« Qu’y avait-il à
l’extérieur du monde ? »
À cette période du début du mois de juin le
soleil commençait à poindre dès quatre heures, malgré la latitude
plutôt basse ; la modification de l’axe de rotation de la
Terre avait eu, outre le Grand Assèchement, plusieurs conséquences
de cet ordre.
Comme tous les chiens, Fox n’avait pas
d’horaires de sommeil précis : il dormait avec moi, se
réveillait de même. Il me suivit avec curiosité lorsque je
parcourus les pièces pour préparer un sac léger que j’attachai sur
mes épaules, agita joyeusement la queue au moment où je sortis de
la résidence pour marcher jusqu’à la barrière de protection ;
notre première promenade du jour était, d’ordinaire, beaucoup plus
tardive.
Lorsque j’actionnai le dispositif de
déverrouillage, il me jeta un regard surpris. Les roues métalliques
tournèrent lentement sur leur axe, dégageant une ouverture de trois
mètres ; je fis quelques pas et me retrouvai à l’extérieur.
Fox me jeta de nouveau un regard hésitant, interrogateur :
rien dans les souvenirs de sa vie antérieure, ni dans sa mémoire
génétique, ne l’avait préparé à un événement de cet ordre ;
rien ne m’y avait préparé non plus, à vrai dire. Il hésita encore
quelques secondes, puis trottina doucement jusqu’à mes pieds.
J’aurais d’abord à traverser un espace plan,
dépourvu de végétation, pendant une dizaine de kilomètres ;
puis commençait une pente boisée, très douce, qui s’étendait
jusqu’à l’horizon. Je n’avais aucun autre projet que de me diriger
vers l’ouest, de préférence vers l’ouest-sud-ouest ; une
communauté néo-humaine, humaine ou indéterminée pouvait être
installée à l’emplacement de Lanzarote, ou dans une zone
proche ; je parviendrais peut-être à la retrouver ; c’est
à cela que se résumait mes intentions. Le peuplement des régions
que j’étais appelé à traverser était très mal connu ; leur
topographie, par contre, avait fait l’objet de relevés récents et
précis.
Je marchai pendant à peu près deux heures, sur
un terrain caillouteux mais facile, avant de rejoindre le couvert
boisé ; Fox trottait à mes côtés, visiblement heureux de cette
promenade prolongée, et d’exercer les muscles de ses petites
pattes. Pendant tout ce temps je demeurai conscient que mon départ
était un échec, et probablement un suicide. J’avais rempli mon sac
à dos de capsules de sels minéraux, je pouvais tenir plusieurs
mois, car je ne manquerais sans doute pas d’eau potable ni de
lumière solaire durant mon parcours ; la réserve, bien
entendu, finirait par s’épuiser, mais le vrai problème dans
l’immédiat était la nourriture de Fox : je pouvais chasser,
j’avais pris un pistolet et plusieurs boîtes de cartouches à
plombs, mais je n’avais jamais tiré et j’ignorais totalement quel
type d’animaux j’étais appelé à rencontrer dans les régions que
j’allais traverser.
Vers la fin de l’après-midi la forêt commença à
s’éclaircir, puis j’atteignis une pelouse d’herbe rase qui marquait
le sommet de la pente que je suivais depuis le début du jour. En
direction de l’Ouest la pente redescendait, nettement plus abrupte,
puis on distinguait une succession de collines et de vallées
escarpées, toujours recouvertes d’une forêt dense, à perte de vue.
Depuis mon départ je n’avais aperçu aucune trace de présence
humaine, ni plus généralement de vie animale. Je décidai de faire
halte pour la nuit près d’une mare où un ruisseau prenait naissance
avant de descendre vers le Sud. Fox but longuement avant de
s’allonger à mes pieds. Je pris les trois comprimés quotidiens
nécessaires à mon métabolisme, puis dépliai la couverture de
survie, assez légère, que j’avais emportée ; elle serait sans
doute suffisante, je savais que je n’aurais normalement à traverser
aucune zone de haute altitude.
Vers le milieu de la nuit, la température se fit
légèrement plus fraîche ; Fox se blottit contre moi en
respirant avec régularité. Son sommeil était parfois traversé de
rêves ; il agitait alors les pattes, comme s’il franchissait
un obstacle. Je dormis très mal ; mon entreprise
m’apparaissait de plus en plus nettement déraisonnable, et vouée à
un échec certain. Je n’avais pourtant aucun regret ; j’aurais
d’ailleurs parfaitement pu rebrousser chemin, aucun contrôle
n’était exercé par la Cité centrale, les défections n’étaient en
général constatées que par hasard, à la suite d’une livraison ou
d’une réparation nécessaire, et parfois au bout de nombreuses
années. Je pouvais revenir, mais je n’en avais pas envie :
cette routine solitaire, uniquement entrecoupée d’échanges
intellectuels, qui avait constitué ma vie, qui aurait dû la
constituer jusqu’au bout, m’apparaissait à présent insoutenable. Le
bonheur aurait dû venir, le bonheur des enfants sages, garanti par
le respect des petites procédures, par la sécurité qui en
découlait, par l’absence de douleur et de risque ; mais le
bonheur n’était pas venu, et l’équanimité avait conduit à la
torpeur. Parmi les faibles joies des néo-humains, les plus
constantes tournaient autour de l’organisation et du classement, de
la constitution de petits ensembles ordonnés, du déplacement
minutieux et rationnel d’objets de petite taille ; elles
s’étaient révélées insuffisantes. Planifiant l’extinction du désir
en termes bouddhiques, la Sœur suprême avait tablé sur le maintien
d’une énergie affaiblie, non tragique, d’ordre purement
conservatif, qui devait continuer à permettre le fonctionnement de
la pensée – d’une pensée moins rapide mais plus exacte, parce que
plus lucide, d’une pensée délivrée. Ce
phénomène ne s’était produit que dans des proportions
insignifiantes, et c’est au contraire la tristesse, la mélancolie,
l’apathie languide et finalement mortelle qui avaient submergé nos
générations désincarnées. Signe le plus patent de l’échec, j’en
étais venu sur la fin à envier la destinée de Daniel1, son parcours
contradictoire et violent, les passions amoureuses qui l’avaient
agité – quelles qu’aient pu être ses souffrances, et sa fin
tragique au bout du compte.
Chaque matin au réveil et depuis des années je
pratiquais, suivant les recommandations de la Sœur suprême, les
exercices définis par le Bouddha dans son sermon sur
l’établissement de l’attention.« Ainsi il
demeure, observant le corps intérieurement ; il demeure,
observant le corps extérieurement ; il demeure, observant le
corps intérieurement et extérieurement. Il demeure observant
l’apparition du corps ; il demeure observant la disparition du
corps ; il demeure, observant l’apparition et la disparition
du corps. “Voilà le corps” : cette introspection est présente
à lui, seulement pour la connaissance, seulement pour la réflexion,
ainsi il demeure libéré, et ne s’attache à rien dans le
monde. » À chaque minute de ma vie et depuis son début
j’étais resté conscient de ma respiration, de l’équilibre
kinesthésique de mon organisme, de son état central fluctuant.
Cette immense joie, cette transfiguration de son être physique qui
submergeaient Daniel1 au moment de la réalisation de ses désirs,
cette impression en particulier d’être transporté dans un autre
univers qu’il connaissait lors de ses pénétrations charnelles, je
ne les avais jamais connues, je n’en avais même aucune notion, et
il me semblait à présent que, dans ces conditions, je ne pouvais
plus continuer à vivre.
L’aube se leva, humide, sur le paysage de
forêts, et vinrent avec elle des rêves de douceur, que je ne
parvins pas à comprendre. Vinrent les larmes, aussi, dont le
contact salé me parut bien étrange. Ensuite apparut le soleil, et
avec lui les insectes ; je commençai, alors, à comprendre ce
qu’avait été la vie des hommes. La paume de mes mains, la plante de
mes pieds étaient couvertes de centaines de petites
vésicules ; la démangeaison était atroce et je me grattai
furieusement, pendant une dizaine de minutes, jusqu’à en être
couvert de sang.
Plus tard, alors que nous abordions une prairie
dense, Fox parvint à capturer un lapin ; d’un geste net il lui
brisa les vertèbres cervicales, puis apporta le petit animal
dégouttant de sang à mes pieds. Je détournai la tête au moment où
il commençait à dévorer ses organes internes ; ainsi était
constitué le monde naturel.
Pendant la semaine suivante nous traversâmes une
zone escarpée qui devait, d’après ma carte, correspondre à la
sierra de Gádor ; mes démangeaisons diminuaient, ou plutôt je
finissais par m’habituer à cette douleur constante, plus forte à la
tombée du jour, de même que je m’habituais à la couche de crasse
qui recouvrait ma peau, à une odeur corporelle plus
prononcée.
Un matin, peu avant l’aube, je m’éveillai sans
ressentir la chaleur du corps de Fox. Je me relevai, terrorisé. Il
était à quelques mètres et se frottait contre un arbre en éternuant
de fureur ; le point douloureux était apparemment situé
derrière ses oreilles, à la base de la nuque. Je m’approchai, pris
doucement sa tête entre mes mains. En lissant son poil je découvris
rapidement une petite surface bombée, grise, large de quelques
millimètres : c’était une tique, je reconnus l’aspect pour en
avoir lu la description dans des ouvrages de biologie animale.
L’extraction de ce parasite était, je le savais, délicate ; je
retournai à mon sac à dos, pris des pinces et une compresse imbibée
d’alcool. Fox gémit faiblement, mais resta immobile au moment où
j’opérais : lentement, millimètre par millimètre, je parvins à
extraire l’animal de sa chair ; c’était un cylindre gris,
charnu, d’aspect répugnant, qui avait grossi en se gorgeant de son
sang ; ainsi était constitué le monde naturel.
Le premier jour de la seconde semaine, au milieu
de la matinée, je me retrouvai face à une faille immense qui me
barrait la route en direction de l’Ouest. Je connaissais son
existence par les relevés satellite, mais je m’étais imaginé qu’il
serait possible de la franchir pour continuer ma route. Les parois
de basalte bleuté, d’une verticalité absolue, plongeaient sur
plusieurs centaines de mètres jusqu’à un plan confus, légèrement
accidenté, dont le sol semblait une juxtaposition de pierres noires
et de lacs de boue. Dans l’air limpide on distinguait les moindres
détails de la paroi opposée, qui pouvait être située à une dizaine
de kilomètres : elle était tout aussi verticale.
Si les cartes établies à partir des relevés ne
permettaient nullement de prévoir le caractère infranchissable de
cet accident de terrain, elles donnaient par contre une idée
précise de son tracé : partant d’une zone qui correspondait à
l’emplacement de l’ancienne Madrid (la cité avait été détruite par
une succession d’explosions nucléaires au cours d’une des dernières
phases des conflits interhumains), la faille traversait tout le sud
de l’Espagne, puis la zone marécageuse correspondant à ce qui avait
été la Méditerranée, avant de s’enfoncer très loin au cœur du
continent africain. La seule solution possible était de la
contourner par le nord ; cela représentait un détour de mille
kilomètres. Je m’assis quelques minutes, découragé, les pieds
ballants dans le vide, cependant que le soleil montait sur les
sommets ; Fox s’assit à mes côtés en me jetant des regards
interrogateurs. Le problème de sa nourriture, du moins, était
résolu : les lapins, très nombreux dans la région, se
laissaient approcher et égorger sans la moindre méfiance ;
sans doute leurs prédateurs naturels avaient-ils disparu depuis de
nombreuses générations. J’étais surpris de la rapidité avec
laquelle Fox retrouvait les instincts de ses ancêtres
sauvages ; surpris aussi de la joie manifeste qu’il éprouvait,
lui qui n’avait connu que la tiédeur d’un appartement, à humer
l’air des sommets, à gambader dans les prairies de montagne.
Les journées étaient douces et déjà
chaudes ; c’est sans difficulté que nous franchîmes les
chaînes de la sierra Nevada par le puerto de la Ragua, à deux mille
mètres d’altitude ; au loin, on distinguait le sommet couronné
de neige du Mulhacén, qui avait été – et restait, malgré les
bouleversements géologiques intervenus – le point culminant de la
péninsule ibérique.
Plus au nord s’étendait une zone de plateaux et
de buttes calcaires, au sol creusé de très nombreuses grottes.
Elles avaient servi d’abri aux hommes préhistoriques qui avaient
pour la première fois habité la région ; plus tard, elles
avaient été utilisées comme refuge par les derniers musulmans
chassés par la Reconquista espagnole, avant d’être transformées au
xxe siècle en zones récréatives et en
hôtels ; je pris l’habitude de m’y reposer dans la journée, et
de poursuivre mon chemin à la tombée de la nuit. C’est au matin du
troisième jour que je perçus, pour la première fois, des indices de
la présence des sauvages – un feu, des ossements de petits animaux.
Ils avaient allumé le feu à même le sol d’une des chambres
installées dans les grottes, carbonisant du même coup la moquette,
alors que les cuisines de l’hôtel renfermaient une batterie de
cuisinières vitrocéramiques – dont ils avaient été incapables de
comprendre le fonctionnement. C’était pour moi une surprise
constante de constater qu’une grande partie des équipements
construits par les hommes étaient encore, plusieurs siècles après,
en état de marche – les centrales électriques elles-mêmes
continuaient à débiter des milliers de kilowatts qui n’étaient plus
utilisés par personne. Profondément hostile à tout ce qui pouvait
venir de l’humanité, désireuse d’établir une coupure radicale avec
l’espèce qui nous avait précédés, la Sœur suprême avait très vite
décidé de développer une technologie autonome dans les enclaves
destinées à l’habitation des néo-humains qu’elle avait
progressivement rachetées aux nations en ruine, incapables de
boucler leur budget, puis bientôt de subvenir aux besoins
sanitaires de leurs populations. Les installations précédentes
avaient été entièrement laissées à l’abandon ; la permanence
de leur fonctionnement n’en était que plus remarquable : quel
qu’il ait pu être par ailleurs, l’homme avait décidément été un
mammifère ingénieux.
Parvenu à la hauteur de l’embalse de Negratin,
je marquai une halte brève. Les gigantesques turbines du barrage
tournaient au ralenti ; elles n’alimentaient plus qu’une
rangée de lampadaires au sodium qui s’alignaient inutilement le
long de l’autoroute entre Grenade et Alicante. La chaussée,
crevassée, recouverte de sable, était envahie çà et là d’herbe et
de buissons. Installé à la terrasse d’un ancien café-restaurant qui
dominait la surface turquoise de la retenue d’eau, au milieu des
tables et des chaises métalliques rongées par la rouille, je me
surpris une fois de plus à être saisi par un accès de nostalgie en
songeant aux fêtes, aux banquets, aux réunions de famille qui
devaient se dérouler là bien des siècles auparavant. J’étais
pourtant, et plus que jamais, conscient que l’humanité ne méritait pas de vivre, que la disparition de
cette espèce ne pouvait, à tous points de vue, qu’être considérée
comme une bonne nouvelle ; ses vestiges dépareillés,
détériorés n’en avaient pas moins quelque chose de navrant.
« Jusqu’à quand se perpétueront les
conditions du malheur ? » s’interroge la Sœur suprême
dans sa Seconde Réfutation de
l’Humanisme. « Elles se perpétueront, répond-elle
aussitôt, tant que les femmes continueront d’enfanter. » Aucun
problème humain, enseigne la Sœur suprême, n’aurait pu trouver
l’ébauche d’une solution sans une limitation drastique de la
densité de la population terrestre. Une opportunité historique
exceptionnelle de dépeuplement raisonné s’était offerte au début du
xxie siècle, poursuivait-elle, à la fois en
Europe par le biais de la dénatalité et en Afrique par celui des
épidémies et du sida. L’humanité avait préféré gâcher cette chance
par l’adoption d’une politique d’immigration massive, et portait
donc l’entière responsabilité des guerres ethniques et religieuses
qui s’ensuivirent, et qui devaient constituer le prélude à la
Première Diminution.
Longue et confuse, l’histoire de la Première
Diminution n’est aujourd’hui connue que de rares spécialistes, qui
s’appuient essentiellement sur la monumentale Histoire des Civilisations Boréales, en vingt-trois
tomes, de Ravensburger et Dickinson. Source d’informations
incomparable, cet ouvrage a parfois été considéré comme manquant de
rigueur dans leur vérification ; on lui a en particulier
reproché de laisser trop de place à la relation de Horsa, qui,
selon Penrose, doit plus à l’influence littéraire des chansons de
geste et au goût pour une métrique régulière qu’à la stricte vérité
historique. Ses critiques se sont, par exemple, focalisées sur le
passage suivant :
Les trois îles du Nord sont
bloquées par les glaces ;
Les plus fines théories
refusent de cadrer ;
On dit que quelque part un
lac s’est effondré
Et les continents morts
remontent à la surface.
Des astrologues obscurs
sillonnent nos provinces,
Proclamant le retour du Dieu
des Hyperbores ;
Ils annoncent la gloire de
l’Alpha du Centaure
Et jurent obéissance au sang
de nos vieux princes.
Ce passage, argue-t-il, est en contradiction
manifeste avec ce que nous savons de l’histoire climatique du
globe. Des recherches plus poussées ont cependant montré que le
début de l’effondrement des civilisations humaines fut marqué par
des variations thermiques aussi soudaines qu’imprévisibles. La
Première Diminution en elle-même, c’est-à-dire la fonte des glaces,
qui, produite par l’explosion de deux bombes thermonucléaires aux
pôles arctique et antarctique, devait provoquer l’immersion de
l’ensemble du continent asiatique à l’exception du Tibet et diviser
par vingt le chiffre de la population terrestre, n’intervint qu’au
bout d’un siècle.
D’autres travaux ont mis en évidence la
résurgence, au cours de cette période troublée, de croyances et de
comportements venus du passé folklorique le plus reculé de
l’humanité occidentale, tels que l’astrologie, la magie
divinatoire, la fidélité à des hiérarchies de type dynastique.
Reconstitution de tribus rurales ou urbaines, réapparition de
cultes et de coutumes barbares : la disparition des
civilisations humaines, au moins dans sa première phase, ressembla
assez à ce qui avait été pronostiqué, dès la fin du xxesiècle, par
différents auteurs de fiction spéculative. Un futur violent,
sauvage, était ce qui attendait les hommes, beaucoup en eurent
conscience avant même le déclenchement des premiers troubles ;
certaines publications comme Métal
Hurlant témoignent à cet égard d’une troublante prescience.
Cette conscience anticipée ne devait d’ailleurs nullement permettre
aux hommes de mettre en œuvre, ni même d’envisager une solution
quelconque. L’humanité, enseigne la Sœur suprême, devait accomplir
son destin de violence, jusqu’à la destruction finale ; rien
n’aurait pu la sauver, à supposer même qu’un tel sauvetage eût pu
être considéré comme souhaitable. La petite communauté néo-humaine,
rassemblée dans des enclaves protégées par un système de sécurité
sans faille, dotée d’un système de reproduction fiabilisé et d’un
réseau de communications autonome, devait traverser sans difficulté
cette période d’épreuves. Elle devait survivre avec la même
facilité à la Seconde Diminution, corrélative du Grand Assèchement.
Maintenant à l’abri de la destruction et du pillage l’ensemble des
connaissances humaines, les complétant à l’occasion avec mesure,
elle devait jouer à peu près le rôle qui était celui des monastères
tout au long de la période du Moyen Âge – à ceci près qu’elle
n’avait nullement pour objectif de préparer une résurrection future
de l’humanité, mais au contraire de favoriser, dans toute la mesure
du possible, son extinction.
Durant les trois jours qui suivirent nous
traversâmes un plateau sec et blanc, à la végétation anémiée ;
l’eau et le gibier devenaient plus rares, et je décidai d’obliquer
vers l’Est, m’écartant du parcours de la faille. Suivant le cours
du rio Guardal, nous atteignîmes l’embalse de San Clemente, puis
c’est avec plaisir que nous retrouvâmes les ombrages frais et
giboyeux de la sierra de Segura. Ma constitution biochimique me
donnait, j’en prenais conscience à mesure que se poursuivait notre
route, une résistance exceptionnelle, une facilité d’adaptation aux
différents milieux qui n’avait pas son équivalent dans le monde
animal. Je n’avais vu jusqu’à présent aucune trace de grands
prédateurs, et c’est plutôt en hommage à une ancienne tradition
humaine que j’allumais un feu chaque soir, après avoir établi notre
campement. Fox retrouvait sans difficulté les atavismes qui étaient
ceux du chien depuis qu’il avait décidé d’accompagner l’homme,
voici déjà de nombreux millénaires, avant de reprendre sa place
auprès des néo-humains. Un froid léger descendait des sommets, nous
étions à près de deux mille mètres d’altitude et Fox contemplait
les flammes avant de s’étendre à mes pieds alors que rougeoyaient
les braises. Il ne dormirait, je le savais, que d’un œil, prêt à se
dresser à la première alerte, à tuer et à mourir s’il le fallait
pour protéger son maître, et son foyer. Malgré ma lecture attentive
de la narration de Daniel1 je n’avais toujours pas totalement
compris ce que les hommes entendaient par l’amour, je n’avais pas saisi l’intégralité des
sens multiples, contradictoires qu’ils donnaient à ce terme ;
j’avais saisi la brutalité du combat sexuel, l’insoutenable douleur
de l’isolement affectif, mais je ne voyais toujours pas ce qui leur
avait permis d’espérer qu’ils pourraient, entre ces aspirations
contraires, établir une forme de synthèse. À l’issue pourtant de
ces quelques semaines de voyage dans les sierras de l’intérieur de
l’Espagne jamais je ne m’étais senti aussi près d’aimer, dans le
sens le plus élevé qu’ils donnaient à ce terme ; jamais je
n’avais été aussi près de ressentir personnellement « ce que
la vie a de meilleur », pour reprendre les mots utilisés par
Daniel1 dans son poème terminal, et je comprenais que la nostalgie
de ce sentiment ait pu précipiter Marie23 sur les routes, si loin
de là, sur l’autre rive de l’Atlantique. J’étais à vrai dire
moi-même entraîné sur un chemin tout aussi hypothétique, mais il
m’était devenu indifférent d’atteindre ma destination : ce que
je voulais au fond c’était continuer à cheminer avec Fox par les
prairies et les montagnes, connaître encore les réveils, les bains
dans une rivière glacée, les minutes passées à se sécher au soleil,
les soirées ensemble autour du feu à la lumière des étoiles.
J’étais parvenu à l’innocence, à un état non conflictuel et non
relatif, je n’avais plus de plan ni d’objectif, et mon
individualité se dissolvait dans la série indéfinie des
jours ; j’étais heureux.
Après la sierra de Segura nous abordâmes la
sierra d’Alcaraz, moins élevée en altitude ; j’avais renoncé à
garder le décompte exact de nos jours de marche, mais c’est à peu
près début août, je pense, que nous arrivâmes en vue d’Albacete. La
chaleur était écrasante. Je m’étais largement écarté du parcours de
la faille ; si je voulais la rejoindre il me fallait à présent
prendre plein ouest, et traverser sur plus de deux cents kilomètres
les plateaux de la Manche où je ne trouverais ni végétation, ni
abri. Je pouvais aussi, en obliquant vers le nord, atteindre les
zones plus boisées qui s’étendent autour de Cuenca, puis, en
traversant la Catalogne, rejoindre la chaîne pyrénéenne.
Jamais je n’avais eu, au cours de mon existence
néo-humaine, de décision ni d’initiative à prendre, c’était un
processus qui m’était totalement étranger. L’initiative
individuelle, enseigne la Sœur suprême dans ses Instructions pour une vie paisible, est la matrice
de la volonté, de l’attachement et du désir ; aussi les Sept
Fondateurs, travaillant à sa suite, s’attachèrent à mettre au point
une cartographie exhaustive des situations de vie envisageables.
Leur objectif était naturellement en premier lieu d’en finir avec
l’argent et avec le sexe, deux facteurs dont ils avaient pu, au
travers de l’ensemble des récits de vie humains, reconnaître
l’importance délétère ; il s’agissait également d’écarter
toute notion de choix politique, source comme ils l’écrivent de
passions « factices mais violentes ». Ces pré-conditions
d’ordre négatif, pour indispensables qu’elles soient, n’étaient
cependant pas suffisantes à leurs yeux pour permettre à la
néo-humanité de rejoindre l’« évidente neutralité du
réel », selon leur expression fréquemment citée ; il
convenait, également, de fournir un catalogue concret de
prescriptions positives. Le comportement individuel, notent-ils
dans leurs Prolégomènes à l’Édification de la
Cité centrale (le premier ouvrage néo-humain qui,
significativement, ne comporte aucun nom d’auteur) devait devenir
« aussi prévisible que le fonctionnement d’un
réfrigérateur ». Dans la rédaction de leurs consignes, ils se
reconnaissent d’ailleurs comme principale source d’inspiration
stylistique, plus que toute autre production littéraire humaine,
« le mode d’emploi des appareils électroménagers de taille et
de complexité moyennes, en particulier celui du magnétoscope JVC
HR-DV3S/MS ». Les néo-humains, avertissent-ils d’emblée,
peuvent tout comme les humains être considérés comme des mammifères
rationnels de taille et de complexité moyennes ; aussi est-il
loisible, au sein d’une vie stabilisée, d’établir un répertoire
complet des conduites.
En quittant les chemins d’une vie répertoriée,
je m’étais également écarté de tout schéma applicable. Ainsi, en
l’espace de quelques minutes, accroupi sur mes talons au sommet
d’une butte calcaire, contemplant la plaine interminable et blanche
qui s’étendait à mes pieds, je découvris les affres du choix
personnel. Je réalisai également – et définitivement cette fois –
que mon désir n’était pas, n’était plus et probablement n’avait
jamais été de rejoindre une communauté de primates quelle qu’elle
fût. C’est sans réelle hésitation, un peu comme sous l’effet d’une
sorte de pesanteur interne, un peu comme on finit par pencher du
côté le plus lourd, que je décidai d’obliquer vers le Nord. Peu
après La Roda, en apercevant les forêts et les premiers
miroitements des eaux de l’embalse d’Alarcón, alors que Fox
trottait joyeusement à mes côtés, je me rendis compte que je ne
rencontrerais jamais Marie23, ni aucune autre néo-humaine, et que
je n’en éprouvais aucun regret véritable.
J’atteignis le village d’Alarcón peu après la
tombée de la nuit ; la lune se reflétait sur les eaux du lac,
animées d’un frémissement léger. Alors que j’arrivais à la hauteur
des premières maisons, Fox se figea sur place et gronda doucement.
Je m’immobilisai ; je n’entendais aucun bruit mais je faisais
confiance à son ouïe, plus aiguisée que la mienne. Des nuages
passèrent devant la lune et je distinguai un léger grattement sur
ma droite ; lorsque la lumière redevint plus vive j’aperçus
une forme humaine, qui me parut courbée et contrefaite, se glisser
entre deux maisons. Je retins Fox, qui s’apprêtait à se lancer à sa
poursuite, et je continuai à gravir la rue principale. C’était
peut-être imprudent de ma part ; mais, d’après tous les
témoignages de ceux qui avaient été en contact avec eux, les
sauvages éprouvaient une véritable terreur des néo-humains, leur
première réaction était dans tous les cas de prendre la
fuite.
Le château fort d’Alarcón avait été construit au
xiie siècle puis transformé en parador au
xxe,
m’apprit une pancarte touristique aux caractères usés ; sa
masse restait imposante, il dominait le village et devait permettre
de surveiller les alentours à des kilomètres à la ronde ; je
décidai de m’y installer pour la nuit, sans tenir compte des
rumeurs et des silhouettes qui détalaient dans l’obscurité. Fox
grondait continuellement, et je finis par le prendre dans mes bras
pour le calmer ; j’étais de plus en plus persuadé que les
sauvages éviteraient toute confrontation si je faisais suffisamment
de bruit pour les avertir de mon approche.
L’intérieur du château portait toutes les traces
d’une occupation récente ; du feu brûlait même dans la grande
cheminée, et il y avait une réserve de bois ; ils n’avaient du
moins pas perdu ce secret, celui d’une des plus anciennes
inventions humaines. Je me rendis compte après une rapide
inspection des chambres que c’était à peu près tout ce qu’on
pouvait dire en leur faveur : l’occupation du bâtiment par les
sauvages se traduisait surtout par du désordre, de la puanteur, des
tas d’excréments séchés sur le sol. Il n’y avait aucun indice
d’activité mentale, intellectuelle ni artistique ; cela
correspondait à la conclusion des rares chercheurs qui s’étaient
penchés sur l’histoire des sauvages : en l’absence de toute
transmission culturelle, l’effondrement s’était fait avec une
rapidité foudroyante.
Les murs épais conservaient bien la chaleur et
je décidai d’installer mon campement dans la grande salle, me
contentant de tirer un matelas près du feu ; dans une réserve,
je découvris une pile de draps propres. Je découvris également deux
carabines à répétition, ainsi qu’une réserve impressionnante de
cartouches et un nécessaire complet permettant de nettoyer et de
graisser les armes. La région, vallonnée et boisée, avait dû être
très giboyeuse du temps des humains ; j’ignorais ce qu’il en
était à présent, mais mes premières semaines de marche m’avaient
révélé que certaines espèces du moins avaient survécu à la
succession de raz de marée et d’assèchements extrêmes, aux nuages
de radiations atomiques, à l’empoisonnement des cours d’eau, à tous
les cataclysmes enfin qui avaient ravagé la planète au cours des
deux derniers millénaires. Les derniers siècles de la civilisation
humaine, c’est un fait peu connu mais significatif, avaient vu
l’apparition en Europe occidentale de mouvements inspirés par une
idéologie d’un masochisme étrange, dite « écologiste »
bien qu’elle n’eût que peu de rapports avec la science du même nom.
Ces mouvements insistaient sur la nécessité de protéger la
« nature » contre les agissements humains, et plaidaient
pour l’idée que toutes les espèces, quel que soit leur degré de
développement, avaient un « droit » égal à l’occupation
de la planète ; certains adeptes de ces mouvements semblaient
même à vrai dire prendre systématiquement le parti des animaux
contre l’homme, éprouver plus de chagrin à l’annonce de la
disparition d’une espèce d’invertébrés qu’à celle d’une famine
ravageant la population d’un continent. Nous avons aujourd’hui un
peu de mal à comprendre ces concepts de « nature » et de
« droit » qu’ils manipulaient avec tant de légèreté, et
nous voyons simplement dans ces idéologies terminales un des
indices du désir de l’humanité de se retourner contre elle-même, de
mettre fin à une existence qu’elle sentait inadéquate. Les
« écologistes », quoi qu’il en soit, avaient largement
sous-estimé la capacité d’adaptation du monde vivant, sa rapidité à
reconstituer de nouveaux équilibres sur les ruines d’un monde
détruit, et mes premiers prédécesseurs néo-humains, tels Daniel3 et
Daniel4, soulignent cette sensation d’ironie légère qu’ils
éprouvent à voir des forêts denses, peuplées de loups et d’ours,
gagner rapidement du terrain sur les anciens complexes industriels.
Il est cocasse également, à l’heure où les humains ont pratiquement
disparu, et où leur domination passée ne se manifeste plus que par
de nostalgiques vestiges, de constater la remarquable résistance
des acariens et des insectes.
Je passai une nuit paisible, et m’éveillai peu
avant l’aube. Fox sur mes talons, je fis le tour du chemin de ronde
en regardant le soleil qui se levait sur les eaux du lac ; les
sauvages, ayant abandonné le village, s’étaient probablement
repliés sur ses rives. J’entrepris ensuite une exploration complète
du château, où je découvris de nombreux objets de fabrication
humaine, certains en bon état de conservation. Tous ceux qui
comportaient des composants électroniques et des piles au lithium
destinées à conserver les données pendant les coupures
d’alimentation avaient été irrémédiablement détériorés par le
passage des siècles ; je laissai ainsi de côté les téléphones
portables, les ordinateurs, les agendas électroniques. Les
appareils, par contre, qui ne comportaient que des pièces
mécaniques et optiques, avaient pour la plupart très bien résisté.
Je jouai quelque temps avec un appareil photo, un Rolleiflex double
objectif à la carrosserie de métal d’un noir mat : la
manivelle permettant l’entraînement de la pellicule tournait sans
heurt ; les lamelles de l’obturateur s’ouvraient et se
refermaient avec un petit bruit soyeux, à une vitesse qui variait
suivant le chiffre sélectionné sur la molette de contrôle. S’il
avait encore existé des pellicules photographiques, des
laboratoires de développement, j’étais sûr que j’aurais pu réaliser
d’excellents clichés. Alors que le soleil commençait à chauffer, à
illuminer de reflets dorés la surface du lac, je méditai quelque
temps sur la grâce, et sur l’oubli ; sur ce que l’humanité
avait eu de meilleur : son ingéniosité technologique. Rien ne
subsistait aujourd’hui de ces productions littéraires et
artistiques dont l’humanité avait été si fière ; les thèmes
qui leur avaient donné naissance avaient perdu toute pertinence,
leur pouvoir d’émotion s’était évaporé. Rien ne subsistait non plus
de ces systèmes philosophiques ou théologiques pour lesquels les
hommes s’étaient battus, étaient morts parfois, avaient tué plus
souvent encore ; tout cela n’éveillait plus chez un néo-humain
le moindre écho, nous n’y voyions plus que les divagations
arbitraires d’esprits limités, confus, incapables de produire le
moindre concept précis ou simplement utilisable. Les productions
technologiques de l’homme, par contre, pouvaient encore inspirer le
respect : c’est dans ce domaine que l’homme avait donné le
meilleur de lui-même, qu’il avait exprimé sa nature profonde, il y
avait atteint d’emblée à une excellence opérationnelle à laquelle
les néo-humains n’avaient rien pu ajouter de significatif.
Mes propres besoins technologiques, cela dit,
étaient très limités ; je me contentai d’une paire de jumelles
à fort grossissement et d’un couteau à large lame que je glissai à
ma ceinture. Il était possible, après tout, que je sois amené à
rencontrer des animaux dangereux dans la suite de mon voyage, si
tant est que je le poursuive. Dans l’après-midi, des nuages
s’accumulèrent au-dessus de la plaine, et la pluie commença à
tomber un peu plus tard par longs rideaux lents et lourds, les
gouttes s’écrasaient dans la cour du château avec un bruit mat. Je
sortis peu avant le coucher du soleil : les chemins étaient
détrempés, impraticables ; je compris alors que l’été faisait
place à l’automne, et je sus aussi que j’allais rester là quelques
semaines, quelques mois peut-être ; j’attendrais le début de
l’hiver, que les journées redeviennent froides et sèches. Je
pourrais chasser, tuer des cerfs ou des biches que je ferais rôtir
dans la cheminée, mener cette vie simple que je connaissais par
différents récits de vie humains. Fox en serait, je le savais,
heureux, la mémoire en était inscrite dans ses gènes ; pour ma
part j’avais besoin de capsules de sels minéraux, mais il me
restait encore six mois de réserve. Ensuite il me faudrait trouver
de l’eau de mer, si la mer existait encore, si je pouvais
l’atteindre ; ou bien je devrais mourir. Mon attachement à la
vie n’était pas très élevé par rapport aux critères humains, tout
dans l’enseignement de la Sœur suprême était orienté vers l’idée de
détachement ; retrouvant le monde originel, j’avais la
sensation d’être une présence incongrue, facultative, au milieu
d’un univers où tout était orienté vers la survie, et la
perpétuation de l’espèce.
Tard dans la nuit je me réveillai et distinguai
un feu sur les rives du lac. Braquant mes jumelles dans cette
direction, j’éprouvai un choc en découvrant les sauvages :
jamais je n’en avais vu d’aussi près, et ils étaient différents de
ceux qui peuplaient la région d’Almeria, leurs corps étaient plus
robustes et leur peau plus claire ; le spécimen contrefait que
j’avais aperçu à mon arrivée dans le village était probablement une
exception. Ils étaient une trentaine, réunis autour du feu, vêtus
de haillons de cuir – probablement de fabrication humaine. Je ne
pus soutenir leur vue très longtemps et partis me rallonger dans
l’obscurité en tremblant légèrement ; Fox se blottit contre
moi, me poussant l’épaule du museau, jusqu’à ce que je
m’apaise.
Le lendemain matin, à la porte du château, je
découvris une valise de plastique rigide, elle aussi de fabrication
humaine ; incapables de mener à bien par eux-mêmes la
production d’un objet quelconque, n’ayant développé aucune
technologie, les sauvages vivaient sur les débris de l’industrie
humaine et se contentaient d’utiliser les objets qu’ils trouvaient
çà et là dans les ruines des anciennes habitations, ceux du moins
dont ils comprenaient la fonction. J’ouvris la valise : elle
contenait des tubercules, dont je ne parvins pas à déterminer la
nature, et un quartier de viande rôtie. Cela confirmait la totale
ignorance que les sauvages avaient des néo-humains : ils
n’étaient apparemment même pas conscients que mon métabolisme
différait du leur, et que ces aliments étaient inutilisables pour
moi ; Fox par contre dévora le quartier de viande avec
appétit. Cela confirmait également qu’ils éprouvaient à mon égard
une grande crainte, et souhaitaient se concilier ma bienveillance,
ou du moins ma neutralité. Le soir venu, je déposai la valise vide
à l’entrée afin de montrer que j’acceptais l’offrande.
La même scène se reproduisit le lendemain, puis
les jours suivants. Dans la journée, j’observais à la jumelle le
comportement des sauvages ; je m’étais à peu près habitué à
leur aspect, à leurs traits burinés, grossiers, à leurs organes
sexuels apparents. Lorsqu’ils ne chassaient pas ils semblaient la
plupart du temps dormir, ou s’accoupler – ceux du moins à qui la
possibilité en était offerte. La tribu était organisée selon un
système hiérarchique strict, qui m’apparut dès mes premières
journées d’observation. Le chef était un mâle d’une quarantaine
d’années, au poil grisonnant ; il était assisté par deux
jeunes mâles au poitrail bien découplé, de très loin les individus
les plus grands et les plus robustes du groupe ; la copulation
avec les femelles leur était réservée : lorsque celles-ci
rencontraient un des trois mâles dominants, elles se mettaient à
quatre pattes et présentaient leur vulve ; elles repoussaient
par contre avec violence les avances des autres mâles. Le chef
avait dans tous les cas la préséance sur ses deux subordonnés, mais
il ne semblait pas y avoir de hiérarchie claire entre
ceux-ci : en l’absence du chef ils bénéficiaient tour à tour,
et parfois simultanément, des faveurs des différentes femelles. La
tribu ne comportait aucun sujet âgé, et cinquante ans semblait être
le maximum qu’ils pussent atteindre. En somme, c’était un mode
d’organisation qui évoquait d’assez près les sociétés humaines, en
particulier celles des dernières périodes, postérieures à la
disparition des grands systèmes fédérateurs. J’étais certain que
Daniel1 n’aurait pas été dépaysé dans cet univers, et qu’il y
aurait facilement trouvé ses repères.
Une semaine après mon arrivée, alors que
j’ouvrais, comme à mon habitude, le portail du château, je
découvris aux côtés de la valise une jeune sauvage hirsute à la
peau très blanche, aux cheveux noirs. Elle était nue à l’exception
d’une jupette de cuir, sa peau était grossièrement ornée de traits
de peinture bleue et jaune. En me voyant approcher elle se
retourna, puis retroussa sa jupe et cambra les reins pour présenter
son cul. Lorsque Fox s’approcha pour la flairer elle se mit à
trembler de tous ses membres, mais ne changea pas de position.
Comme je ne bougeais toujours pas, elle finit par tourner la tête
dans ma direction ; je lui fis signe de me suivre à
l’intérieur du château.
J’étais assez ennuyé : si j’acceptais ce
nouveau type d’offrande, elle serait probablement renouvelée les
jours suivants ; d’un autre côté, renvoyer la femelle aurait
été l’exposer aux représailles des autres membres de la tribu. Elle
était visiblement terrorisée, guettait mes réactions avec une lueur
de panique dans le regard. Je connaissais les procédures de la
sexualité humaine, même s’il s’agissait d’un savoir purement
théorique. Je lui indiquai le matelas ; elle se mit à quatre
pattes et attendit. Je lui fis signe de se retourner ; elle
obéit, écartant largement les cuisses, et commença à passer une
main sur son trou, qui était étonnamment velu. Les mécanismes du
désir étaient restés à peu près les mêmes chez les néo-humains,
bien qu’ils se fussent considérablement affaiblis, et je savais que
certains avaient coutume de se prodiguer des excitations manuelles.
J’avais pour ma part essayé une fois, plusieurs années auparavant,
sans réellement parvenir à évoquer d’image mentale, essayant de
concentrer mon esprit sur les sensations tactiles – qui étaient
restées modérées, ce qui m’avait dissuadé de renouveler
l’expérience. J’ôtai cependant mon pantalon, dans le but de
manipuler mon organe afin de lui donner la rigidité voulue. La
jeune sauvage émit un grognement de satisfaction, frotta son trou
avec une énergie redoublée. En m’approchant, je fus saisi par
l’odeur pestilentielle qui émanait de son entrecuisse. Depuis mon
départ j’avais perdu mes habitudes d’hygiène néo-humaines, mon
odeur corporelle était légèrement plus prononcée, mais cela n’avait
rien à voir avec la puanteur qui émanait du sexe de la sauvage,
mélange de relents de merde et de poisson pourri. Je reculai
involontairement ; elle se redressa aussitôt, toute son
inquiétude réveillée, et rampa vers moi ; arrivée à la hauteur
de mon organe, elle approcha sa bouche. La puanteur était moins
insoutenable mais quand même très forte, ses dents étaient petites,
avariées, noires. Je la repoussai doucement, me rhabillai, la
raccompagnai jusqu’à la porte du château en lui indiquant par
signes de ne pas revenir. Le lendemain, je négligeai de prendre la
valise qui avait été déposée pour moi ; il me paraissait tout
compte fait préférable d’éviter de développer une trop grande
familiarité avec les sauvages. Je pouvais chasser pour subvenir aux
besoins de Fox, le gibier était abondant et peu aguerri ; les
sauvages, peu nombreux, n’utilisaient pas d’autres armes que l’arc
et la flèche, mes deux carabines à répétition constitueraient un
atout décisif. Dès le lendemain je fis une première sortie et, à la
grande joie de Fox j’abattis deux biches qui paissaient dans les
douves. À l’aide d’une courte hache je découpai deux cuissots,
laissant le reste du cadavre pourrir sur place. Ces bêtes n’étaient
que des machines imparfaites, approximatives, d’une durée de vie
faible ; elles n’avaient ni la robustesse, ni l’élégance et la
perfection de fonctionnement d’un Rolleiflex double objectif,
songeai-je en observant leurs yeux globuleux, que la vie avait
désertés. Il pleuvait encore mais plus doucement, les chemins
redevenaient praticables ; lorsque le gel aurait commencé, il
serait temps de repartir en direction de l’Ouest.
Dans les jours qui suivirent, je m’aventurai
plus loin dans la forêt qui entourait le lac ; sous le couvert
des arbres élevés poussait une herbe rase, illuminée çà et là de
plaques de soleil. De temps en temps j’entendais un bruissement
dans un fourré plus dense, ou j’étais alerté par un grondement de
Fox. Je savais que les sauvages étaient là, que je traversais leur
territoire, mais qu’ils n’oseraient pas se montrer ; les
détonations devaient les terroriser. À juste titre,
d’ailleurs : je maîtrisais bien, maintenant, le fonctionnement
de mes carabines, je parvenais à recharger très rapidement, et
j’aurais pu en faire un carnage. Les doutes qui avaient pu
occasionnellement, au cours de ma vie abstraite et solitaire,
m’assaillir, avaient à présent disparu : je savais que j’avais
affaire à des êtres néfastes, malheureux et cruels ; ce n’est
pas au milieu d’eux que je trouverais l’amour, ou sa possibilité,
ni aucun des idéaux qui avaient pu alimenter les rêveries de nos
prédécesseurs humains ; ils n’étaient que le résidu
caricatural des pires tendances de l’humanité ordinaire, celle que
connaissait déjà Daniel1, celle dont il avait souhaité, planifié et
dans une large mesure accompli la perte. J’en eus une nouvelle
confirmation au cours d’une sorte de fête organisée quelques jours
plus tard par les sauvages. C’était une nuit de pleine lune et je
fus réveillé par les hurlements de Fox ; le rythme des
tambourins était d’une violence obsédante. Je montai au sommet de
la tour centrale, ma paire de jumelles à la main. L’ensemble de la
tribu était réuni dans la clairière, ils avaient allumé un grand
feu et paraissaient surexcités. Le chef présidait la réunion dans
ce qui ressemblait à un siège de voiture défoncé ; il portait
un tee-shirt « Ibiza Beach » et une paire de bottines
montantes ; ses jambes et ses organes sexuels étaient à
découvert. Sur un signe de sa part la musique se ralentit et les
membres de la tribu formèrent un cercle, délimitant une sorte
d’arène au centre de laquelle les deux assistants du chef
amenèrent, en les poussant et les tirant sans ménagements, deux
sauvages âgés – les plus âgés de la tribu, ils pouvaient avoir
atteint la soixantaine. Ils étaient entièrement nus, et armés de
poignards à la lame large et courte – identiques à ceux que j’avais
trouvés dans une réserve du château. Le combat se déroula d’abord
dans le plus grand silence ; mais dès l’apparition du premier
sang les sauvages se mirent à pousser des cris, des sifflements, à
encourager les adversaires. Je compris tout de suite qu’il
s’agirait d’un combat à mort, destiné à éliminer l’individu le
moins apte à la survie ; les combattants frappaient sans
ménagements, essayant d’atteindre le visage ou les endroits
sensibles. Après les trois premières minutes il y eut une pause,
ils s’accroupirent aux extrémités de l’arène, s’épongeant et buvant
de larges rasades d’eau. Le plus corpulent semblait en difficulté,
il avait perdu beaucoup de sang. Sur un signal du chef, le combat
reprit. Le gros se releva en titubant ; sans perdre une
seconde, son adversaire bondit sur lui et lui enfonça son poignard
dans l’œil. Il tomba à terre, le visage aspergé de sang, et la
curée commença. Le poignard levé, les mâles et les femelles de la
tribu se précipitèrent en hurlant sur le blessé qui essayait de
ramper hors d’atteinte ; en même temps, les tambourins
recommencèrent à battre. Au début, les sauvages découpaient des
morceaux de chair qu’ils faisaient rôtir dans les braises, mais la
frénésie augmentant ils se mirent à dévorer directement le corps de
la victime, à laper son sang dont l’odeur semblait les enivrer.
Quelques minutes plus tard le gros sauvage était réduit à l’état de
résidus sanguinolents, dispersés sur quelques mètres dans la
prairie. La tête gisait de côté, intacte hormis son œil crevé. Un
des assistants la ramassa et la tendit au chef qui se leva et la
brandit sous les étoiles, cependant que la musique se taisait de
nouveau et que les membres de la tribu entonnaient une mélopée
inarticulée en frappant lentement dans leurs mains. Je supposai
qu’il s’agissait d’un rite d’union, un moyen de resserrer les liens
du groupe – en même temps que de se débarrasser des sujets
affaiblis ou malades ; tout cela me paraissait assez conforme
à ce que je pouvais connaître de l’humanité.
À mon réveil, une mince couche de givre
recouvrait les prairies. Je consacrai le reste de la matinée à me
préparer pour ce que j’espérais être la dernière étape de mon
périple. Fox me suivit de pièce en pièce en gambadant. En
continuant vers l’Ouest, je savais que je traverserais des régions
plus plates et plus chaudes ; la couverture de survie était
devenue inutile. Je ne sais pas exactement pourquoi j’en étais
revenu à mon projet initial d’essayer de rejoindre Lanzarote ;
l’idée de rencontrer une communauté néo-humaine ne m’inspirait
toujours pas de réel enthousiasme, je n’avais d’ailleurs eu aucun
indice supplémentaire de l’existence d’une telle communauté. Sans
doute la perspective de vivre le reste de mon existence dans des
zones infestées par les sauvages, même en compagnie de Fox, même si
je savais qu’ils seraient terrorisés par moi beaucoup plus que
l’inverse, qu’ils feraient tout leur possible pour se maintenir à
distance respectueuse, m’était-elle, à l’issue de cette nuit,
devenue intolérable. Je me rendis compte alors que je me coupais,
peu à peu, de toutes les possibilités ; il n’y avait peut-être
pas, dans ce monde, de place qui me convienne.
J’hésitai longuement devant mes carabines à
répétition. Elles étaient encombrantes, et me ralentiraient dans ma
marche ; je ne craignais nullement pour ma sécurité
personnelle. D’un autre côté, il n’était pas certain que Fox trouve
aussi facilement à se nourrir dans les régions que nous allions
traverser. La tête posée sur ses pattes avant, il me suivait du
regard comme s’il comprenait mes hésitations. Lorsque je me relevai
en tenant la carabine la plus courte, après avoir fourré une
réserve de cartouches dans mon sac, il se redressa en agitant
joyeusement la queue. Il avait, visiblement, pris goût à la
chasse ; et, dans une certaine mesure, moi aussi. J’éprouvais
maintenant une certaine joie à tuer des animaux, à les délivrer du
phénomène ; intellectuellement je savais que j’avais tort, car
la délivrance ne peut être obtenue que par l’ascèse, sur ce point
les enseignements de la Sœur suprême me paraissaient plus que
jamais indiscutables ; mais je m’étais peut-être, dans le plus
mauvais sens du terme, humanisé. Toute destruction d’une forme de
vie organique, quoi qu’il en soit, était un pas en avant vers
l’accomplissement de la loi morale ; demeurant dans
l’espérance des Futurs, je devais en même temps essayer de
rejoindre mes semblables, ou ce qui pouvait s’en rapprocher. En
bouclant la fermeture de mon sac je repensai à Marie23, qui était
partie en quête de l’amour, et ne l’avait sans doute pas trouvé.
Fox bondissait autour de moi, fou de joie à l’idée de reprendre la
route. Je jetai un regard circulaire sur les forêts, sur la plaine,
et je récitai mentalement la prière pour la délivrance des
créatures.
C’était la fin de la matinée et dehors il
faisait doux, presque chaud ; le gel n’avait pas tenu, nous
n’étions qu’au début de l’hiver, et j’allais définitivement quitter
les régions froides. Pourquoi vivais-je ? Je n’avais guère
d’appartenance. Avant de partir je décidai de faire une dernière
promenade autour du lac, ma carabine à la main, non pour chasser
vraiment, car je ne pourrais pas emporter le gibier, mais pour
offrir à Fox une dernière fois la satisfaction de folâtrer dans les
fourrés, de flairer les odeurs du sous-bois, avant d’aborder la
traversée des plaines.
Le monde était là, avec ses forêts, ses prairies
et ses animaux dans leur innocence – des tubes digestifs sur
pattes, terminés par des dents, dont la vie se résumait à
rechercher d’autres tubes digestifs afin de les dévorer et de
reconstituer leurs réserves énergétiques. Plus tôt dans la journée,
j’avais observé le campement des sauvages ; la plupart
dormaient, repus d’émotions fortes après leur orgie sanglante de la
veille. Ils étaient au sommet de la chaîne alimentaire, leurs
prédateurs naturels étaient peu nombreux ; aussi devaient-ils
procéder eux-mêmes à l’élimination des sujets vieillissants ou
malades afin de préserver la bonne santé de la tribu. Ne pouvant
compter sur la concurrence naturelle, ils devaient également
organiser un système social de contrôle d’accès à la vulve des
femelles, afin de maintenir le capital génétique de l’espèce. Tout
cela était dans l’ordre des choses, et l’après-midi était d’une
douceur étrange. Je m’assis au bord du lac pendant que Fox furetait
dans les fourrés. Parfois un poisson sautait hors de l’eau,
déclenchant à sa surface des ondes légères qui venaient mourir sur
ses bords. Je comprenais de plus en plus mal pourquoi j’avais
quitté la communauté abstraite, virtuelle des néo-humains. Notre
existence dépourvue de passions était celle des vieillards ;
nous portions sur le monde un regard empreint d’une lucidité sans
bienveillance. Le monde animal était connu, les sociétés humaines
étaient connues ; tout cela ne recelait aucun mystère, et rien
ne pouvait en être attendu, hormis la répétition du carnage.
« Ceci étant, cela est » me répétai-je machinalement, à
de nombreuses reprises, jusqu’à atteindre un état légèrement
hypnotique.
Au bout d’un peu plus de deux heures je me
relevai, apaisé peut-être, décidé en tout cas à poursuivre ma quête
– ayant en même temps accepté son échec probable, et le trépas qui
s’ensuivrait. Je m’aperçus alors que Fox avait disparu – il avait
dû flairer une piste, et s’aventurer plus loin dans les
sous-bois.
Je battis les buissons qui entouraient le lac
pendant plus de trois heures, appelant de temps à autre, à
intervalles réguliers, dans un silence angoissant, cependant que la
lumière commençait à baisser. Je retrouvai son corps à la tombée de
la nuit, transpercé par une flèche. Sa mort avait dû être affreuse,
ses yeux déjà vitreux reflétaient une expression de panique. Dans
un ultime geste de cruauté, les sauvages avaient découpé ses
oreilles ; ils avaient dû procéder rapidement de peur que je
ne les surprenne, la découpe était grossière, du sang avait
éclaboussé son museau et son poitrail.
Mes jambes fléchirent sous moi, je tombai
agenouillé devant le cadavre encore tiède de mon petit
compagnon ; il aurait peut-être suffi que je survienne cinq ou
dix minutes plus tôt pour tenir les sauvages à distance. J’allais
devoir creuser une sépulture, mais pour l’instant je ne m’en
sentais pas la force. La nuit tombait, des masses de brume froide
commençaient à se former autour du lac. Je contemplai longuement,
très longuement, le corps mutilé de Fox ; puis les mouches
arrivèrent, en petit nombre.