CHAPITRE PREMIER

Murkhana, dernières heures de la Guerre des Clones

Alors qu’ils plongeaient dans les nuages tourbillonnants créés par les stations météorologiques de Murkhana, Roan Shryne se souvint des séances de méditation avec son ancien Maître. Chaque fois que Shryne voulait entrer en contact avec la Force, son esprit n’était empli que d’une blancheur mouvante. Des années plus tard, quand il avait été plus doué pour faire taire ses pensées et s’immerger dans la lumière, des fragments visuels avaient émergé du vide incolore – pièces d’un puzzle qui s’assemblaient peu à peu. Non pas consciemment, mais souvent de manière à lui assurer que ses actes étaient en accord avec la volonté de la Force.

Souvent, mais pas toujours.

Quand il s’écartait de la voie que la Force avait tracée pour lui, la blancheur familière était à nouveau traversée de puissants courants. Parfois, elle était même parcourue d’éclairs rouges qui lui donnaient l’impression de regarder un soleil de midi en face.

Du blanc zébré de rouge, voilà ce qu’il voyait tandis qu’ils s’enfonçaient de plus en plus dans l’atmosphère de Murkhana.

Il était tout près de la porte coulissante du transport de troupes de la République, qui était parti peu de temps auparavant de l’immense hangar du Gallant. Harcelé par des vautours et des tri-chasseurs droïdes, le Destroyer Stellaire de Classe Victoire attendait les ordres du Haut Commandement pour commencer sa descente dans l’atmosphère artificielle de Murkhana. À côté et derrière Shryne se tenait un escadron de clones. Coiffés de leurs casques, le blaster au poing, et lestés de suffisamment de munitions pour livrer bataille, ils discutaient entre eux à la manière de tous les vétérans de l’univers. Shryne ne comprenait bien évidemment rien à leurs plaisanteries, mais il pouvait voir combien ils étaient sombres.

Les compensateurs d’inertie du vaisseau leur permettaient de rester debout sans être ballottés chaque fois que les pilotes esquivaient un missile ou un nuage de shrapnels chauffés à blanc. Des missiles, parce que les mêmes Séparatistes qui avaient produit les nuages avaient constellé l’air de Murkhana d’aérosols anti-lasers.

Une odeur âcre avait envahi l’espace confiné. Les moteurs arrière ronflaient, mais celui à tribord crachotait un peu – le vaisseau était aussi mal en point que les soldats et l’équipage qu’il emmenait vers la zone de combat.

Même à une altitude de seulement quatre cents mètres au-dessus du niveau de la mer, la couverture nuageuse restait dense. Le fait que Shryne pût à peine voir ses mains en les tenant devant son visage ne le surprenait pas. C’était la guerre, après tout, et depuis trois ans, il s’était habitué à avancer à l’aveuglette.

Nat-Sem, qui avait été son Maître, disait habituellement que l’objectif des exercices de méditation était de percer la blancheur vaporeuse et découvrir ce qu’il y avait au-delà. Ce que Shryne voyait n’était que l’étendue pleine d’ombre qui le séparait d’un contact direct avec la Force. Il devait apprendre à l’ignorer. Quand il aurait maîtrisé cela, quand il verrait l’étendue radieuse au-delà des « nuages », il deviendrait lui-même un Maître.

De nature pessimiste, Shryne s’était dit : Ça n’arrivera pas au cours de cette vie.

Bien qu’il n’eût jamais dit cela à voix haute devant Nat-Sem, le Maître Jedi avait vu aussi clairement en lui qu’à travers la blancheur vaporeuse.

Shryne sentait que les clones avaient une meilleure vision d’ensemble de la guerre que lui. Et cela n’avait rien à voir avec les systèmes de leurs casques, les filtres qui les protégeaient des odeurs et les écouteurs qui assourdissaient les explosions. Créés pour faire la guerre, ils devaient se dire que les Jedi étaient fous d’aller se battre vêtus d’une simple tunique et de robes à capuchon, avec pour seule arme un sabre laser. Nombre d’entre eux étaient assez intelligents pour faire la comparaison entre la Force et leurs armures de plastoïde blanc. Mais ils n’étaient pas nombreux à distinguer entre les Jedi qui portaient une « armure » et ceux qui n’en avaient pas – ceux qui avaient embrassé la Force, et ceux qui, pour quelque raison, avaient esquivé son étreinte.

Enfin, les nuages de Murkhana s’éclaircirent un peu, jusqu’à ne plus voiler que les terres ravinées et la mer écumante. Une boule de lumière attira l’attention de Shryne vers le ciel. Ce qu’il prit pour l’explosion d’un vaisseau pouvait n’être que la naissance d’une étoile – durant un instant, le monde bascula, puis se stabilisa de nouveau. Un cercle plus clair s’ouvrit au cœur des nuages, un trou dans le voile, et Shryne vit des forêts luxuriantes, si vertes qu’il pouvait presque goûter cette couleur. De vaillants combattants se déplaçaient dans les bois, survolés par des véhicules élancés. Et soudain, au milieu, une figure solitaire tendit la main, déchirant un rideau aussi sombre que la nuit…

Shryne comprit qu’il était maintenant hors du temps.

Peut-être était-ce une vision de la fin de la guerre.

Peu importait, cela le confortait dans sa décision : il était là où il devait être. Malgré son obsession pour la mort et la destruction, il était toujours lié à la Force et il la servait avec ses moyens limités.

Comme s’ils se moquaient de lui, les nuages se refermèrent sur ce qui lui avait été révélé, fermant la « porte » qu’un courant capricieux avait ouverte. Et Shryne se retrouva de nouveau dans le présent, des bouffées d’air surchauffé tirant sur ses manches et sur le capuchon de ses robes brunes.

— Les Koorivar ont fait du bon boulot avec les machines à temps, dit une voix dans son oreillette gauche. Ils ont créé une belle simulation. Nous avons utilisé la même tactique sur Paarin Minor. Nous avons attiré les Seps dans des nuages artificiels pour les tailler en pièces.

Shryne lâcha un rire sans joie.

— C’est bon de voir que vous pouvez toujours apprécier les petites choses, Commandant, dit-il.

— Que nous reste-t-il d’autre, Général ?

Shryne ne pouvait voir l’expression de son interlocuteur derrière la visière en T, mais il en connaissait chaque trait, comme tous ceux qui faisaient la guerre. Commandant de la Trente-Deuxième Aile de Combat Aérien, l’officier clone s’était vu attribuer le sobriquet de Salve, et il lui allait comme un gant.

Les semelles à haute traction de ses bottes de saut lui donnaient les centimètres en plus nécessaires pour être de la même taille que Shryne. Aux endroits où son armure n’était pas brûlée ou cabossée, elle était couverte de marques couleur de rouille. Il portait deux blasters, un sur chaque hanche, et une version de la jupe de commandement qui était apparue au cours de la troisième année de guerre. Sur le côté gauche de son casque constellé d’impacts de shrapnel, on pouvait lire, gravé au laser : LE SERVICE EST MA VIE.

Les inscriptions sur son torse attestaient de la participation de Salve dans des campagnes sur bien des mondes. S’il n’appartenait pas aux CRA – les Commandos de Reconnaissance Avancée –, il en avait les manières, et celles de leur modèle à tous, Jango Fett, dont Shryne avait vu le corps sans tête dans une arène, sur Géonosis, juste avant que son Maître, Nat-Sem ne tombe sous le feu ennemi.

— Les armes de l’Alliance doivent nous avoir accrochés maintenant, dit Salve alors que le vaisseau continuait sa descente.

D’autres véhicules de transport traversaient les nuages pour être accueillis par des missiles. Atteints par des tirs directs, deux, puis quatre, et enfin cinq d’entre eux explosèrent, leurs fuselages déchirés vomissant des soldats déchiquetés, qui atterrissaient dans les vagues écarlates de la Baie de Murkhana. Du nez de l’un des vaisseaux partit une capsule contenant le pilote et le copilote, mais elle fut instantanément abattue.

Dans un autre des cinquante transports qui se dirigeaient vers la bataille, il y avait trois autres Jedi, dont le Maître Saras Loorne. Utilisant la Force, Shryne les trouva, faibles échos confirmant qu’ils étaient toujours en vie.

Il se retint de la main droite contre l’une des étroites fenêtres de la porte coulissante quand les pilotes manœuvrèrent pour esquiver deux missiles. Les tourelles s’ouvrirent, révélant des blasters, tandis que des Intercepteurs Mankvim engageaient les forces de la République. Les aérosols anti-lasers dispersèrent les rayons de leurs blasters, mais des dizaines de vaisseaux séparatistes succombèrent à leurs torpilles.

— Le Haut Commandement aurait dû nous donner l’autorisation de bombarder la planète de notre position en orbite, dit Salve la voix amplifiée par les écouteurs.

— L’idée est de prendre la cité, Commandant, non pas de la vaporiser, répondit Shryne.

Murkhana avait eu plusieurs semaines pour se rendre ; l’ultimatum de la République venait d’expirer.

— La politique de Palpatine pour gagner les cœurs et les esprits des Séparatistes n’a peut-être pas beaucoup de sens d’un point de vue militaire, mais elle en a d’un point de vue politique.

Salve le regarda à travers la visière de son casque.

— Nous ne nous intéressons pas à la politique.

Shryne lâcha un rire bref.

— Les Jedi non plus.

— Alors pourquoi vous battre si vous n’avez pas été élevés pour ça ?

— Pour servir ce qui reste de la République.

Sa brève vision verdoyante de la fin de la guerre lui revint en mémoire, et il eut un petit sourire triste.

— Dooku est mort. Grievous est traqué comme une bête sauvage. Je crois que ce sera bientôt terminé.

— La guerre ou notre cohabitation ?

— La guerre, Commandant.

— Que deviendront les Jedi, alors ?

— Nous ferons ce que nous avons toujours fait : nous suivrons la Force.

— Et la Grande Armée ?

Shryne le regarda.

— Elle préservera la paix.