Daniel25,4
La nuit qui suivit mon premier contact avec
Marie23, je fis un rêve étrange. J’étais au milieu d’un paysage de
montagnes, l’air était si limpide qu’on distinguait le moindre
détail des rochers, des cristaux de glace ; la vue s’étendait
loin au-delà des nuages, au-delà des forêts, jusqu’à une ligne de
sommets abrupts, scintillants dans leurs neiges éternelles. Près de
moi, à quelques mètres en contrebas, un vieillard de petite taille,
vêtu de fourrures, au visage buriné comme celui d’un trappeur
kalmouk, creusait patiemment autour d’un piquet, dans la
neige ; puis, toujours armé de son modeste couteau, il
entreprenait de scier une corde transparente parcourue de fibres
optiques. Je savais que cette corde était une de celles conduisant
à la salle transparente, la salle au milieu des neiges où se
réunissaient les dirigeants du monde. Le regard du vieil homme
était avisé et cruel. Je savais qu’il allait réussir, car il avait
le temps pour lui, et que les fondations du monde allaient
s’écrouler ; il n’était animé d’aucune motivation précise,
mais d’une obstination animale ; je lui attribuais la
connaissance intuitive, et les pouvoirs d’un chaman.
Comme ceux des humains, nos rêves sont presque
toujours des recombinaisons à partir d’éléments de réalité
hétéroclites survenus à l’état de veille ; cela a conduit
certains à y voir une preuve de la non-unicité du réel. D’après
eux, nos rêves seraient des aperçus sur d’autres branches d’univers
existantes au sens d’Everettde Witt, c’est-à-dire d’autres
bifurcations d’observables apparues à l’occasion de certains
événements de la journée ; ils ne seraient ainsi nullement
l’expression d’un désir ni d’une crainte, mais la projection
mentale de séquences d’événements consistantes, compatibles avec
l’évolution globale de la fonction d’onde de l’Univers, mais non
directement attestables. Rien n’indiquait dans cette hypothèse ce
qui permettait aux rêves d’échapper aux limitations usuelles de la
fonction cognitive, interdisant à un observateur donné tout accès
aux séquences d’événements non attestables dans sa propre branche
d’univers ; par ailleurs, je ne voyais nullement ce qui, dans
mon existence, aurait pu donner naissance à une branche d’univers
aussi divergente.
D’après d’autres interprétations, certains de
nos songes sont d’un autre ordre que ceux qu’ont pu connaître les
hommes ; d’origine artificielle, ils sont les productions
spontanées de demi-formes mentales engendrées par l’entrelacement
modifiable des éléments électroniques du réseau. Un organisme
gigantesque demanderait à naître, à former une conscience
électronique commune, mais ne pourrait pour l’instant se manifester
que par la production de trains d’ondes oniriques générés par des
sous-ensembles évolutifs du réseau et contraints de se propager à
travers les canaux de transmission ouverts par les
néo-humains ; il chercherait par conséquent à exercer un
contrôle sur l’ouverture de ces canaux. Nous étions nous-mêmes des
êtres incomplets, des êtres de transition, dont la destinée était
de préparer l’avènement d’un futur numérique. Quoi qu’il en soit de
cette hypothèse paranoïde, il est certain qu’une mutation
logicielle s’était produite, probablement dès le début de la
Seconde Diminution, et que, s’attaquant tout d’abord au système de
cryptage, elle s’était peu à peu étendue à l’ensemble des couches
logicielles du réseau ; nul ne connaissait exactement son
ampleur, mais elle devait être grande, et la fiabilité de notre
système de transmission était, dans le meilleur des cas, devenue
très aléatoire.
Le danger de surproduction onirique était
répertorié depuis l’époque des Fondateurs, et pouvait aussi, plus
simplement, s’expliquer par les conditions d’isolement physique
absolu dans lesquelles nous étions appelés à vivre. Aucun
traitement véritable n’était connu. La seule parade consistait à
éviter l’envoi et la réception de messages, à couper tout contact
avec la communauté néo-humaine, à se recentrer sur les éléments de
physiologie individuelle. Je m’y astreignis, mis en place les
principaux dispositifs de surveillance biochimique : il fallut
plusieurs semaines pour que ma production onirique revienne à son
niveau normal et que je puisse à nouveau me concentrer sur le récit
de vie de Daniel1, et sur mon commentaire.