CHAPITRE LIV

— Un autre verre, étranger ? demanda le propriétaire de la cantine à Obi-Wan Kenobi.

— Qu’est-ce que ça me coûtera ?

— Dix crédits.

— C’est le prix d’un verre de votre brandy d’importation !

— C’est ce que ça coûte de rester hydraté sur Tatooine, mon ami. Alors, oui ou non ?

Obi-Wan acquiesça.

— Remplissez mon verre.

Condensée par l’unique vaporateur d’humidité de la cantine, l’eau était trouble et avait un arrière-goût métallique, mais elle était de meilleure qualité que celle qu’il récupérait grâce au sien. S’il devait survivre dans cet enfer, il allait devoir se procurer un autre vaporateur auprès des Jawa qui passaient près de l’endroit qu’il considérait désormais comme son foyer.

Sans la gentillesse des petites créatures vêtues de manteaux marron, il serait toujours en route pour Anchorhead plutôt qu’assis à l’ombre de la véranda de la cantine, à siroter de l’eau. Anchorhead était un village non loin de la Mer de Dune Occidentale de Tatooine. Il s’agissait d’un petit comptoir de commerce fréquenté par les fermiers d’humidité et par les marchands qui faisaient la route entre Mos Eisley et Wayfar, au sud. Anchorhead était peu peuplée et ne comptait qu’une douzaine d’échoppes et deux cantines. Elle était surtout connue pour son générateur, à la lisière de la ville.

La station électrique Tosche, du nom de son propriétaire, fournissait l’électricité nécessaire au fonctionnement des fermes d’humidité. Et les fermiers venaient y faire recharger leurs landspeeders et leurs véhicules à répulseurs. La centrale avait également un diffuseur à hyper-ondes qui, lorsqu’il fonctionnait, montrait les informations de l’HoloNet relayées par Naboo, Rodia et occasionnellement Nal Hutta.

Tosche fonctionnait aujourd’hui, et la poignée de voyageurs qui s’étaient arrêtés Au Voyageur Fatigué écoutaient des nouvelles et des résultats sportifs vieux de plusieurs semaines standard. Obi-Wan, que tout le monde ici connaissait sous le nom de Ben, avait pris possession d’une maison abandonnée à la lisière de la Dune Occidentale. De temps en temps, il jetait un coup d’œil aux images de l’HoloNet, mais son attention était ailleurs : il regardait le magasin d’approvisionnement, de l’autre côté de la rue.

Depuis des mois qu’il était arrivé sur Tatooine, ses cheveux et sa barbe avaient poussé, et son visage et ses mains avaient bruni, grâce au soleil. Avec ses bottes souples et ses longues robes à capuchon, nul n’aurait pu deviner qu’il avait été un Maître Jedi, de ceux qui avaient siégé au Conseil. De toute manière, Tatooine n’était pas un monde où l’on posait des questions. Les habitants s’interrogeaient, ragotaient et formulaient de grandes théories, mais ils ne s’enquéraient pas des raisons qui avaient poussé un étranger à venir s’installer sur la reculée Tatooine. De plus, la planète était sous la coupe des Hutts, ce qui en faisait un refuge privilégié pour les criminels, les contrebandiers et autres hors-la-loi des systèmes de la galaxie.

La majorité des autochtones apprenaient seulement aujourd’hui que la République n’était plus et qu’elle avait été remplacée par un Empire, mais, pour la plupart, ils s’en fichaient. Tatooine était si loin de Coruscant qu’elle aurait tout aussi bien pu ne pas exister.

Des mois plus tôt, quand Anakin et lui avaient été à la recherche d’indices qui, ils l’espéraient, les mèneraient à Dark Sidious, Obi-Wan avait dit à son jeune ami qu’il y avait des endroits bien pire que Tatooine. Évidemment, Anakin n’avait pas été d’accord. Il détestait le sable omniprésent. Pourtant les doubles couchers des soleils de Tatooine étaient magnifiques à regarder.

Et aujourd’hui son isolation lui convenait.

D’autant plus qu’Anakin avait été perverti par Palpatine et que, durant un court instant, il avait servi le nouvel Empereur.

En dépit de tout ce qui s’était passé depuis, il y avait une image qui ne s’effacerait jamais de l’esprit d’Obi-Wan : celle d’Anakin – Dark Vador, comme Sidious venait de le rebaptiser – s’agenouillant devant le Seigneur Noir après avoir massacré les Jedi dans leur Temple. Une autre lui resterait sans doute à jamais en mémoire : Anakin, brûlant au bord d’un flot de lave, sur Mustafar, et le maudissant avec toute l’énergie qui lui restait.

Avait-il eu tort de laisser Anakin mourir là-bas ? Aurait-il pu être ramené vers la lumière, comme Padmé l’avait cru jusqu’à la fin ? Ces questions le hantaient et le peinaient plus qu’il ne l’aurait cru possible.

Et aujourd’hui, il vivait sur Tatooine, le monde natal d’Anakin, pour veiller sur son fils, Luke.

Obi-Wan en avait fait sa raison de vivre.

Il veillait sur lui – de loin.

Comme aujourd’hui. De l’autre côté de la rue, Beru faisait des achats avec bébé Luke dans un porte-bébé. Ni la jeune femme ni son mari n’étaient conscients de la présence vigilante d’Obi-Wan sous l’auvent de la cantine.

Alors qu’il portait le verre d’eau à ses lèvres pour boire une gorgée, un reportage de l’HoloNet capta son attention et il se tourna vers l’écran. Mais un torrent de statique l’envahit aussitôt.

— Que disait-il ? demanda-t-il à l’humain assis à côté de lui.

— Une bande de Jedi a été tuée sur Kashyyyk, répondit l’homme.

Il avait à peu près l’âge d’Obi-Wan et était vêtu comme les débardeurs qui travaillaient au spatioport de Mos Eisley.

L’HoloNet avait-il fait référence aux Jedi qui avaient accompagné Yoda sur Kashyyyk ?

Non, réalisa Obi-Wan quand la diffusion reprit. L’envoyée spéciale parlait d’événements plus récents ! Il s’agissait de Jedi qui avaient survécu à l’Ordre Soixante-Six et été découverts sur Kashyyyk !

Il continua d’écouter, sentant le froid l’envahir de plus en plus.

L’Empire avait accusé Kashyyyk de fomenter une rébellion… Des milliers de Wookiees étaient morts et des centaines de milliers avaient été faits prisonniers…

Obi-Wan ferma les yeux, terrassé par cette nouvelle. Yoda et lui avaient recalibré la balise du Temple afin d’ordonner aux Jedi de se tenir éloignés de Coruscant. À quoi avaient bien pu penser ceux qui avaient été débusqués sur Kashyyyk, en se réunissant ainsi et en attirant l’attention sur eux ? Pourquoi ne s’étaient-ils pas terrés chacun dans un trou ? Pensaient-ils pouvoir réunir assez de soutien pour attaquer Palpatine ?

C’est exactement ça, réalisa Obi-Wan.

Ils n’avaient pas réalisé que Palpatine avait manipulé tout le monde depuis le début. Ils ignoraient qu’un Sith occupait le trône. Et, comme n’importe qui dans la galaxie, les Jedi n’avaient pas vu la vérité qui aurait pourtant dû leur sauter aux yeux des années plus tôt : la République ne valait pas la peine qu’on se batte pour elle.

Les idéaux de la démocratie n’avaient pas été foulés aux pieds par Palpatine. Les Jedi avaient rempli des missions pour nombre de Chanceliers Suprêmes, mais toujours au nom de la sauvegarde de la paix et de la justice. Mais ils n’avaient pas compris que le Sénat, les Coruscanti et les habitants des mondes innombrables s’étaient fatigués de l’ancien système et avaient laissé la démocratie s’éteindre. Et dans une galaxie où l’objectif premier était d’atteindre le sommet pour tout contrôler, et où la fin justifiait les moyens, les Jedi n’avaient pas leur place.

Cela avait été la revanche des Sith.

Quand Obi-Wan releva la tête, l’HoloNet montrait des images d’un personnage entièrement vêtu de la tête aux pieds d’une armure noire. Humain ou humanoïde – cela n’était pas précisé –, l’impérial avait apparemment joué un rôle primordial sur Kashyyyk. Il y avait mené les opérations, exécuté les Jedi « insurgés » et arrêté les Wookiees qui leur avaient prêté main-forte.

Le flot de statique qui accompagna la mention du nom de l’impérial aurait pu n’être issu que du cerveau d’Obi-Wan. Encore glacé par l’annonce de la mort de plusieurs Jedi, il était maintenant paralysé.

Il ne pouvait pas avoir bien entendu !

Il pivota d’un bloc vers le débardeur.

— Qu’a-t-elle dit ? Qui est-ce ?

— Le seigneur Vador, répondit l’autre, le nez dans on verre de brandy.

Obi-Wan secoua la tête.

— Non, ce n’est pas possible.

— Vous ne m’avez pas demandé si je croyais que c’était possible, homme des sables. Vous m’avez demandé ce qu’elle avait dit.

Obi-Wan se leva, sonné, renversant sa table.

— Hé, du calme, mon ami ! dit l’homme en se levant à son tour.

— Vador, marmonna Obi-Wan. Vador est vivant.

Les autres clients le regardaient, maintenant.

— Reprenez-vous ! souffla l’étranger à Obi-Wan. (Il appela le propriétaire de la cantine.) Apportez-lui un verre – quelque chose de fort ! Et mettez-le sur mon compte.

Il redressa la table et poussa Obi-Wan sur sa chaise avant de s’asseoir sur celle d’à côté.

Le patron apporta un verre et le posa devant Obi-Wan.

— Il va bien ? demanda-t-il.

Obi-Wan hocha la tête.

— La chaleur, expliqua-t-il.

L’homme parut satisfait.

— Je vous apporte de l’eau.

Le nouvel ami d’Obi-Wan attendit qu’ils soient de nouveau seuls avant de demander :

— Ça va, vous en êtes sûr ?

Obi-Wan acquiesça.

— Oui.

L’homme se pencha alors légèrement et dit, tout bas :

— Si vous voulez continuer à aller bien, il faudra éviter de parler de Vador, compris ? Et mieux vaut ne pas poser de questions à son sujet. Même dans cet endroit oublié de la Force.

Obi-Wan l’étudia.

— Que savez-vous à son sujet ?

— Simplement ça : l’un de mes amis, un marchand de bois, était sur Kashyyyk quand les Impériaux ont lancé leur attaque sur une ville du nom de Kachirho. Je crois qu’il a eu de la chance de pouvoir décoller et sauter dans l’hyperespace. Mais il m’a raconté qu’avant de partir, il avait vu Vador faucher des Wookiees comme des blés et se battre au sabre laser contre les Jedi.

Le débardeur regarda furtivement à droite et à gauche.

— Ce Vador a incinéré Kashyyyk, mon vieux. D’après mon ami, on ne verra pas une planche de wroshyr sur les marchés avant des années.

— Et les Wookiees ? demanda Obi-Wan.

L’étranger haussa les épaules.

— Nul ne le sait.

Il déposa quelques crédits sur la table et se leva.

— Prenez soin de vous. Ces étendues désertiques ne sont peut-être pas si éloignées que vous le pensez.

Quand son verre d’eau arriva, Obi-Wan le but d’un coup. Puis il prit son sac à dos et quitta l’ombre de la véranda pour traverser la rue sous les soleils impitoyables. Mais la chaleur et la luminosité n’avaient rien à voir avec son hébétude.

Aussi invraisemblable que cela puisse paraître, Anakin avait survécu sur Mustafar. Et il avait repris son nom Sith : Dark Vador. Comment Obi-Wan avait-il pu être assez bête pour amener Luke ici, sur Tatooine ? C’était le monde natal d’Anakin, la tombe de sa mère, le berceau de sa famille…

Obi-Wan serra le sabre laser qu’il portait sous ses robes.

Avait-il poussé Anakin plus loin vers le Côté Obscur en l’abandonnant sur Mustafar ?

Pourrait-il affronter de nouveau Anakin ?

Pourrait-il le tuer, cette fois ?

Il continua de suivre Beru et Owen, qui poursuivaient leurs achats, d’une échoppe à l’autre. Devait-il les avertir au sujet de Vador ? Devait-il leur reprendre Luke et le cacher sur un monde encore plus éloigné de la Bordure Extérieure ?

Il commençait à avoir peur. Yoda et lui avaient fondé tant d’espoirs en l’avenir. Étaient-ils voués à l’échec comme ceux que les Jedi avaient placés en l’Élu ?

Obi-Wan.

Il s’arrêta net. Il n’avait pas entendu cette voix depuis des années. Et aujourd’hui, elle lui parlait directement dans son esprit.

— Qui-Gon ! dit-il. Maître !

Réalisant qu’il allait rapidement passer pour un dingue s’il continuait à parler tout seul, il s’enfonça dans une ruelle.

— Maître, Dark Vador est-il Anakin ? demanda-t-il.

Oui. Mais l’Anakin que toi et moi connaissions est prisonnier du Côté Obscur.

— J’ai eu tort de l’abandonner sur Mustafar. J’aurais dû m’assurer qu’il était mort.

La Force déterminera l’avenir d’Anakin. Obi-Wan, il ne faut pas dire à Luke que Vador est son père. Pas avant que le bon moment ne soit venu.

— Dois-je prendre des mesures pour cacher Luke ailleurs ?

Ce qui reste d’Anakin au plus profond de Vador sait que Tatooine est la source de tout ce qui lui a jamais causé de la peine. Vador ne posera jamais le pied sur cette planète, ne serait-ce que par peur de réveiller Anakin.

Obi-Wan soupira de soulagement.

— Alors mes obligations sont inchangées. Mais d’après ce que Yoda m’a dit, je sais qu’il me reste encore beaucoup à apprendre, Maître.

Tu as toujours été ainsi, Obi-Wan.

La voix de Qui-Gon disparut, et les craintes d’Obi-Wan commencèrent à se dissiper, remplacées par des attentes renouvelées.

Retournant à la lumière aveuglante des soleils jumeaux de Tatooine, il vit Owen, Beru et Luke. Et il continua de veiller sur eux.