CHAPITRE XX

L’équipage de la Danseuse Ivre fut tout aussi surpris par la révélation de la capitaine que Shryne. Mais pour nombre d’entre eux, cela expliquait pourquoi ils avaient placé une telle confiance en Jula et en son jugement.

Shryne et la femme qui prétendait être sa mère étaient assis face à face dans une alcôve sombre de la cabine principale. Ils n’avaient pas touché à leur repas. Des holo-images étaient posées à côté d’eux. Elles étaient censées représenter un Roan de neuf mois, le jour de ses premiers pas, devant la modeste demeure où il avait passé les trois premières années de sa vie. Il n’avait jamais aimé se voir en photo, et les images ne faisaient que renforcer la gêne qu’il ressentait devant cette situation.

Maître Nat-Sem lui avait dit un jour que sa vanité était la cause de cette gêne, et il lui avait ordonné de passer une semaine entière à se regarder dans un miroir. Il voulait qu’il comprenne que ce qu’il voyait n’était pas plus ce qu’il était, que la carte d’un endroit ne pouvait être considérée comme le territoire en question.

De l’autre côté de la cabine, Eyl Dix, Filli Bitters et Starstone étaient rassemblés autour de la console de communication du vaisseau. Filli avait réussi à y relier le transrécepteur de Bol Chatak, et la Danseuse Ivre transmettait maintenant sur des fréquences que les Jedi pouvaient scanner en cas d’urgence, ou s’ils essayaient d’établir le contact avec les leurs. Le talentueux jeune homme, dont le visage était presque aussi incolore que ses cheveux, faisait tout ce qu’il pouvait pour attirer l’attention de Starstone. Mais la jeune femme l’ignorait sciemment ou était trop occupée à attendre une réponse.

Avec sa peau brune et ses boucles noires, elle formait un contraste saisissant avec le teint pâle et les cheveux presque blancs de Bitters. Ils pourraient faire un couple surprenant. La Force avait peut-être choisi une nouvelle voie pour Olee Starstone.

Brudi, Archyr et Skeck jouaient aux cartes autour d’une table ronde, pendant que des droïdes ramassaient les miettes qu’ils faisaient et les boissons qu’ils renversaient. Tout cela était charmant, décida Shryne. Un peu comme le salon d’une maison familiale. Les enfants jouaient, les adultes regardaient une compétition sportive sur l’HoloNet et les aides ménagères préparaient un bon repas pour tout le monde.

Étant un Jedi, il ne connaissait rien de tout cela. Le Temple était davantage un grand dortoir, et ceux qui y vivaient avaient le sentiment d’être au service d’une cause plus grande que leurs familles et eux-mêmes. Il y avait les corvées, bien sûr, les cours et les réunions. Et les longues sessions d’entraînement au combat au sabre laser, avec les Maîtres et les autres Chevaliers. Il était rare qu’un Jedi fût autorisé à se promener dans Coruscant pour goûter à une autre réalité.

De bien des manières, les Jedi avaient vécu comme des princes.

L’Ordre avait été riche et privilégié et avait possédé ses propres titres.

Et c’est pour cela que nous n’avons rien vu venir, pensa Shryne.

C’était pour cela que tant de Jedi avaient été aveugles au piège tendu par Palpatine. Ils avaient cru que tout cela durerait toujours, quoi qu’il arrive. Et même ceux qui ne s’étaient pas totalement voilés la face n’auraient jamais cru possible que des milliers de Jedi pussent être tués au même moment. Comment auraient-ils pu penser que l’Ordre serait balayé d’un seul coup, comme transpercé en plein cœur ?

Nous avons été manipulés, se dit-il.

Et Skeck avait raison. Savoir que l’on avait été manipulé était pire que d’avoir perdu.

Mais, par quelque caprice du destin ou par l’intervention de la Force, Roan Shryne avait survécu. Il se retrouvait face à face avec sa mère. Et il ignorait comment gérer cette situation…

Il avait vu comment une mère devait agir avec son enfant, et il comprenait qu’un enfant était censé éprouver des sentiments et avoir un certain comportement. Mais tout ce qu’il ressentait pour la femme assise en face de lui, c’était une connexion imprécise à travers la Force.

Shryne n’était pas le premier Jedi à se retrouver devant un membre de sa famille. Il avait entendu des histoires parlant de Padawans, de Chevaliers et même de Maîtres tombés nez à nez avec un parent, un frère ou une sœur, un cousin…

Malheureusement, il ignorait comment ces histoires s’étaient terminées.

— Je ne voulais pas qu’on te trouve, dit Jula après avoir désactivé l’holoprojecteur. Encore aujourd’hui, je ne comprends pas comment ton père a pu te remettre aux Jedi. Quand j’ai su qu’il avait contacté le Temple, et que leurs agents venaient pour toi, j’ai essayé de le convaincre de te cacher.

— Cela n’arrive pratiquement jamais, dit Shryne. La majorité des enfants sensibles à la Force sont volontairement remis au Temple.

— Vraiment ? Eh bien, ça m’est arrivé à moi.

Shryne la regarda avec ses yeux, puis à travers la Force.

— De qui crois-tu avoir hérité tes capacités ? demanda Jula.

— Ce n’est pas toujours héréditaire. (Il sourit.) Mais j’ai senti la Force en vous dès que vous êtes entrée dans la cabine.

— Je sais.

Shryne expira et se renfonça dans son siège.

— Vos parents vous ont donc cachée à l’Ordre.

Elle acquiesça.

— Et je leur en suis reconnaissante. Je n’aurais jamais pu vivre selon leurs règles. Et je n’ai jamais voulu que tu doives t’y conformer, Roan.

Elle réfléchit un instant.

— J’ai une confession à te faire : toute ma vie j’ai su que je te reverrais un jour, quelque part. Je crois que c’est en partie pour ça que je me suis mis au pilotage quand ton père et moi nous nous sommes séparés. J’espérais… tomber sur toi. C’est grâce à notre connexion à travers la Force que j’ai pu amener la Danseuse Ivre dans ce secteur. Je t’ai senti, Roan.

Pour de nombreux Jedi, la chance et les coïncidences n’existaient pas, mais Shryne n’étaient pas de ceux-là.

— Que s’est-il passé entre vous et votre mari ?

Jula lâcha un petit rire.

— Toi, répondit-elle. Jen, ton père, n’était pas d’accord avec moi. Il ne voulait pas te protéger – te cacher, je veux dire. Nous nous sommes violemment disputés, mais il était réellement croyant. Il pensait que mes parents n’auraient jamais dû me garder – que j’avais tourné le dos à une vie plus enrichissante. Et, bien sûr, il pensait que tu serais mieux dans le Temple.

« Jen a eu la force – je suppose qu’on peut voir les choses comme ça – de t’oublier après ton départ avec les Jedi. Non, je suis dure envers lui : il avait suffisamment confiance dans sa décision pour penser qu’il avait fait le bon choix.

Jula secoua la tête.

— Moi, je n’ai jamais pu. Tu me manquais. Ça m’a brisé le cœur de te voir partir et de savoir que je ne te reverrais peut-être jamais. C’est ce qui a fini par nous séparer.

Shryne réfléchit.

— Jen avait une mentalité de Jedi, sans le titre.

— Comment ça ?

— Parce qu’il avait compris qu’il faut accepter son destin. Et choisir ses batailles.

Les yeux gris de Jula étudièrent son visage.

— Qu’est-ce que ça fait de moi, Roan ?

— Une victime de l’attachement.

Elle eut un petit sourire.

— Tu sais quoi ? Je peux vivre avec ça !

Shryne détourna les yeux et surprit le regard de Starstone avant qu’elle ne tourne la tête pour se concentrer de nouveau sur la console de communication. Elle écoutait leur conversation, inquiète à l’idée que les efforts qu’elle avait faits pour le garder sur le droit chemin pussent être réduits à néant. Il pouvait sentir combien elle était tentée d’abandonner le transrécepteur pour intervenir avant qu’il ne soit trop tard. Et que Shryne ne soit plus qu’une cause perdue.

Il regarda de nouveau Jula.

— Puisque vous m’avez fait un aveu, je vais vous en faire un à mon tour : j’ai refusé un poste à la Division des Acquisitions du Temple. J’ignore encore pourquoi, sauf que j’étais persuadé à un certain niveau que c’était mal d’arracher des enfants à leurs familles. (Il marqua une pause.) Mais c’était il y a longtemps.

Elle comprit ce qu’il voulait dire.

— Il y a longtemps, mais je parie que cela te manque encore.

— Quoi ?

— La vie, Roan. Le désir, la romance, l’amour, les rires, t’amuser – toutes ces choses que tu n’auras jamais. Et les enfants. Imagine élever un enfant sensible à la Force – ne serait-ce pas un enseignement ?

Son regard se voila.

— Je ne suis pas sûr qu’un enfant de moi serait sensible à la Force.

— Que veux-tu dire ?

— Rien, fit-il en secouant la tête.

Jula ne le pressa pas de questions, mais elle n’avait pas terminé.

— Roan, écoute-moi jusqu’au bout, d’accord ? D’après ce que j’ai entendu dire, l’ordre Jedi a été vaincu. Probablement quatre-vingt-dix-neuf pour cent des Jedi sont morts. Que tu le veuilles ou non, il va falloir vivre dans le vrai monde maintenant. Tu pourrais donc connaître ton père, tes oncles et tes tantes. Tous parlent encore beaucoup de toi. Avoir un Jedi dans la famille est un sujet de fierté dans certains coins de la galaxie – ou ça l’était.

Elle garda le silence un instant.

— Quand j’ai entendu ce qui était arrivé, j’ai pensé…

Elle rit pour écarter certains souvenirs.

— Je ne veux pas revenir là-dessus. Un jour, peut-être pourras-tu me dire ce qui s’est réellement passé sur Coruscant, et pourquoi Palpatine vous a trahis.

Shryne plissa les yeux.

— Il est possible que nous ne le sachions jamais.

Des murmures excités leur parvinrent du groupe installé autour de la console. Starstone traversa la cabine pour venir vers eux.

— Roan, nous avons capté un groupe de Jedi en fuite. (Elle se tourna vers Jula.) Capitaine, avec votre permission, nous aimerions leur fixer un rendez-vous.

Filli vint se camper à côté d’elle.

— Il faudrait bien sûr dévier un peu de notre trajectoire vers Mossak, mais cela ne nous ferait pas faire un trop grand détour.

Shryne sentit le regard de Jula sur lui.

— Je n’essaierai pas de vous convaincre. C’est votre vaisseau, et je suis certain que vous avez des affaires importantes à régler.

Jula prit son temps avant de répondre.

— Je vais te dire pourquoi je vais le faire : juste pour passer plus de temps avec toi. Avec un peu de chance, cela suffira pour te persuader d’apprendre à nous connaître, et de rester avec nous.

Elle regarda Starstone.

— Vous êtes également la bienvenue.

La jeune femme cligna des yeux, indignée.

— La bienvenue ? Je n’ai pas l’intention de renoncer à mon serment de Jedi pour aller folâtrer dans la galaxie avec une bande de contrebandiers. Surtout maintenant que je sais que d’autres Jedi ont survécu. (Elle jeta un regard dur à Shryne.) Nous avons un contact, Roan. Vous ne pouvez quand même pas considérer son offre sérieusement !

Il éclata de rire.

— Un Padawan ne devrait jamais parler comme ça à un Maître, dit-il à Jula. Vous pouvez, constater que les bonnes manières se perdent vite.

Starstone croisa les bras sur sa poitrine.

— Vous m’avez dit de ne plus vous appeler « Maître ».

— Ce qui ne veut pas dire que vous pouvez me manquer de respect.

— Je vous respecte, rétorqua-t-elle. Ce sont vos décisions que je ne respecte pas.

— De nombreux Jedi ont quitté le Temple pour vivre une vie normale, souligna Jula. Certains se sont mariés et ont eu des enfants.

— Non, fit Olee, secouant la tête. Des apprentis, peut-être, mais pas des Chevaliers Jedi.

— Je suis sûre que ce n’est pas possible.

— Pourtant, ça l’est, affirma Starstone, avant que Shryne n’ait pu intervenir. Seuls vingt Jedi ont jamais quitté l’Ordre.

— Ne discutez pas avec elle, conseilla Shryne à Jula. Elle a passé plus de la moitié de sa vie dans la Bibliothèque du Temple à dépoussiérer les bustes des Vingt Jedi Perdus.

La Padawan lui jeta un regard perçant.

— Ne pensez même pas à devenir le numéro vingt et un.

Shryne laissa voir son sérieux.

— Malgré ce que vous pouvez dire, je ne suis pas un Maître, et il n’y a plus d’Ordre. Combien de fois devrez-vous l’entendre pour que cela vous rentre dans le crâne ?

Elle pinça les lèvres.

— Cela ne change rien au fait d’être un Jedi. Et vous ne pouvez pas être un Jedi et servir la Force si votre attention est divisée ou si vous êtes attaché émotionnellement. L’amour conduit à l’attachement, et l’attachement au besoin.

Au temps pour Olee Starstone et Filli Bitters, se dit Shryne.

Jula regardait Starstone comme si la jeune Jedi avait perdu l’esprit.

— Eh bien, ils ont fait un beau travail, hein ? (Elle soutint le regard de la jeune femme.) Olee, l’amour est à peu près tout ce qu’il nous reste.

Au lieu de réagir à cette remarque, Starstone dit :

— Allez-vous nous aider ou non ?

— J’ai dit que je le ferais. (Jula se leva en regardant Shryne.) Mais comprenons-nous bien, Roan. Toi et moi savons que tu n’as pas accès à un quelconque « fonds secret ». Essaie encore d’influencer mes hommes, et je pourrais oublier que je suis ta mère.