CHAPITRE XVI

Après le départ de Graymes, Debbie Harriman fut incapable de trouver le sommeil. Elle ne pouvait s’empêcher de songer au fragment précieux qu’il lui avait confié, et qu’elle s’était empressée de ranger dans sa collection, sous clé. Elle avait à nouveau envie de le contempler, de le toucher. D’être sûre. Cette tablette la fascinait. Était-il possible que ce soit là réellement le Verbe de Vie, la formule divine pour animer la matière, jadis apportée par les anges au roi Salomon ? Du moins Graymes, lui, le croyait, à en juger par son excitation et aussi sa peur, toutes deux si inhabituelles chez lui.

Elle en eut bientôt assez de se retourner dans ses draps défaits. Elle enfila un déshabillé et décida d’aller tuer son insomnie dans son atelier. C’était là qu’elle conservait les innombrables reliques qu’elle avait mis à jour au cours de ses fouilles à travers le monde entier. Elle considérait cet endroit comme son sanctuaire. Il lui arrivait d’y passer des heures pour le seul plaisir d’examiner les pièces une à une, de les nettoyer avec une brosse en soie, ou de réécrire pour la millième fois leurs étiquettes. L’archéologie était sa passion. Elle hantait ses jours et ses nuits.

Dans moins d’un mois, elle participerait à une expédition importante en Inde, dans un site récemment découvert près de Baghalpur à l’extrême nord du pays. Elle comptait les jours qui la séparaient du départ. Après, ce serait peut-être la Chine, si…

Comme elle posait la main sur la poignée de la porte, son cœur battit soudain plus vite. Pendant une fraction de seconde, elle avait cru déceler des bruits furtifs, des murmures étouffés provenant de l’intérieur. Elle ouvrit à toute volée.

Elle s’immobilisa sur le seuil, stupéfaite.

Impossible de se méprendre. Les armoires avaient été forcées, des objets déplacés. Elle était bien trop maniaque dans ses rangements pour avoir pu laisser la pièce dans cet état. Sa première pensée fut pour le fragment de saphir. La vitrine où elle l’avait rangé était ouverte. Son cœur se serra.

Elle songea soudain que ce chantier ne pouvait qu’être l’œuvre de cambrioleurs, que son arrivée inopinée avait interrompus. Comme c’était une fille énergique, rendue prudente par ses fréquents voyages à l’étranger, sa main glissa vers un tiroir où dormait un petit 6,35 chromé. Elle s’en saisit et le tint pressé contre sa poitrine.

Mais elle avait beau fouiller la pièce du regard, il lui fallait bien admettre que personne ne se cachait ici. Elle n’avait pourtant pas rêvé. Elle avait bien entendu des chuchotements… La porte claqua dans son dos. Elle ne put s’empêcher de sursauter. Quelque chose était là, tout près d’elle… Le silence lourd paraissait artificiel… Un grincement lui fit faire une nouvelle volte-face. Elle brandit son revolver, et se retint au dernier moment pour ne pas presser la détente…

Sorti on ne savait d’où, un long pantin vêtu en fantassin anglais se balançait lentement sur le rocking-chair. Son rocking-chair, où elle n’autorisait personne à s’asseoir. Il la fixait de ses grands yeux noirs vaguement moqueurs, ses bras croisés derrière sa nuque, dans l’attitude d’un plaisancier qui prend le frais. Elle se demanda ce qu’il pouvait bien faire ici, et pourquoi elle ne l’avait pas remarqué auparavant. Elle tendit la main vers lui, effleurant son épaule et le bas de son visage. Elle fut surprise par la consistance et la tiédeur de la matière sous ses doigts. Pendant un instant, elle avait eu l’impression de toucher une peau humaine…

Un petit bruit attira son attention, sur sa gauche.

Une seconde poupée trônait sur la cheminée, une belle jeune fille dans une toilette mousseuse du dix-huitième siècle. Puis une troisième apparut de sous la table, un joueur de flûte au chapeau tyrolien piqué d’une plume… Debbie eut un mouvement de recul. Si Graymes avait voulu l’épouvanter en lui laissant de tels cadeaux, eh bien, c’était réussi.

Elle tressaillit. Profitant de ce qu’elle avait détourné son regard, le fantassin anglais s’était emparé de son fusil et pointait sur elle une baïonnette effilée. Pendant quelques secondes, elle fut partagée entre l’envie de sourire… et celle de hurler. Les poupées avaient abandonné leur attitude figée et se laissaient glisser de leur perchoir. Elles se dirigeaient vers elle, sans cesser de la détailler avec leurs petits yeux froids et sans vie…

Debbie se laissa soudain emporter par la terreur.

Une terreur brute, irraisonnée, qui lui fit tourner les talons pour prendre la fuite… Mais le fantassin lui avait déjà coupé la retraite et la menaçait avec un méchant rictus peint sur son visage poupin. Profitant du désarroi de leur victime, ses compagnons inanimés refermèrent le cercle menaçant.

Sans réfléchir, Debbie fit feu dans leur direction, avant de se ruer vers la porte. Mais alors qu’elle l’atteignait, celle-ci s’ouvrit toute grande sur une silhouette gigantesque affublée d’un imperméable trop étroit pour contenir son gabarit herculéen. Il brandissait le fragment de saphir d’un geste triomphal. Devant cette vision de cauchemar, Debbie eut un mouvement de recul.

Son hurlement fut couvert par le passage d’une rame de métro aérien, qui emplit la nuit d’un vacarme de ferraille torturée…