Daniel1,16
« Pour pouvoir détourner netstat, il faut y être injecté ; pour cela, on n’a d’autre choix que de détourner tout l’userland. »
kdm.fr.st
J’avais un peu oublié l’existence des élohimites lorsque je reçus un coup de téléphone de Patrick me rappelant que le stage d’hiver commençait deux semaines plus tard, et me demandant si j’avais toujours l’intention d’y participer. J’avais reçu un courrier d’invitation, un courrier VIP, précisa-t-il. Je le retrouvai facilement dans ma pile : le papier était orné, en filigrane, de jeunes filles nues dansant parmi les fleurs. Sa Sainteté le prophète me conviait, avec d’autres éminentes personnalités amies, à assister comme chaque année à la célébration de l’anniversaire de la « merveilleuse rencontre » – celle avec les Élohim, j’imagine. Ce serait une célébration particulière, où seraient dévoilés des détails inédits concernant l’édification de l’ambassade, en présence de fidèles du monde entier guidés par leurs neuf archevêques et leurs quarante-neuf évêques – ces distinctions honorifiques n’avaient rien à voir avec l’organigramme réel ; elles avaient été mises en place par Flic, qui les jugeait indispensables à la bonne gestion d’une organisation humaine. « On va s’éclater comme des malades ! » avait ajouté le prophète, à mon attention, de sa main.
Esther, comme prévu, avait des examens à cette période, et ne pourrait pas m’accompagner. Comme elle n’aurait, non plus, pas tellement le temps de me voir, j’acceptai sans hésiter – après tout j’étais à la retraite maintenant, je pouvais faire un peu de tourisme, des excursions sociologiques, essayer de vivre des moments pittoresques ou drôles. Je n’avais jamais mis en scène de secte dans mes sketches alors qu’il s’agissait d’un phénomène authentiquement moderne, qu’elles proliféraient malgré toutes les campagnes rationalistes et les mises en garde, que rien ne semblait pouvoir les arrêter. Je jouai quelque temps, assez vainement, avec l’idée d’un sketch élohimite, puis je pris mon billet d’avion.

Le vol faisait escale à la Grande Canarie, et pendant que nous tournions en attendant un couloir d’atterrissage j’observai avec curiosité les dunes de Maspalomas. Les gigantesques formations sableuses plongeaient dans l’océan d’un bleu éclatant ; nous volions à basse altitude et je pouvais distinguer les figures qui se formaient sur le sable, engendrées par le mouvement du vent, évoquant parfois des lettres, parfois des formes d’animaux ou des visages humains ; on ne pouvait s’empêcher d’y voir des signes, de leur donner une interprétation divinatoire, et je commençai à me sentir oppressé, malgré ou à cause de l’uniformité de l’azur.
L’avion se vida presque entièrement à l’aéroport de Las Palmas ; puis quelques passagers montèrent, qui faisaient la navette entre les îles. La plupart semblaient des voyageurs au long cours, du style backpackers australiens armés d’un guide Let’s go Europe et d’un plan de localisation des McDonald’s. Ils se comportaient tranquillement, regardaient eux aussi le paysage, échangeaient à mi-voix des remarques intelligentes ou poétiques. Peu avant l’atterrissage nous survolâmes une zone volcanique aux roches torturées, d’un rouge sombre.
Patrick m’attendait dans le hall d’accueil de l’aéroport d’Arrecife, vêtu d’un pantalon et d’une tunique blanche brodée de l’étoile multicolore de la secte, un large sourire aux lèvres – j’avais l’impression qu’il avait commencé à sourire cinq minutes avant mon arrivée, et de fait il continua, sans raison apparente, pendant que nous traversions le parking. Il me désigna un minibus Toyota blanc, lui aussi orné de l’étoile multicolore. Je m’installai sur le siège avant : le visage de Patrick était toujours illuminé par un sourire sans objet ; en attendant dans la file pour introduire son ticket de sortie il commença à tambouriner de quelques doigts sur le volant en agitant la tête, comme habité par une mélodie intérieure.
Nous roulions dans une plaine d’un noir intense, presque bleuté, formée de rocs anguleux, grossiers, à peine modelés par l’érosion, lorsqu’il reprit la parole : « Tu vas voir, ce stage est superbe… » dit-il à mi-voix, comme pour lui-même, ou comme s’il me confiait un secret. « Il y a des vibrations spéciales… C’est très spirituel, vraiment. » J’acquiesçai poliment. La remarque ne me surprenait qu’à moitié : dans les ouvrages New Age il est classiquement admis que les régions volcaniques sont parcourues de courants telluriques auxquels la plupart des mammifères – et en particulier les hommes – sont sensibles ; ils sont censés, entre autres, inciter à la promiscuité sexuelle. « C’est cela, c’est cela… » fit Patrick, toujours avec extase, « nous sommes des fils du feu ». Je m’abstins de relever.
Peu avant d’arriver nous longeâmes une plage de sable noir, parsemée de petits cailloux blancs ; je dois reconnaître que c’était étrange, et même perturbant. Je regardai d’abord avec attention, puis détournai la tête ; je me sentais un peu choqué par cette brutale inversion des valeurs. Si la mer avait été rouge, j’aurais sans doute pu l’admettre ; mais elle était toujours aussi bleue, désespérément.

La route bifurqua brusquement vers l’intérieur des terres et cinq cents mètres plus loin nous nous arrêtâmes devant une barrière métallique solide, de trois mètres de haut, flanquée de barbelés, qui s’étendait à perte de vue. Deux gardes armés de mitraillettes patrouillaient derrière le portail, qui était apparemment la seule issue. Patrick leur fit signe, ils déverrouillèrent le portail, s’approchèrent, me dévisagèrent soigneusement avant de nous laisser passer. « C’est nécessaire… me dit Patrick d’une voix toujours aussi éthérée. Les journalistes… »
La piste, assez bien entretenue, traversait une zone plate et poussiéreuse, au sol de petits cailloux rouges. Au moment où j’apercevais, dans le lointain, comme un village de tentes blanches, Patrick tourna sur la gauche en direction d’un escarpement rocheux très pentu, érodé sur l’un de ses côtés, fait de cette même roche noire, probablement volcanique, que j’avais remarquée un peu plus tôt. Après deux ou trois lacets, il arrêta le véhicule sur un terre-plein et nous dûmes continuer à pied. Malgré mes protestations il insista pour prendre ma valise, qui était assez lourde. « Non non, je t’en prie… Tu es un invité VIP… » Il avait adopté le ton de la plaisanterie, mais quelque chose me disait que c’était en fait bien plus sérieux. Nous passâmes devant une dizaine de grottes creusées à flanc de rocher avant d’aboutir sur un nouveau terre-plein, presque au sommet du monticule. Une ouverture large de trois mètres, haute de deux, conduisait à une grotte beaucoup plus vaste que les autres ; deux gardes armés, là aussi, étaient postés à l’entrée.
Nous pénétrâmes dans une première salle carrée d’à peu près dix mètres de côté, aux murs nus, uniquement meublée de quelques chaises pliantes disposées le long des murs ; puis, précédés par un garde, nous traversâmes un couloir éclairé par de hauts lampadaires en forme de colonnes, assez similaires à ceux en vogue dans les années 1970 : à l’intérieur d’un liquide luminescent et visqueux de couleur jaune, turquoise, orange ou mauve, de gros globules se formaient, remontaient lentement le long de la colonne lumineuse avant de disparaître.
Les appartements du prophète étaient meublés dans le même style années 1970. Une épaisse moquette orange, zébrée d’éclairs violets, recouvrait le sol. Des divans bas, couverts de fourrure, étaient irrégulièrement disposés dans la pièce. Dans le fond, des gradins menaient à un fauteuil relax tournant en cuir rose, avec repose-pieds intégré ; le fauteuil était vide. Derrière, je reconnus le tableau qui était dans la salle à manger du prophète à Zwork – au milieu d’un jardin supposément édénique, douze jeunes filles vêtues de tuniques transparentes le contemplaient avec adoration et désir. C’était ridicule, si l’on veut, mais uniquement dans la mesure – au fond assez faible – où une chose purement sexuelle peut l’être ; l’humour et le sentiment du ridicule (j’étais payé, et même bien payé, pour le savoir) ne peuvent remporter une pleine victoire que lorsqu’ils s’attaquent à des cibles déjà désarmées telles que la religiosité, le sentimentalisme, le dévouement, le sens de l’honneur, etc. ; ils se montrent au contraire impuissants à nuire sérieusement aux déterminants profonds, égoïstes, animaux de la conduite humaine. Ce tableau quoi qu’il en soit était si mal peint qu’il me fallut un certain temps pour reconnaître les modèles dans la personne des jeunes filles réelles, assises sur les gradins, qui tentaient plus ou moins de redoubler les positions picturales – elles avaient dû être mises au courant de notre arrivée – mais n’offraient cependant qu’une reproduction approximative de la toile : si certaines avaient les mêmes tuniques transparentes, vaguement grecques, relevées jusqu’à la taille, d’autres avaient opté pour des bustiers et des porte-jarretelles de latex noir ; toutes en tout cas avaient le sexe à découvert. « Ce sont les fiancées du prophète… » me dit Patrick avec respect. Il m’apprit alors que ces élues avaient le privilège de vivre dans la présence permanente du prophète ; toutes disposaient de chambres dans sa résidence californienne. Elles représentaient toutes les races de la Terre, et avaient été destinées par leur beauté au service exclusif des Élohim : elles ne pouvaient donc avoir de rapports sexuels qu’avec eux – une fois bien sûr qu’ils auraient honoré la Terre de leur visite – et avec le prophète ; elles pouvaient aussi, lorsque celui-ci en exprimait le désir, avoir des rapports sexuels entre elles. Je méditai quelque temps sur cette perspective tout en essayant de les recompter : décidément, il n’y en avait que dix. J’entendis à ce moment un clapotis venant de la droite. Des halogènes situés dans le plafond s’allumèrent, découvrant une piscine creusée dans le roc, entourée d’une végétation luxuriante ; le prophète s’y baignait nu. Les deux jeunes filles manquantes attendaient respectueusement près de l’échelle d’accès, tenant un peignoir et une serviette blancs ornés de l’étoile multicolore. Le prophète prenait son temps, roulait sur lui-même dans l’eau, dérivait paresseusement en faisant la planche. Patrick se tut, baissa la tête ; on n’entendit plus que le léger clapotis de la baignade.
Il sortit enfin, fut aussitôt enveloppé dans le peignoir, cependant que la seconde jeune fille s’agenouillait pour lui frictionner les pieds ; je m’aperçus alors qu’il était plus grand, et surtout plus costaud, que dans mon souvenir ; il devait certainement faire de la musculation, s’entretenir. Il vint vers moi les bras largement ouverts, me donna l’accolade. « Je suis content… dit-il d’une voix profonde, je suis content de te voir… » Je m’étais plusieurs fois demandé pendant le voyage ce qu’il attendait de moi au juste ; peut-être s’exagérait-il ma notoriété. La Scientologie, par exemple, bénéficiait sans nul doute de la présence parmi ses adhérents de John Travolta ou de Tom Cruise ; mais j’étais loin d’en être au même niveau. Il était dans le même cas à vrai dire, et c’était peut-être simplement l’explication : il prenait ce qu’il avait sous la main.

Le prophète s’assit dans son fauteuil relax ; nous nous installâmes sur des poufs en contrebas. Sur un signe de sa main les jeunes filles s’égaillèrent et revinrent, portant des coupelles en grès remplies d’amandes et de fruits secs ; d’autres portaient des amphores emplies de ce qui s’avéra être du jus d’ananas. Il restait, donc, dans la note grecque ; la mise en scène, quand même, n’était pas tout à fait au point, c’était un peu gênant d’apercevoir, sur une desserte, les emballages du mélange télévision Benenuts. « Susan… » dit doucement le prophète à une jeune fille très blonde, aux yeux bleus, au visage ravissant et candide, qui était restée assise à ses pieds. Obéissant sans un mot, elle s’agenouilla entre ses cuisses, écarta le peignoir et commença à le sucer ; son sexe était court, épais. Il souhaitait apparemment établir d’entrée de jeu une position de dominance claire ; je me demandai fugitivement s’il le faisait uniquement par plaisir, ou si ça faisait partie d’un plan destiné à m’impressionner. Je n’étais en fait nullement impressionné, je remarquai par contre que Patrick semblait gêné, regardait ses pieds avec embarras, rougissait un peu – alors que tout cela était, dans le principe, absolument conforme aux théories qu’il professait. La conversation roula d’abord sur la situation internationale – caractérisée, selon le prophète, par de graves menaces pesant sur la démocratie ; le danger représenté par l’intégrisme musulman n’était selon lui nullement exagéré, il disposait d’informations inquiétantes en provenance de ses adeptes africains. Je n’avais pas grand-chose à dire sur la question, ce qui n’était pas plus mal, ça me permit de conserver à mon visage une expression d’intérêt respectueux. De temps en temps il posait la main sur la tête de la fille, qui interrompait son mouvement ; puis, sur un nouveau signe, elle recommençait à le pomper. Après avoir monologué quelques minutes, le prophète voulut savoir si je souhaitais me reposer avant le repas, qui serait pris en compagnie des principaux dirigeants ; j’avais l’impression que la bonne réponse était : « Oui. »
« Ça s’est bien passé ! Ça s’est très bien passé !…. » me glissa Patrick, tout frétillant d’excitation, alors que nous reprenions le couloir en sens inverse. Sa soumission affichée me rendait un peu perplexe : j’essayais de passer en revue ce que je savais sur les tribus primitives, les rituels hiérarchiques, mais j’avais du mal à me souvenir, c’étaient vraiment des lectures de jeunesse, datant de l’époque où je prenais mes cours d’acteur ; je m’étais alors persuadé que les mêmes mécanismes se retrouvaient, à peine modifiés, dans les sociétés modernes, et que leur connaissance pourrait me servir à l’écriture de mes sketches – l’hypothèse s’était d’ailleurs révélée en gros exacte, Lévi-Strauss en particulier m’avait beaucoup aidé. En débouchant sur le terre-plein je m’arrêtai, frappé par la vision du camp de toile où logeaient les adeptes une cinquantaine de mètres en contrebas : il devait y avoir un bon millier de tentes igloo, très serrées, toutes identiques, d’un blanc immaculé, et disposées de manière à former cette étoile aux pointes recourbées qui était l’emblème de la secte. On ne pouvait apercevoir le dessin que d’en haut – ou du ciel, me suggéra Patrick. L’ambassade, une fois construite, affecterait la même forme, le prophète en avait lui-même dessiné les plans, il souhaiterait certainement me les montrer.
Je m’attendais plus ou moins à un repas somptueux, ponctué de délices sybaritiques ; je dus rapidement déchanter. En matière d’alimentation, le prophète en tenait pour la plus grande frugalité : tomates, fèves, olives, semoule de blé dur – le tout servi en petites quantités ; un peu de fromage de brebis, accompagné d’un verre de vin rouge. Non seulement il était régime crétois hardcore, mais il faisait une heure de gymnastique par jour, selon des mouvements précisément conçus pour tonifier l’appareil cardiovasculaire, prenait des comprimés de Pantestone et de MDMA, ainsi que d’autres médicaments disponibles uniquement aux USA. Il était littéralement obsédé par le vieillissement physique, et la conversation roula presque uniquement sur la prolifération des radicaux libres, le pontage du collagène, la fragmentation de l’élastine, l’accumulation de lipofuscine à l’intérieur des cellules du foie. Il avait l’air de connaître le sujet à fond, Savant intervenait juste de temps à autre pour préciser un point de détail. Les autres convives étaient Humoriste, Flic et Vincent – que je voyais pour la première fois depuis mon arrivée, et qui me parut encore plus largué que d’habitude : il n’écoutait pas du tout, semblait songer à des choses personnelles et informulables, son visage était parcouru de tressaillements nerveux, en particulier à chaque fois qu’apparaissait Susan – le service était assuré par les fiancées du prophète, qui avaient revêtu pour l’occasion de longues tuniques blanches fendues sur le côté.
Le prophète ne prenait pas de café, et le repas se conclut par une sorte d’infusion de couleur verte, particulièrement amère – mais qui était, selon lui, souveraine contre les accumulations de lipofuscine. Savant confirma l’information. Nous nous séparâmes tôt, le prophète insistait sur la nécessité d’un sommeil long et réparateur. Vincent me suivit précipitamment dans le couloir de sortie, j’eus l’impression qu’il s’accrochait à moi, qu’il souhaitait me parler. La grotte qui m’avait été allouée était légèrement plus vaste que la sienne, elle comportait une terrasse qui dominait le camp de toile. Il n’était que onze heures du soir mais tout était parfaitement calme, on n’entendait aucune musique, on distinguait peu d’allées et venues entre les tentes. Je servis à Vincent un verre du Glenfiddich que j’avais acheté au duty-free de l’aéroport de Madrid.
Je m’attendais plus ou moins à ce qu’il engage la conversation mais il n’en fit rien, il se contenta de se resservir et de faire tourner le liquide dans son verre. À mes questions sur son travail, il ne répondit que par des monosyllabes découragés ; il avait encore maigri. En désespoir de cause je finis par parler de moi, c’est-à-dire d’Esther, c’était à peu près la seule chose qui me paraissait digne d’être signalée dans ma vie dernièrement ; j’avais acheté un nouveau système d’arrosage automatique, aussi, mais je ne me sentais pas capable de tenir très longtemps sur le sujet. Il me demanda de lui parler encore d’Esther, ce que je fis avec un réel plaisir ; son visage s’éclairait peu à peu, il me dit qu’il était content pour moi, et je le sentais sincère. C’est difficile, l’affection entre hommes, parce que ça ne peut se concrétiser en rien, c’est quelque chose d’irréel et de doux, mais toujours d’un peu douloureux, aussi ; il partit dix minutes plus tard sans m’avoir révélé quoi que ce soit sur sa vie. Je m’allongeai dans l’obscurité et méditai sur la stratégie psychologique du prophète, qui me paraissait obscure. Allait-il me faire l’offrande d’une adepte destinée à me divertir sur le plan sexuel ? Il hésitait probablement, il ne devait pas avoir une grosse expérience dans le traitement des VIP. J’envisageais la perspective avec calme : j’avais fait l’amour avec Esther le matin même, cela avait été encore plus long et plus délicieux qu’à l’habitude ; je n’avais aucune envie d’une autre femme, je n’étais même pas certain le cas échéant de parvenir à m’y intéresser. On considère en général les hommes comme des bites sur pattes, capables de baiser n’importe quelle nana à condition qu’elle soit suffisamment excitante sans qu’aucune considération de sentiments entre en ligne de compte ; le portrait est à peu près juste, mais quand même un peu forcé. Susan était ravissante, certes, mais en la voyant sucer la queue du prophète je n’avais ressenti aucune montée d’adrénaline, aucune poussée de rivalité simiesque, en ce qui me concerne l’effet avait été manqué, et je me sentais en général inhabituellement calme.

Je me réveillai vers cinq heures du matin, peu avant l’aube, et fis une toilette énergique que je terminai par une douche glacée ; j’avais l’impression, assez difficile à justifier, et qui devait d’ailleurs se révéler fausse, que je m’apprêtais à vivre une journée décisive. Je me préparai un café noir, que je bus sur la terrasse en observant le camp de toile qui commençait à s’éveiller ; quelques adeptes se dirigeaient vers les sanitaires collectifs. Dans le jour naissant, la plaine caillouteuse paraissait d’un rouge sombre. Loin vers l’Est on apercevait les barrières de protection métallique, le terrain délimité par la secte devait faire au moins une dizaine de kilomètres carrés. Descendant le chemin en lacets, quelques mètres plus bas, j’aperçus soudain Vincent en compagnie de Susan. Ils s’arrêtèrent sur le terre-plein où nous avions laissé le minibus la veille. Vincent agitait les mains, semblait plaider sa cause, mais parlait à voix basse, j’étais trop loin pour le comprendre ; elle le regardait avec calme, mais son expression demeurait inflexible. Tournant la tête elle me vit qui les regardais, posa une main sur le bras de Vincent pour le faire taire ; je regagnai l’intérieur de ma grotte, pensif. Vincent me paraissait bien mal parti : avec son regard limpide que rien ne semblait pouvoir troubler, son corps athlétique et sain de jeune sportive protestante, cette fille avait tout de la fanatique de base : on aurait aussi bien pu l’imaginer dans un mouvement évangéliste radical, ou un groupuscule de deep ecology ; en l’occurrence elle devait être dévouée corps et âme au prophète, et rien ne pourrait la convaincre de rompre son vœu de service sexuel exclusif. Je compris alors pourquoi je n’avais jamais introduit de sectes dans mes sketches : il est facile d’ironiser sur les êtres humains, de les considérer comme des mécaniques burlesques lorsqu’ils sont, banalement, mus par la cupidité ou le désir ; lorsqu’ils donnent par contre l’impression d’être animés par une foi profonde, par quelque chose qui outrepasse l’instinct de survie, le mécanisme grippe, le rire est arrêté dans son principe.

Un à un les adeptes sortaient de leur tente, revêtus d’une tunique blanche, et se dirigeaient vers l’ouverture creusée à la base du piton rocheux, conduisant à une immense grotte naturelle dans laquelle se déroulaient les enseignements. Beaucoup de tentes me paraissaient vides ; de fait je devais apprendre, lors d’une conversation que j’eus quelques minutes plus tard avec Flic, que le stage d’hiver n’avait attiré cette année que trois cents personnes ; pour un mouvement qui revendiquait quatre-vingt mille adeptes à travers le monde, c’était peu. Il imputait cet insuccès au niveau trop élevé des conférences de Miskiewicz. « Ça passe complètement au-dessus de la tête des gens… Dans un stage destiné à tous, il vaudrait mieux mettre l’accent sur des émotions plus simples, plus fédératrices. Mais le prophète est complètement fasciné par les sciences… » conclut-il avec amertume. J’étais surpris qu’il s’adresse à moi avec autant de franchise ; la méfiance qu’il éprouvait à mon égard lors du stage de Zwork semblait s’être évanouie. À moins qu’il ne cherche en moi un allié : il devait s’être renseigné, avoir appris que j’étais un VIP de première importance, peut-être appelé à jouer un rôle dans l’organisation, voire à influencer les décisions du prophète. Ses relations avec Savant n’étaient pas bonnes, c’était une évidence : l’autre le considérait comme une sorte de sous-officier, tout juste bon à organiser le service d’ordre ou à mettre en place l’intendance des repas. Lors de leurs échanges parfois acerbes Humoriste éludait, ironisait, évitait de prendre parti, se reposant entièrement sur sa relation personnelle avec le prophète.
La première conférence de la journée démarrait à huit heures, et c’était, justement, une conférence de Miskiewicz, intitulée « L’être humain : matière et information ». En le voyant monter sur l’estrade, émacié, sérieux, une liasse de notes à la main, je me dis qu’il aurait été, en effet, parfaitement à sa place dans un séminaire d’étudiants de troisième cycle, mais qu’ici c’était moins évident. Il salua rapidement l’assistance avant de commencer son exposé : pas de clin d’œil au public ni de trait d’humour, pas non plus la moindre tentative de produire une émotion collective, sentimentale ou religieuse ; rien que le savoir à l’état brut.
Après une demi-heure consacrée au code génétique – très bien exploré à l’heure actuelle – et aux modalités – encore mal connues – de son expression dans la synthèse des protéines, il y eut, cependant, un petit effet de mise en scène. Deux assistants apportèrent sur la table devant lui, en peinant un peu, un container d’à peu près la taille d’un sac de ciment, constitué de poches plastiques transparentes, juxtaposées, de taille inégale, contenant des produits chimiques variés – la plus grande, de loin, était remplie d’eau.
« Ceci est un être humain !…. » s’exclama Savant, presque avec emphase – j’appris par la suite que le prophète, tenant compte des remarques de Flic, lui avait demandé de dramatiser un petit peu son exposé, l’avait même inscrit à une formation accélérée de communication orale, avec training vidéo et participation de comédiens professionnels. « Le container posé sur cette table, reprit-il, a exactement la même composition chimique qu’un être humain adulte de soixante-dix kilos. Comme vous le constaterez, nous sommes surtout composés d’eau… » Il saisit un stylet, perça la poche transparente ; un petit jet se forma.
« Naturellement, il y a de grandes différences… » Le spectacle était terminé, il reprenait peu à peu son sérieux ; la poche d’eau devenait flasque, s’aplatissait lentement. « Ces différences, aussi importantes soient-elles, peuvent se résumer en un mot : l’information. L’être humain, c’est de la matière plus de l’information. La composition de cette matière nous est aujourd’hui connue, au gramme près : il s’agit d’éléments chimiques simples, déjà largement présents dans la nature inanimée. L’information elle aussi nous est connue, au moins dans son principe : elle repose entièrement sur l’ADN, celui du noyau et celui des mitochondries. Cet ADN contient non seulement l’information nécessaire à la construction de l’ensemble, à l’embryogenèse, mais aussi celle qui pilote et commande par la suite le fonctionnement de l’organisme. Dès lors, pourquoi devrions-nous nous astreindre à passer par l’embryogenèse ? Pourquoi ne pas fabriquer directement un être humain adulte à partir des éléments chimiques nécessaires et du schéma fourni par l’ADN ? Telle est, très évidemment, la voie de recherches vers laquelle nous nous dirigerons dans le futur. Les hommes du futur naîtront directement dans un corps adulte, un corps de dix-huit ans, et c’est ce modèle qui sera reproduit par la suite, c’est sous cette forme idéale qu’ils atteindront, que vous et moi nous atteindrons, si mes recherches avancent aussi rapidement que je l’espère, à l’immortalité. Le clonage n’est qu’une méthode primitive, directement calquée sur le mode de reproduction naturel ; le développement de l’embryon n’apporte rien, si ce n’est une possibilité de malformations et d’erreurs ; dès lors que nous disposons du plan de construction et des matériaux nécessaires, il devient une étape inutile.
« Il n’en est pas de même, poursuivit-il, et c’est un point sur lequel j’attire votre attention, pour le cerveau humain. Il y a, effectivement, certains précâblages grossiers ; quelques éléments de base parmi les aptitudes et les traits de caractère sont déjà inscrits dans le code génétique ; mais pour l’essentiel la personnalité humaine, ce qui constitue notre individualité et notre mémoire, se forme peu à peu, tout au long de notre vie, par activation et renforcement chimique de sous-réseaux neuronaux et de synapses dédiées ; l’histoire individuelle, en un mot, crée l’individu. »

Après un repas aussi frugal que le précédent, je pris place aux côtés du prophète dans sa Range Rover. Miskiewicz monta à l’avant, l’un des gardes prit le volant. La piste continuait après le village de toile, creusée dans le roc ; un nuage de poussière rouge nous enveloppa rapidement. Au bout d’un quart d’heure la voiture stoppa devant un parallélépipède de section carrée, d’un blanc immaculé, dépourvu d’ouvertures, qui pouvait faire vingt mètres de côté et dix mètres de hauteur. Miskiewicz actionna une télécommande : une porte massive, aux jointures invisibles, pivota dans la paroi.
À l’intérieur régnaient jour et nuit, tout au long de l’année, une température et une luminosité uniformes et constantes, m’expliqua-t-il. Un escalier nous conduisit à une large coursive en hauteur qui faisait le tour du bâtiment, desservant une succession de bureaux. Les armoires métalliques encastrées dans les murs étaient remplies de DVD de données étiquetés avec soin. L’étage inférieur ne contenait rien d’autre qu’un hémisphère aux parois de plastique transparent, irrigué par des centaines de tuyaux également transparents conduisant à des containers d’acier poli.
« Ces tuyaux contiennent les substances chimiques nécessaires à la fabrication d’un être vivant, poursuivit Miskiewicz : carbone, hydrogène, oxygène, azote, et les différents oligo-éléments…
– C’est dans cette bulle transparente, ajouta le prophète d’une voix vibrante, que naîtra le premier humain conçu de manière entièrement artificielle ; le premier véritable cyborg ! »

Je jetai un regard attentif aux deux hommes : pour la première fois depuis que je l’avais rencontré le prophète était d’un sérieux total, il semblait lui-même impressionné, et presque intimidé, par les perspectives qui s’ouvraient dans le futur. Miskiewicz de son côté avait l’air tout à fait sûr de lui, et désireux de poursuivre ses explications : à l’intérieur de cette salle c’était lui le véritable patron, le prophète n’avait plus son mot à dire. Je pris alors conscience que l’aménagement du laboratoire avait dû coûter cher, et même très cher, que c’est probablement là que passait l’essentiel des cotisations et des bénéfices, que cette salle en somme était la véritable raison d’être de la secte. En réponse à mes questions, Miskiewicz précisa qu’ils étaient dès à présent en mesure de réaliser la synthèse de l’ensemble des protéines et des phospholipides complexes impliqués dans le fonctionnement cellulaire ; qu’ils avaient pu également reproduire l’ensemble des organites, à l’exception, qu’il supposait très temporaire, de l’appareil de Golgi ; mais qu’ils se heurtaient à des difficultés imprévues dans la synthèse de la membrane plasmique, et qu’ils n’étaient donc pas encore capables de produire une cellule vivante entièrement fonctionnelle. À ma question de savoir s’ils avaient de l’avance sur les autres équipes de recherche, il fronça les sourcils ; je n’avais, apparemment, pas tout à fait compris : ce n’est pas simplement qu’ils avaient de l’avance, c’est qu’ils étaient la seule équipe au monde à travailler sur une synthèse artificielle, où l’ADN ne servait plus au développement des feuillets embryonnaires, mais était uniquement utilisé pour l’information permettant le pilotage des fonctions de l’organisme achevé. C’était cela, justement, qui devait permettre de contourner le stade de l’embryogénèse et de fabriquer directement des individus adultes. Tant qu’on resterait tributaire du développement biologique normal, il faudrait à peu près dix-huit ans pour construire un nouvel être humain ; lorsque l’ensemble des processus seraient maîtrisés, il pensait pouvoir ramener ce délai à moins d’une heure.
La possibilité d'une île
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