les outils dispersés. Le désordre indescriptible faisait songer au passage d’une tornade. Ce n’était pas la tempête qui avait dévasté cet endroit. Non. Quelqu’un s’était donné beaucoup de peine pour chercher quelque chose. Et qui d’autre que le meurtrier du vieux juif ? Et quoi d’autre que cette fameuse clé capable de lever l’enchantement scellant l’entrée de la cave ?
Graymes balaya le plancher du regard. Il avisa dans un coin un miraculeux petit musicien qui semblait avoir échappé au sort pitoyable de ses congénères. Il avait la taille d’un enfant rieur et sa perruque grand-siècle arrondissait encore sa physionomie joufflue de chérubin. Il tenait, coincée sous le menton une réplique de Stradivarius, dont les cordes et la table d’harmonie paraissaient intactes.
Graymes le remit délicatement debout sur l’établi d’où il avait dû choir.
— Quoi de neuf, docteur ? lança Single en passant sa tête dans l’entrebâillement de la porte.
Le démonologue ne daigna pas répondre.
Il examinait sa trouvaille sur toutes les coutures. Ses yeux luisaient d’excitation.
— Royaume de démons ! s’exclama-t-il soudain d’une voix sourde.
— Qu’est-ce que c’est ? interrogea Single, dubitatif.
— Pour vous, le mobile. Pour moi, la réponse à une importante question qui me chagrinait depuis un moment. Venez voir !
Il retourna dans la cuisine de son grand pas élastique, son automate sous le bras. Single fit mine d’appeler le planton pour leur donner éventuellement un coup de main. Mais sur un signe de son compagnon, il se ravisa :
— Pas un mot. Il y a du danger ici. Prenez cette lampe, sur la table !
Single obtempéra sans discuter.
Graymes montra la trappe.
— Que pensez-vous de ça ? Dans cette misérable boutique, une cave protégée par des sceaux magiques vieux comme le monde ! Mais tous les sceaux ont leur serrure. Et chaque serrure a sa clé.
Single ne voyait rien qu’une simple dalle ornée d’un vieil anneau, mais il avait pleine confiance dans le jugement de son compagnon. Graymes posa l’automate sur le fourneau et déclencha son mécanisme. Le chérubin se courba sur son instrument. Une mélodie délicate s’éleva. Le concert ne dura que trois minutes. La dernière note de musique évanouie, le violoniste salua avec élégance. Et Graymes se pencha sur la dalle. Il saisit l’anneau et, sans effort apparent, dégagea un passage poisseux d’obscurité. Une bouffée d’air vicié leur sauta au visage, ce qui fit sourire le démonologue.
— Si je m’étais avisé de toucher à cette pierre sans avoir pris la précaution de m’adjoindre cet automate, j’étais un homme mort. L’autre aussi a cherché la clé pour y parvenir. Mais il ne l’a pas trouvée. Il n’a pas imaginé que c’était la musique elle-même qui annihilait le charme.
Single n’arrivait qu’imparfaitement à décrypter la signification de tout ceci. Il balança la lampe au-dessus du trou. Le faisceau lumineux creusa péniblement les ténèbres opaques. Impossible de distinguer quoi que ce soit. Déjà Graymes s’était débarrassé de son manteau et s’était glissé à mi-corps dans l’ouverture. Il trouva sous ses pieds les premiers échelons d’un accès et descendit jusqu’en bas. La puanteur était presque insoutenable, mais il n’en tint aucun compte. Sous ses pieds, le sol était recouvert d’une terre noire passablement corrompue, où jaillissaient ici et là des grappes de champignons visqueux d’aspect répugnant. Des blattes affolées par la soudaine irruption de la lumière se repliaient en catastrophe dans les fissures avec des crissements furieux.
La cave était si grande qu’on ne pouvait en distinguer le mur le plus éloigné. Graymes s’avança dans la pénombre étouffante. Le secret était enfoui là, quelque part. Il se sentait comme aimanté par sa présence. Déjà, la lampe de Single n’était plus qu’un vague point lumineux derrière lui, une étoile perdue dans l’immensité d’un ciel obscur. Le policier cria quelque chose, dont Graymes fut incapable de saisir le sens. Sa voix lui parut étrangement lointaine et assourdie.
Comme si les ténèbres avaient la faculté d’assourdir la lumière et les sons.
Un sentiment étrange l’envahissait. Le mur du fond commençait à se dessiner, telle une réminiscence de remparts issus d’un autre siècle. Graymes se retourna. Il n’apercevait plus le carré clair de la trappe ouverte au-dessus de lui, alors qu’il n’avait pas dû s’en éloigner de plus de quelques mètres. Il s’agissait probablement d’un phénomène de distorsion. De ceux que l’on utilise en magie noire pour altérer les distances…
Graymes s’en voulut de n’y avoir pas songé plus tôt.
Eisenbaum ne s’était pas contenté de « piéger » l’ouverture.
L’entresol était certainement protégé par d’autres méthodes, d’autres rites dont la tradition judaïque était friande. Il ne devait en aucune façon se fier aux perspectives grotesques qui s’étiraient devant lui. Rien d’autre qu’un artifice destiné à troubler d’éventuels intrus, à provoquer en eux des réactions de panique. Mais un artifice mortel pour ceux qui se laissaient prendre au jeu.
Tout cela dénotait de la part d’Eisenbaum, simple fabricant de pantins, une singulière connaissance de l’Art.
Ravalant son anxiété, Graymes atteignit le mur dont le sommet se perdait dans les limbes. Son épaisseur évoquait décidément plus les remparts de Sion qu’une fragile cloison souterraine. Il effleura les pierres humides du bout des doigts. Une chaleur inhabituelle remonta soudain le long de ses avant-bras. Il sut qu’il touchait au but. Il dégagea un moellon branlant, mettant à jour, si le terme pouvait convenir dans un pareil endroit, une cache rectangulaire grande comme un carton à chaussures.
Il émit un petit gloussement de satisfaction. À l’intérieur dormait un paquet ficelé dans du vieux journal, oblitéré d’un large sceau de cire rouge gravé d’une inscription en araméen, elle-même enroulée autour d’une étoile de David. Graymes la déchiffra avec une excitation mal contenue.
« QUE L’INERTE N’Y PUISSE PORTER LA MAIN. »
Il n’avait pas plus tôt prononcé cette phrase, à voix basse, qu’un froid vif se répandit dans le souterrain. Pendant un bref instant, il eut le sentiment d’être soudain environné d’ombres impalpables. Le souterrain semblait maintenant s’étendre à l’infini sous un ciel de plomb…
La terre noire trembla sous ses pieds. Un gémissement de fin du monde envahit l’obscurité. Graymes serra plus fort la relique contre lui. Il parla, et sa voix parut se perdre dans l’infinité du cosmos :
— Ton âme est-elle à jamais vouée à veiller sur le Secret, Yoshi Eisenbaum ? Dans ce cas, je la délivre de cette corvée. Qu’elle retourne paisiblement dans les limbes. Moi, Veilleur de l’Ordre Ancien je prends le Secret avec moi. Et aucun Inerte n’y portera la main.
Un grondement s’amplifia, puis décrut aussitôt. Le sol cessa de bouger. La nuit s’éclaircit. Les ombres glacées se dissipèrent. Le paysage factice disparut. Levant les yeux, Graymes aperçut de nouveau la lampe que Single balançait au-dessus de la trappe.
— Tout va bien, docteur ?
Graymes déglutit difficilement avant de répondre :
— Oui. Il n’y a rien, ici. Je remonte.