Daniel1,17
« Une fois injecté dans l’espace mémoire de l’application, il est possible de modifier son comportement. »
kdm.fr.st
Les deux premières journées furent principalement occupées par l’enseignement de Miskiewicz ; l’aspect spirituel ou émotionnel était très peu présent, et je commençais à comprendre les objections de Flic : jamais, à aucun moment de l’histoire humaine, une religion n’avait pu prendre d’ascendant sur les masses en s’adressant uniquement à la raison. Le prophète lui-même était un peu en retrait, je le croisais surtout aux repas, il restait la plupart du temps dans sa grotte, et j’imagine que les fidèles devaient être un peu déçus.
Tout changea au matin du troisième jour, qui devait se dérouler dans le jeûne, et être consacré à la méditation. Vers sept heures, je fus tiré du sommeil par le son mélancolique et grave de trompes tibétaines qui jouaient une mélodie simple, sur trois notes indéfiniment tenues. Je sortis sur ma terrasse ; le jour se levait au-dessus de la plaine caillouteuse. Un à un les élohimites sortaient de leur tente, déroulaient une natte sur le sol et s’allongeaient, se plaçant autour d’une estrade où les deux sonneurs de trompe entouraient le prophète assis en position du lotus. Comme les adeptes, il était vêtu d’une longue tunique blanche ; mais alors que la leur était faite d’une cotonnade ordinaire, la sienne était taillée dans un satin blanc, brillant, qui jetait des éclats dans la lumière naissante. Au bout d’une à deux minutes il se mit à parler d’une voix lente, profonde, qui, largement amplifiée, se fit aisément entendre par-dessus le son des trompes. En termes simples, il incita les adeptes à prendre conscience de la terre sur laquelle s’appuyaient leurs corps, à imaginer l’énergie volcanique qui émanait de la terre, cette énergie incroyable, supérieure à celle des bombes atomiques les plus puissantes ; à faire leur cette énergie, à l’incorporer à leurs corps, leurs corps destinés à l’immortalité.
Plus tard, il leur demanda de se dépouiller de leurs tuniques, de présenter leurs corps nus au soleil ; d’imaginer, là aussi, cette énergie colossale, faite de millions de réactions thermonucléaires simultanées, cette énergie qui était celle du soleil, comme de toutes les étoiles.
Il leur demanda encore d’aller plus profond que leurs corps, plus profond que leurs peaux, d’essayer par la méditation de visualiser leurs cellules, et plus profondément encore le noyau de leurs cellules, qui contenait cet ADN dépositaire de leur information génétique. Il leur demanda de prendre conscience de leur propre ADN, de se pénétrer de l’idée qu’il contenait leur schéma, le schéma de construction de leur corps, et que cette information, contrairement à la matière, était immortelle. Il leur demanda d’imaginer cette information traversant les siècles dans l’attente des Élohim, qui auraient le pouvoir de reconstituer leurs corps grâce à la technologie qu’ils avaient développée et à l’information contenue dans l’ADN. Il leur demanda d’imaginer le moment du retour des Élohim, et le moment où eux-mêmes, après une période d’attente semblable à un long sommeil, reviendraient à la vie.
J’attendis la fin de la séance de méditation pour me joindre à la foule qui se dirigeait vers la grotte où avaient eu lieu les conférences de Miskiewicz ; je fus surpris par la gaieté effervescente, un peu anormale, qui semblait s’être emparée des participants : beaucoup s’interpellaient à voix haute et s’arrêtaient pour se tenir embrassés quelques secondes, d’autres avançaient avec des sautillements et des entrechats, certains entonnaient en marchant une mélopée joyeuse. Devant la grotte avait été tendue une banderole où était inscrit « présentation de l’ambassade » en lettres multicolores. Près de l’entrée je tombai sur Vincent, qui semblait bien loin de la ferveur ambiante ; en tant que VIPs, nous étions sans doute dispensés des émotions religieuses ordinaires. Nous nous installâmes au milieu des autres, et les éclats de voix se turent cependant qu’un écran géant, de trente mètres de base, se déroulait le long de la paroi du fond ; puis l’obscurité se fit.

Les plans de l’ambassade avaient été conçus à l’aide de logiciels de création 3D, probablement AutoCad et Freehand ; j’appris par la suite avec surprise que le prophète avait tout fait lui-même. Quoique parfaitement ignorant dans à peu près tous les domaines, il se passionnait pour l’informatique, et pas seulement pour les jeux vidéo, il avait acquis une bonne maîtrise des outils de création graphique les plus élaborés, et avait par exemple réalisé lui-même l’ensemble du site de la secte à l’aide de Dreamweaver MX, allant jusqu’à écrire une centaine de pages de code HTML. Dans le plan de l’ambassade comme dans la conception du site, il avait en tout cas donné libre cours à son goût naturel pour la laideur ; à mes côtés Vincent poussa un gémissement douloureux, puis baissa la tête et garda obstinément le regard fixé sur ses genoux pendant toute la durée de la projection – soit, quand même, un peu plus d’une demi-heure. Les slides succédaient aux slides, généralement reliés par des transitions en forme d’explosion et de recomposition de l’image, le tout sur fond d’ouvertures de Wagner samplées avec de la techno à fort volume. La plupart des salles de l’ambassade affectaient la forme de solides parfaits allant du dodécaèdre à l’icosaèdre ; la pesanteur, sans doute par convention d’artiste, y était abolie, et le regard du visiteur virtuel flottait librement du haut en bas des pièces séparées par des jacuzzis surchargés de pierreries, aux parois ornées de gravures pornographiques d’un réalisme écœurant. Certaines salles comportaient des baies vitrées ouvrant sur un paysage de prairies fournies, piquetées de fleurs multicolores, et je me demandais un peu comment le prophète comptait s’y prendre, au milieu du paysage radicalement aride de Lanzarote, pour obtenir un tel résultat ; vu le rendu hyperréaliste des fleurs et des brins d’herbe, je finis par me rendre compte que ce n’était pas le genre de détail qui pourrait l’arrêter, et qu’il utiliserait probablement des prairies artificielles.
Suivit un finale où l’on s’élevait dans les airs, découvrant la structure globale de l’ambassade – une étoile à six branches, aux pointes recourbées – puis, dans un travelling arrière vertigineux, les îles canariennes, l’ensemble de la surface du globe, alors qu’éclataient les premières mesures d’Ainsi parlait Zarathoustra. Le silence se fit ensuite, cependant que sur l’écran se succédaient de confuses images d’amas galactiques. Ces images disparurent à leur tour et un rond de lumière tomba sur scène pour accompagner l’apparition du prophète, bondissant et resplendissant dans son costume de cérémonie de satin blanc, avec des empiècements qui jetaient des éclats adamantins. Une immense ovation parcourut la salle, tout le monde se leva en applaudissant et en criant : « Bravo ! » Avec Vincent je me sentis plus ou moins obligé de me lever aussi, et d’applaudir. Cela dura au moins vingt minutes : parfois les applaudissements faiblissaient, semblaient s’éteindre ; puis une nouvelle vague reprenait, encore plus forte, surtout venue d’un petit groupe réuni aux premiers rangs autour de Flic, et gagnait l’ensemble de la salle. Il y eut ainsi cinq diminutions, puis cinq reprises, avant que le prophète, sentant probablement que le phénomène allait finir par s’amortir, n’écarte largement les bras. Le silence se fit aussitôt. D’une voix profonde, je dois dire assez impressionnante (mais la sono forçait pas mal sur l’écho et sur les graves), il entonna les premières mesures du chant d’accueil aux Élohim. Plusieurs, autour de moi, reprirent les paroles à mi-voix. « Nous re-bâ-tirons l’am-bas-sade… » : la voix du prophète entama une montée vers les notes hautes. « Avec l’ai-de de ceux qui vous aiment » : de plus en plus chantaient autour de moi. « Ses pi-liers et ses co-lon-nades » : le rythme se fit plus indécis et plus lent avant que le prophète ne reprenne, d’une voix triomphale, puissamment amplifiée, qui résonna dans tout l’espace de la grotte : « La nou-vel-le Jé-ru-sa-lem !….» Le même mythe, le même rêve, toujours aussi puissant après trois millénaires. « Et il essuiera toute larme de leurs yeux… » Un mouvement d’émotion parcourut la foule et tous reprirent à la suite du prophète, sur trois notes, le refrain, qui consistait en un mot unique, indéfiniment répété : « Éééé-looo-him !…. Éééé-looohim !…. » Flic, les bras tendus vers le ciel, chantait d’une voix de stentor. À quelques mètres de moi j’aperçus Patrick, les yeux clos derrière ses lunettes, les mains écartées dans une attitude presque extatique, tandis que Fadiah à ses côtés, retrouvant probablement les réflexes de ses ancêtres pentecôtistes, se tordait sur place en psalmodiant des paroles incompréhensibles.

Une nouvelle méditation eut lieu, cette fois dans le silence et l’obscurité de la grotte, avant que le prophète ne reprenne la parole. Tout le monde l’écoutait non seulement avec recueillement mais avec une joie muette, adorative, qui confinait au ravissement pur. C’était surtout dû je pense au ton de sa voix, souple et lyrique, marquant tantôt des pauses tendres et méditatives, tantôt des crescendos d’enthousiasme. Son discours lui-même me parut d’abord un peu décousu, partant de la diversité des formes et des couleurs dans la nature animale (il nous invita à méditer sur les papillons, qui semblaient n’avoir d’autre raison d’être que de nous émerveiller par leur vol chatoyant) pour arriver aux coutumes reproductives burlesques en vigueur chez différentes espèces animales (il s’étendit par exemple sur cette espèce d’insectes où le mâle, cinquante fois plus petit que la femelle, passait sa vie comme parasite dans l’abdomen de cette dernière avant d’en sortir pour la féconder et trépasser ensuite ; il devait avoir dans sa bibliothèque un livre du genre Biologie amusante, je suppose que le titre existait pour toutes les disciplines). Cette accumulation désordonnée conduisait cependant à une idée forte, qu’il nous exposa tout de suite après : les Élohim qui nous avaient créés, nous et l’ensemble de la vie sur cette planète, étaient sans nul doute des scientifiques de très haut niveau, et nous devions à leur exemple révérer la science, base de toute réalisation pratique, nous devions la respecter et lui donner les moyens nécessaires à son développement, et nous devions plus spécifiquement nous féliciter d’avoir parmi nous un des scientifiques mondiaux les plus éminents (il désigna Miskiewicz, qui se leva et salua la foule avec raideur, sous un tonnerre d’applaudissements) ; mais, si les Élohim avaient la science en grande estime, ils n’en étaient pas moins, et avant tout, des artistes : la science n’était que le moyen nécessaire à la réalisation de cette fabuleuse diversité vitale, qui ne pouvait être considérée autrement que comme une œuvre d’art, la plus grandiose de toutes. Seuls d’immenses artistes avaient pu concevoir une telle luxuriance, une telle beauté, une diversité et une fantaisie esthétique aussi admirables. « C’est donc également pour nous un immense honneur, continua-t-il, que d’avoir à nos côtés pendant ce stage deux artistes de très grand talent, reconnus au niveau mondial… » Il fit un signe dans notre direction. Vincent se leva avec hésitation ; je l’imitai. Après un moment de flottement, les gens autour de nous s’écartèrent et firent cercle pour nous applaudir, avec de larges sourires. Je distinguai Patrick à quelques mètres ; il m’applaudissait avec chaleur, et paraissait de plus en plus ému.
« La science, l’art, la création, la beauté, l’amour… Le jeu, la tendresse, les rires… Que la vie, mes chers amis, est belle ! Qu’elle est merveilleuse, et que nous souhaiterions la voir durer éternellement !…. Cela, mes chers amis, sera possible, sera très bientôt possible… La promesse a été faite, et elle sera tenue. »
Sur ces derniers mots d’une tendresse anagogique il se tut, marqua un temps de silence avant d’entonner à nouveau le chant d’accueil aux Élohim. Cette fois l’assistance entière reprit avec force, en frappant lentement dans ses mains ; Vincent, à mes côtés, chantait à tue-tête, et j’étais moi-même à deux doigts de ressentir une authentique émotion collective.

Le jeûne prenait fin à vingt-deux heures, de grandes tables avaient été dressées sous les étoiles. Nous étions invités à nous placer au hasard, sans tenir compte de nos relations et amitiés habituelles, chose d’autant plus facile que l’obscurité était quasi totale. Le prophète s’installa à une table en hauteur, sur une estrade, et tous baissèrent la tête cependant qu’il prononçait quelques paroles sur la diversité des goûts et des saveurs, sur cette autre source de plaisirs que la journée de jeûne allait nous permettre d’apprécier encore davantage ; il mentionna aussi la nécessité de mâcher lentement. Puis, changeant de sujet, il nous invita à nous concentrer sur la merveilleuse personne humaine que nous allions trouver en face de nous, sur toutes ces merveilleuses personnes humaines, dans la splendeur de leurs individualités magnifiquement développées, dont la diversité, là aussi, nous promettait une variété inouïe de rencontres, de joies et de plaisirs.
Avec un léger sifflement, un léger retard, des lampes à gaz placées au coin des tables s’allumèrent. Je relevai les yeux : dans mon assiette, il y avait deux tomates ; devant moi, il y avait une jeune fille d’une vingtaine d’années, à la peau très blanche, au visage dont la pureté de lignes évoquait Botticelli ; ses longs cheveux épais et noirs descendaient en frisottant jusqu’à sa taille. Elle joua le jeu pendant quelques minutes, me sourit, me parla, essaya d’en savoir plus sur la merveilleuse personne humaine que je pouvais être ; elle-même s’appelait Francesca, elle était italienne, plus précisément elle venait de l’Ombrie, mais faisait ses études à Milan ; elle connaissait l’enseignement élohimite depuis deux ans. Assez vite cependant, son petit ami, qui était assis à sa droite, intervint dans la conversation ; lui-même s’appelait Gianpaolo, il était acteur – enfin il jouait dans des publicités, parfois dans quelques téléfilms, il en était en somme à peu près au même stade qu’Esther. Lui aussi était très beau : des cheveux mi-longs, châtains avec des reflets dorés, et un visage qu’on devait certainement rencontrer chez des primitifs italiens dont le nom m’échappait pour le moment ; il était également assez costaud, ses biceps et ses pectoraux bronzés se dessinaient nettement sous son tee-shirt. À titre personnel il était bouddhiste, et n’était venu à ce stage que par curiosité – sa première impression, d’ailleurs, était bonne. Assez vite, ils se désintéressèrent de moi et entamèrent une conversation animée en italien. Non seulement ils formaient un couple splendide, mais ils semblaient sincèrement épris. Ils étaient encore au milieu de ce moment enchanteur où l’on découvre l’univers de l’autre, où l’on a besoin de pouvoir s’émerveiller de ce qui l’émerveille, s’amuser de ce qui l’amuse, partager ce qui le distrait, le réjouit, l’indigne. Elle le regardait avec ce tendre ravissement de celle qui se sait choisie par un homme, qui en éprouve de la joie, qui ne s’est pas encore tout à fait habituée à l’idée d’avoir un compagnon à ses côtés, un homme à son usage exclusif, et qui se dit que la vie va être bien douce.
Le repas fut aussi frugal que d’habitude : deux tomates, du taboulé, un morceau de fromage de chèvre ; mais une fois les tables desservies les douze fiancées s’avancèrent dans les allées, vêtues de longues tuniques blanches, porteuses d’amphores qui contenaient une liqueur sucrée à base de pomme. Une euphorie communicative, faite de multiples conversations entrecoupées, légères, gagnait les convives ; plusieurs chantonnaient à mi-voix. Patrick vint vers moi et s’accroupit à mes côtés, promit qu’on se reverrait souvent en Espagne, que nous allions devenir véritablement des amis, que je pourrais lui rendre visite au Luxembourg. Lorsque le prophète se leva pour prendre à nouveau la parole, il y eut dix minutes d’applaudissements enthousiastes ; sa silhouette argentée, sous les projecteurs, était nimbée d’un halo scintillant. Il nous invita à méditer sur la pluralité des mondes, à tourner nos pensées vers ces étoiles que nous pouvions voir, chacune entourée de planètes, à imaginer la diversité des formes de vie qui peuplaient ces planètes, les végétations étranges, les espèces animales dont nous ignorions tout, et les civilisations intelligentes, dont certaines, comme celle des Élohim, étaient beaucoup plus avancées que la nôtre et ne demandaient qu’à nous faire partager leur savoir, à nous admettre parmi elles afin d’habiter l’univers en leur compagnie dans le plaisir, dans le renouvellement permanent et dans la joie. La vie, conclut-il, était en tous points merveilleuse, et il n’appartenait qu’à nous de faire en sorte que chaque instant soit digne d’être vécu.
Lorsqu’il fut descendu de l’estrade tous se levèrent, une haie de disciples se forma sur son passage, agitant les bras vers le ciel en reprenant : « Eééé-looo-hiiiim !….» en cadence ; certains riaient sans pouvoir s’arrêter, d’autres éclataient en sanglots. Arrivé à la hauteur de Fadiah le prophète s’arrêta, effleura légèrement ses seins. Elle eut un sursaut joyeux, poussa une espèce de : « Yeeep !…. » Ils repartirent ensemble, fendant la foule des disciples qui chantaient et applaudissaient à tout rompre. « C’est la troisième fois ! La troisième fois qu’elle est distinguée !…. » me souffla Patrick avec fierté. Il m’apprit alors qu’en plus de ses douze fiancées, il arrivait que le prophète accorde à une disciple ordinaire l’honneur de passer une nuit en sa compagnie. L’excitation se calmait peu à peu, les adeptes revenaient vers leurs tentes. Patrick essuya les verres de ses lunettes, qui étaient embués de larmes, puis m’entoura les épaules d’un bras, tournant son regard vers le ciel. C’était une nuit exceptionnelle, me dit-il ; il sentait encore mieux que d’habitude les ondes venues des étoiles, les ondes pleines de l’amour que nous portaient les Élohim ; c’était par une nuit semblable, il en était convaincu, qu’ils reviendraient parmi nous. Je ne savais pas trop quoi lui répondre. Non seulement je n’avais jamais adhéré à une croyance religieuse, mais je n’en avais même jamais envisagé la possibilité. Pour moi, les choses étaient exactement ce qu’elles paraissaient être : l’homme était une espèce animale, issue d’autres espèces animales par un processus d’évolution tortueux et pénible ; il était composé de matière configurée en organes, et après sa mort ces organes se décomposaient, se transformaient en molécules plus simples ; il ne subsistait plus aucune trace d’activité cérébrale, de pensée, ni évidemment quoi que ce soit qui puisse être assimilé à un esprit ou à une âme. Mon athéisme était si monolithique, si radical que je n’avais même jamais réussi à prendre ces sujets totalement au sérieux. Durant mes années de lycée, lorsque je discutais avec un chrétien, un musulman ou un juif, j’avais toujours eu la sensation que leur croyance était à prendre en quelque sorte au second degré ; qu’ils ne croyaient évidemment pas, directement et au sens propre, à la réalité des dogmes proposés, mais qu’il s’agissait d’un signe de reconnaissance, d’une sorte de mot de passe leur permettant l’accès à la communauté des croyants – un peu comme aurait pu le faire la grunge music, ou Doom Generation pour les amateurs de ce jeu. Le sérieux pesant qu’ils apportaient parfois à débattre entre des positions théologiques également absurdes semblait aller à l’encontre de cette hypothèse ; mais il en allait de même, au fond, pour les véritables amateurs d’un jeu : pour un joueur d’échecs, ou un participant réellement immergé dans un jeu de rôles, l’espace fictif du jeu est une chose en tous points sérieuse et réelle, on peut même dire que rien d’autre n’existe pour lui, pendant la durée du jeu tout du moins.
Cette agaçante énigme représentée par les croyants se reposait donc à moi, pratiquement dans les mêmes termes, pour les élohimites. Le dilemme était bien sûr dans certains cas facile à trancher. Savant, par exemple, ne pouvait évidemment pas prendre au sérieux ces fariboles, et il avait de très bonnes raisons de rester dans la secte : compte tenu du caractère hétérodoxe de ses recherches, jamais il n’aurait pu obtenir ailleurs des crédits aussi importants, un laboratoire aux équipements aussi modernes. Les autres dirigeants – Flic, Humoriste, et bien entendu le prophète – tiraient eux aussi un bénéfice matériel de leur appartenance. Le cas de Patrick était plus curieux. Certes, la secte élohimite lui avait permis de trouver une amante à l’érotisme explosif, et probablement aussi chaude qu’elle paraissait l’être – ce qui n’aurait rien eu d’évident en dehors : la vie sexuelle des banquiers et des dirigeants d’entreprise, malgré tout leur argent, est en général absolument misérable, ils doivent se contenter de brefs rendez-vous payés à prix d’or avec des escort girls qui les méprisent et ne manquent jamais de leur faire sentir le dégoût physique qu’ils leur inspirent. Il reste que Patrick semblait manifester une foi réelle, une espérance non feinte dans l’éternité de délices que laissait entrevoir le prophète ; chez un homme au comportement empreint par ailleurs d’une si grande rationalité bourgeoise, c’était troublant.
Avant de m’endormir je repensai longuement au cas de Patrick, et à celui de Vincent. Depuis le premier soir, celui-ci ne m’avait plus adressé la parole. Me réveillant tôt le lendemain matin, je le vis à nouveau descendre le chemin qui serpentait le long de la colline en compagnie de Susan ; ils semblaient cette fois encore plongés dans un entretien intense et sans issue. Ils se séparèrent à la hauteur du premier terre-plein, sur un signe de tête, et Vincent rebroussa chemin en direction de sa chambre. Je l’attendais près de l’entrée ; il sursauta en m’apercevant. Je l’invitai à prendre un café chez moi ; pris de court, il accepta. Pendant que l’eau chauffait, je disposai les tasses et les couverts sur la petite table de jardin de la terrasse. Le soleil émergeait péniblement entre des nuages épais et bosselés, d’un gris sombre ; un mince rai violet courait juste au-dessus de la ligne d’horizon. Je lui versai un café ; il ajouta une sucrette, tourna pensivement le mélange dans sa tasse. Je m’assis en face de lui ; il gardait le silence, baissait les yeux, porta la tasse à ses lèvres. « Tu es amoureux de Susan ? » lui demandai-je. Il leva vers moi un regard anxieux. « Ça se voit tant que ça ? » répondit-il après un long silence. Je hochai la tête pour acquiescer. « Tu devrais prendre du recul… » poursuivis-je, et mon ton posé semblait indiquer une réflexion préalable approfondie, alors que je venais à peine d’y songer pour la première fois, mais je continuai sur ma lancée :
« On pourrait faire une excursion dans l’île…
– Tu veux dire… sortir du camp ?
– C’est interdit ?
– Non… Non, je ne pense pas. Il faudrait demander à Jérôme comment faire… » La perspective avait quand même l’air de l’inquiéter un peu.

« Bien sûr que oui ! Bien sûr que oui ! s’exclama Flic avec bonne humeur. Nous ne sommes pas en prison, ici ! Je vais demander à quelqu’un de vous conduire à Arrecife ; ou peut-être à l’aéroport, ça sera plus pratique pour louer une voiture.
« Vous rentrez ce soir quand même ? demanda-t-il au moment où nous montions dans le minibus. C’est juste pour savoir… »
Je n’avais aucun projet précis, sinon ramener Vincent pour une journée dans le monde normal, c’est-à-dire à peu près n’importe où ; c’est-à-dire, compte tenu de l’endroit où nous nous trouvions, assez vraisemblablement à la plage. Il manifestait une docilité et une absence d’initiative surprenantes ; le loueur de voitures nous avait fourni une carte de l’île. « On pourrait aller à la plage de Teguise… dis-je, c’est le plus simple. » Il ne se donna même pas la peine de me répondre.
Il avait pris un maillot de bain, une serviette, et s’assit sans protester entre deux dunes ; il semblait même prêt à y passer la journée s’il le fallait. « Il y a beaucoup d’autres femmes… » dis-je à tout hasard, pour amorcer une conversation, avant de me rendre compte que ça n’avait rien d’évident. Nous étions hors saison, il pouvait y avoir une cinquantaine de personnes dans notre champ de vision : des adolescentes au corps attirant, flanquées par des garçons ; et des mères de famille au corps déjà moins attirant, accompagnées d’enfants jeunes. Notre appartenance à un espace commun était destinée à rester purement théorique ; aucune de ces personnes n’évoluait dans un champ de réalité avec lequel nous pouvions, d’une manière ou d’une autre, interagir ; elles n’avaient pas plus d’existence à nos yeux que si elles avaient été des images sur un écran de cinéma, plutôt moins je dirais. Je commençais à sentir que cette excursion dans le monde normal était vouée à l’échec lorsque je me rendis compte qu’elle risquait, de surcroît, de se terminer de manière assez déplaisante.
Je ne l’avais pas fait exprès, mais nous nous étions installés sur la portion de plage dévolue à un club Thomson Holidays. En revenant de la mer, un peu fraîche, où je n’avais pas réussi à entrer, je m’aperçus qu’une centaine de personnes étaient massées autour d’un podium sur lequel on avait installé une sono mobile. Vincent n’avait pas bougé ; assis au milieu de la foule, il considérait l’agi tation ambiante avec une parfaite indifférence ; en le rejoignant, je lus « Miss Bikini Contest » inscrit sur une banderole. De fait, une dizaine de pétasses âgées de treize à quinze ans attendaient en se trémoussant et en poussant des petits cris près d’un des escaliers conduisant au podium. Après un gimmick musical spectaculaire, un grand Noir vêtu comme un ouistiti de cirque bondit sur le podium et invita les filles à monter à leur tour. « Ladies and Gentlemen, boys and girls, vociféra-t-il dans son micro HF, welcome to the “Miss Bikini” contest ! Have we got some sexy girls for you today !…. » Il se tourna vers la première fille, une adolescente longiligne, vêtue d’un bikini blanc minimal, aux longs cheveux roux. « What’s your name ? » lui demanda-t-il. « Ilona » répondit la fille. « A beautiful name for a beautiful girl ! » lança-t-il avec entrain. « And where are you from, Ilona ? » Elle venait de Budapest. « Budaaaa-pest ! That city’s hoooot !…. » hurla-t-il en rugissant d’enthousiasme ; la fille éclata de rire avec nervosité. Il continua avec la suivante, une Russe blond platine, très bien roulée malgré ses quatorze ans, et qui avait l’air d’une vraie salope, puis posa deux ou trois questions à toutes les autres, bondissant et se rengorgeant dans son smoking lamé argent, multipliant les astuces plus ou moins obscènes. Je jetai un regard désespéré à Vincent : il était à peu près autant à sa place dans cette animation de plage que Samuel Beckett dans un clip de rap. Ayant fait le tour des filles, le Noir se tourna vers quatre sexagénaires bedonnants, assis derrière une petite table, un carnet à souches devant eux, et les désigna au public avec emphase : « And judging theeem… is our international jury !…. The four members of our panel have been around the world a few times – that’s the least you can say ! They know what sexy boys and girls look like ! Ladies and Gentlemen, a special hand for our experts !…. » Il y eut quelques applaudissements mous, cependant que les seniors ainsi ridiculisés faisaient signe à leur famille dans le public, puis le concours en lui-même commença : l’une après l’autre, les filles s’avancèrent sur scène, en bikini, pour effectuer une sorte de danse érotique : elles tortillaient des fesses, s’enduisaient d’huile solaire, jouaient avec les bretelles de leur soutien-gorge, etc. La musique était de la house à fort volume. Voilà, ça y était : nous étions dans le monde normal. Je repensai à ce qu’Isabelle m’avait dit le soir de notre première rencontre : un monde de kids définitifs. Le Noir était un kid adulte, les membres du jury des kids vieillissants ; il n’y avait rien là qui pût réellement inciter Vincent à reprendre sa place dans la société. Je lui proposai de partir au moment où la Russe fourrait une main dans la culotte de son bikini ; il accepta avec indifférence.

Sur une carte au 1/200 000e, en particulier sur une carte Michelin, tout le monde a l’air heureux ; les choses se gâtent sur une carte à plus grande échelle, comme celle que j’avais de Lanzarote : on commence à distinguer les résidences hôtelières, les infrastructures de loisirs. À l’échelle 1 on se retrouve dans le monde normal, ce qui n’a rien de réjouissant ; mais si l’on agrandit encore on plonge dans le cauchemar : on commence à distinguer les acariens, les mycoses, les parasites qui rongent les chairs. Vers deux heures, nous étions de retour au centre.
Ça tombait bien, ça tombait bien, Flic nous accueillit en tressautant d’enthousiasme ; le prophète avait justement décidé, impromptu, d’organiser ce soir un petit dîner regroupant les personnalités présentes – c’est-à-dire tous ceux qui pouvaient, d’une manière ou d’une autre, être en contact avec les médias ou avec le public. Humoriste, à ses côtés, hochait vigoureusement la tête tout en me faisant de petits clins d’œil comme pour suggérer qu’il ne fallait pas prendre ça tout à fait au sérieux. En réalité il comptait pas mal sur moi, je pense, pour redresser la situation : en tant que responsable des relations presse, il n’avait jusqu’à présent connu que des échecs ; la secte était présentée dans le meilleur des cas comme un regroupement d’hurluberlus et de soucoupistes, dans le pire comme une organisation dangereuse qui propageait des thèses flirtant avec l’eugénisme, voire avec le nazisme ; quant au prophète, il était régulièrement tourné en ridicule pour ses échecs successifs dans ses carrières précédentes (pilote de course, chanteur de variétés…) Bref, un VIP un peu consistant tel que moi était pour eux une aubaine inespérée, un ballon d’oxygène.
Une dizaine de personnes étaient réunies dans la salle à manger ; je reconnus Gianpaolo, accompagné de Francesca. Il devait probablement cette invitation à sa carrière d’acteur, aussi modeste soit-elle ; manifestement, il fallait prendre personnalités au sens large. Je reconnus également une femme d’une cinquantaine d’années, blond platine, assez enveloppée, qui avait interprété le chant d’accueil aux Élohim avec une intensité sonore à peine soutenable ; elle se présenta à moi comme une chanteuse d’opéra, ou plus exactement une choriste. J’avais la place d’honneur, juste en face du prophète ; il m’accueillit avec cordialité mais semblait tendu, anxieux, jetait des regards affairés dans toutes les directions ; il se calma un peu lorsque Humoriste prit place à ses côtés. Vincent s’assit à ma droite, jeta un regard aigu au prophète qui faisait des boulettes avec de la mie de pain, les roulait machinalement sur la table ; à présent il semblait fatigué, absent, pour une fois il faisait vraiment ses soixante-cinq ans. « Les médias nous détestent… dit-il avec amertume. Si je devais disparaître maintenant, je ne sais pas ce qu’il resterait de mon œuvre. Ça serait la curée… » Humoriste, qui s’apprêtait à placer une saillie quelconque, se retourna vers lui, s’aperçut au ton de sa voix qu’il parlait sérieusement, en resta bouche bée. Son visage aplati comme par un fer à repasser, son petit nez, ses cheveux rares et raides : tout le prédisposait à interpréter le rôle du bouffon, il faisait partie de ces êtres disgraciés dont même le désespoir ne peut pas être pris totalement au sérieux ; il n’empêche que dans le cas d’un effondrement subit de la secte son sort n’aurait rien eu de très enviable, je n’étais même pas sûr qu’il dispose d’une autre source de revenus. Il vivait avec le prophète à Santa Monica, dans la même maison qu’occupaient ses douze fiancées. Lui-même n’avait pas de vie sexuelle, et plus généralement ne faisait pas grand-chose de ses journées, sa seule excentricité consistait à se faire livrer de France son saucisson à l’ail, les boutiques de Delikatessen californiennes lui paraissant insuffisantes ; il poursuivait, aussi, une collection d’hameçons, et apparaissait au total comme une assez misérable marionnette, vidée de tout désir personnel comme de toute substance vivante, que le prophète conservait à ses côtés plus ou moins par charité, plus ou moins pour lui servir de repoussoir et de souffre-douleur à l’occasion.
Les fiancées du prophète firent leur apparition, portant des plats de hors-d’œuvre ; sans doute pour rendre hommage au caractère artistique de l’assemblée, elles avaient troqué leurs tuniques pour des tenues de fées Mélusine délurées, avec des chapeaux coniques recouverts d’étoiles et des robes moulantes en paillettes argentées qui laissaient leurs fesses à découvert. Un effort avait été fait pour la cuisine, il y avait des petits pâtés à la viande et des zakouski variés. Machinalement, le prophète caressa les fesses de la brune qui lui servait ses zakouski, mais ça n’eut pas l’air de suffire à lui remonter le moral ; il commanda nerveusement qu’on serve le vin tout de suite, engloutit deux verres coup sur coup, puis se radossa au fond de son siège en promenant sur l’assistance un long regard.
« Il faut qu’on fasse quelque chose au niveau des médias… dit-il finalement à Humoriste. Je viens de lire Le Nouvel Observateur de cette semaine, cette campagne de dénigrement systématique, ce n’est vraiment plus possible… » L’autre fronça les sourcils, puis après au moins une minute de réflexion, comme s’il prononçait une vérité tout à fait remarquable, émit : « C’est difficile… » d’un ton dubitatif. Je trouvais qu’il prenait la chose avec un détachement un peu surprenant, parce qu’après tout il était officiellement le seul responsable – et c’était d’autant plus visible que ni Savant, ni Flic n’étaient présents à ce dîner. Il était sans doute parfaitement incompétent dans ce domaine, comme dans tous les autres, s’était habitué à obtenir de mauvais résultats et pensait qu’il en serait toujours ainsi, que tout le monde autour de lui s’était habitué à ce que les résultats soient mauvais ; lui aussi devait approcher les soixante-cinq ans, et ne plus attendre grand-chose de la vie. Sa bouche s’ouvrait et se refermait silencieusement, il cherchait apparemment quelque chose de drôle à dire, un moyen de ramener la bonne humeur, mais il ne trouvait pas, il était victime d’une panne de comique temporaire. Il finit par renoncer : le prophète, devait-il songer, était mal luné ce soir, mais ça lui passerait ; rasséréné, il attaqua tranquillement son pâté à la viande.
« À ton avis… » Le prophète s’adressa directement à moi, en me regardant droit dans les yeux. « Est-ce que l’hostilité de la presse est vraiment un problème à long terme ?
– Globalement, oui. En se posant en martyr, en se plaignant d’être en butte à un ostracisme injustifié, on peut très bien attirer quelques déviants ; Le Pen avait réussi à le faire en son temps. Mais, au bout du compte, on y perd – surtout dès qu’on veut tenir un discours un peu fédérateur, c’est-à-dire dès qu’on veut dépasser une certaine audience.
– Voilà ! Voilà !…. Écoutez ce que vient de me dire Daniel !…. » Il se redressa sur sa chaise, prenant toute la table à témoin : « Les médias nous accusent d’être une secte alors que ce sont eux qui nous interdisent de devenir une religion en déformant systématiquement nos thèses, en nous interdisant l’accès au plus grand nombre, alors que les solutions que nous proposons valent pour tout homme, quelles que soient sa nationalité, sa race, ses croyances antérieures !… »
Les convives s’arrêtèrent de manger ; certains hochèrent la tête, mais personne ne trouva la moindre remarque à formuler. Le prophète se rassit, découragé, fit un signe de tête à la brune, qui lui resservit un verre de vin. Après un temps de silence, les conversations autour de la table redémarrèrent : la plupart tournaient autour de rôles, de scénarios, de projets cinématographiques divers. Beaucoup de convives semblaient être acteurs, débu tants ou de second plan ; en raison probablement du rôle déterminant que le hasard peut jouer dans leurs vies, les acteurs sont souvent, je l’avais déjà remarqué, des proies faciles pour toutes les sectes, croyances et disciplines spirituelles bizarres. Curieusement aucun d’entre eux ne m’avait reconnu, ce qui était plutôt une bonne chose.

« Harley de Dude was right… dit pensivement le prophète. Life is basically a conservative option… » Je me demandai quelque temps à qui il s’adressait, avant de me rendre compte que c’était à moi. Il se reprit, continua en français : « Tu vois, Daniel, me dit-il avec une tristesse non feinte, surprenante chez lui, le seul projet de l’humanité c’est de se reproduire, de continuer l’espèce. Cet objectif a beau être de toute évidence insignifiant, elle le poursuit avec un acharnement effroyable. Les hommes ont beau être malheureux, atrocement malheureux, ils s’opposent de toutes leurs forces à ce qui pourrait changer leur sort ; ils veulent des enfants, et des enfants semblables à eux, afin de creuser leur propre tombe et de perpétuer les conditions du malheur. Lorsqu’on leur propose d’accomplir une mutation, d’avancer sur un autre chemin, il faut s’attendre à des réactions de rejet féroces. Je n’ai aucune illusion sur les années à venir : au fur et à mesure que nous nous approcherons des conditions de réalisation technique du projet, les oppositions se feront de plus en plus vives ; et l’ensemble du pouvoir intellectuel est détenu par les partisans du statu quo. Le combat sera difficile, extrêmement difficile… » Il soupira, finit son verre de vin, sembla plonger dans une méditation personnelle, à moins simplement qu’il ne lutte contre l’apathie ; Vincent le fixait avec une attention démesurée en cet instant où son humeur oscillait entre le découragement et l’insouciance, entre un tropisme de mort et les soubresauts de la vie ; il ressemblait de plus en plus à un vieux singe fatigué. Au bout de deux à trois minutes il se redressa sur son siège, promena sur l’assistance un regard plus vif ; ce fut seulement à cet instant, je pense, qu’il remarqua la beauté de Francesca. Il fit signe à l’une des filles qui servaient, la Japonaise, lui dit quelques mots à l’oreille ; celle-ci s’approcha de l’Italienne, lui transmit le message. Francesca se leva d’un bond, ravie, sans même consulter son compagnon du regard, et vint s’asseoir à la gauche du prophète.
Gianpaolo se redressa, le visage parfaitement immobile ; je détournai la tête, aperçus malgré moi le prophète qui passait une main dans les cheveux de la jeune fille ; son visage était plein d’un ravissement enfantin, sénile, émouvant si l’on veut. Je baissai les yeux sur mon assiette, mais au bout de trente secondes je me lassai de la contemplation de mes morceaux de fromage et risquai un coup d’œil sur le côté : Vincent continuait à fixer le prophète sans vergogne, avec même une certaine jubilation me semblait-il ; celui-ci tenait maintenant la jeune fille par le cou, elle avait posé la tête sur son épaule. Au moment où il introduisait une main dans son corsage, je jetai malgré moi un regard à Gianpaolo : il s’était redressé un peu plus sur son siège, je pouvais voir la fureur briller sur son visage, et je n’étais pas le seul, toutes les conversations s’étaient tues ; puis, vaincu, il se rassit lentement, se tassa sur lui-même, baissa la tête. Peu à peu les conversations reprirent, d’abord à voix basse puis normalement. Le prophète quitta la table en compagnie de Francesca avant même l’arrivée des desserts.
Le lendemain je croisai la jeune fille à la sortie de la conférence du matin, elle était en train de parler à une amie italienne. Je ralentis en arrivant à sa hauteur, je l’entendis dire : « Communicare… » Son visage était épanoui, serein, elle avait l’air heureuse. Le stage en lui-même avait pris son rythme de croisière : j’avais décidé d’assister aux conférences du matin, mais de me dispenser des ateliers de l’après-midi. Je rejoignis les autres pour la méditation du soir, immédiatement avant le repas. Je remarquai que Francesca était de nouveau aux côtés du prophète, et qu’ils repartaient ensemble après le dîner ; par contre, je n’avais pas vu Gianpaolo de la journée.
Une sorte de bar à infusions avait été installé à l’entrée de l’une des grottes. Je croisai Flic et Humoriste attablés devant un tilleul. Flic parlait avec animation, scandant son discours de gestes énergiques, il abordait un sujet qui lui tenait visiblement à cœur. Humoriste ne répondait rien ; l’air soucieux, il dodelinait de la tête en attendant que la virulence de l’autre s’estompe. Je me dirigeai vers l’élohimite préposé aux bouilloires ; je ne savais pas quoi prendre, j’ai toujours détesté les infusions. En désespoir de cause j’optai pour un chocolat chaud : le prophète tolérait le cacao, à condition qu’il soit fortement dégraissé –probablement en hommage à Nietzsche, dont il admirait la pensée. Lorsque je repassai près de leur table, les deux dirigeants se taisaient ; Flic jetait un regard sévère sur la salle. Il me fit un signe vif pour m’inviter à les rejoindre, apparemment redynamisé par la perspective d’un nouvel interlocuteur.
« Ce que je disais à Gérard, reprit-il (hé oui, même ce pauvre être déshérité avait un prénom, il avait certainement eu une famille, peut-être des parents aimants qui le faisaient sauter sur leurs genoux, c’était trop difficile la vie vraiment, si je continuais à penser à ce genre de choses je finirais par me flinguer ça ne faisait aucun doute), ce que je disais à Gérard c’est qu’à mon avis nous communiquons beaucoup trop sur l’aspect scientifique de nos enseignements. Il y a tout un courant New Age, écologiste, qui est effrayé par les technologies intrusives parce qu’il voit d’un mauvais œil la domination de l’homme sur la nature. Ce sont des gens qui rejettent avec force la tradition chrétienne, qui sont souvent proches du paganisme ou du bouddhisme ; nous pourrions y avoir des sympathisants potentiels.
– D’un autre côté, fit astucieusement Gérard, on récupère les techno-freaks.
– Oui… répondit Flic, dubitatif. Il y en a surtout en Californie, je t’assure qu’en Europe je n’en vois pas beaucoup. » Il se tourna de nouveau vers moi : « Qu’est-ce que tu en penses ? »
Je n’avais pas vraiment d’opinion, il me semblait qu’à long terme les partisans de la technologie génétique deviendraient plus nombreux que ses opposants ; j’étais surpris, surtout, qu’ils me prennent une fois de plus à témoin de leurs contradictions internes. Je ne m’en étais pas encore rendu compte, mais en tant qu’homme de spectacle ils me créditaient d’une sorte de compréhension intuitive des courants de pensée, des mouvements qui traversent l’opinion publique ; je ne voyais aucune raison de les détromper, et après avoir prononcé quelques banalités qu’ils écoutèrent avec respect je quittai la table avec un sourire, prétextant un état de fatigue je me glissai souplement hors de la grotte et marchai en direction du village de tentes : j’avais envie de voir les adeptes de base d’un peu plus près.
Il était encore tôt, personne n’était couché ; la plupart étaient assis en tailleur, généralement seuls, plus rarement en couple, devant leurs tentes. Beaucoup étaient nus (sans être obligatoire, le naturisme était largement pratiqué chez les élohimites ; nos créateurs les Élohim, qui avaient acquis une maîtrise parfaite du climat sur leur planète d’origine, allaient du reste nus, comme il convient à tout être libre et fier, ayant rejeté la culpabilité et la honte ; ainsi que l’enseignait le prophète, les traces du péché d’Adam avaient disparu, nous vivions maintenant sous la loi nouvelle du véritable amour). Dans l’ensemble ils ne faisaient rien, ou peut-être est-ce qu’ils méditaient à leur manière – beaucoup avaient les paumes ouvertes, et le regard tourné vers les étoiles. Les tentes, fournies par l’organisation, affectaient la forme d’un tipi, mais la toile, blanche et légèrement brillante, était très moderne, du genre « nouveaux matériaux issus de la recherche spatiale ». Enfin c’était une espèce de tribu, de tribu indienne high-tech, je crois qu’ils avaient tous Internet, le prophète insistait beaucoup là-dessus, c’était indispensable pour qu’il puisse leur communiquer instantanément ses directives. Ils devaient avoir je suppose d’intenses relations sociales par Internet interposé, mais ce qui était frappant à les voir réunis c’était plutôt l’isolement et le silence ; chacun restait devant sa tente, sans parler, sans aller vers ses voisins, ils étaient à quelques mètres les uns des autres mais semblaient ignorer jusqu’à leur existence respective. Je savais que la plupart n’avaient pas d’enfants, ni d’animaux domestiques (ce n’était pas interdit, mais quand même fortement déconseillé ; il s’agissait avant tout de créer une nouvelle espèce, et la reproduction des espèces existantes était considérée comme une option désuète, conservatrice, preuve d’un tempérament frileux, qui n’indiquait pas en tout cas une foi très grande ; il paraissait peu vraisemblable qu’un père de famille s’élevât très haut dans l’organisation). Je traversai toutes les allées, passai devant plusieurs centaines de tentes sans que personne m’adresse la parole ; ils se contentaient d’un signe de tête, d’un sourire discret. Je me dis d’abord qu’ils étaient peut-être un peu intimidés : j’étais un VIP, j’avais le privilège d’un accès direct à la conversation du prophète ; mais je me rendis très vite compte que lorsqu’ils se croisaient dans une allée leur comportement était exactement identique : un sourire, un signe de tête, pas plus. Je continuai après la sortie du village, marchai pendant quelques centaines de mètres sur la piste caillouteuse avant de m’arrêter. C’était une nuit de pleine lune, on distinguait parfaitement les graviers, les blocs de lave ; loin vers l’Est, j’apercevais la faible luminosité des barrières métalliques qui ceinturaient le domaine ; j’étais au milieu de rien, la température était douce et j’aurais aimé parvenir à une conclusion quelconque.

Je dus rester ainsi longtemps, dans un état de grand vide mental, parce qu’à mon retour le campement était silencieux ; tout le monde, apparemment, dormait. Je consultai ma montre : il était un peu plus de trois heures. La cellule de Savant était encore éclairée ; il était à sa table de travail, mais entendit mon pas et me fit signe d’entrer. L’aménagement intérieur était moins austère que je ne l’aurais imaginé : il y avait un divan avec d’assez jolis coussins de soie, des tapis aux motifs abstraits recouvraient le sol rocheux ; il me proposa un verre de thé.
« Tu as dû te rendre compte qu’il y avait certaines tensions au sein de l’équipe dirigeante… » dit-il avant de marquer un temps de silence. Décidément, à leurs yeux, j’étais un pion lourd ; je ne pouvais pas m’empêcher de penser qu’ils s’exagéraient mon importance. Il est vrai que je pouvais raconter n’importe quoi, il y aurait toujours des médias pour recueillir mes propos ; mais de là à ce que les gens m’écoutent, et modifient leur point de vue, il y avait une marge : tout le monde s’était habitué à ce que les personnalités s’expriment dans les médias sur les sujets les plus variés, pour tenir des propos en général prévisibles, et plus personne n’y prêtait une réelle attention, en somme le système spectaculaire, contraint de produire un consensus écœurant, s’était depuis longtemps effondré sous le poids de sa propre insignifiance. Je ne fis rien pour le détromper, pourtant ; j’acquiesçai avec cette attitude de neutralité bienveillante qui m’avait déjà tant servi dans la vie, qui m’avait permis de recueillir tant de confidences intimes, dans tant de milieux, que je réutilisais ensuite, grossièrement déformées, méconnaissables, dans mes sketches.
« Je ne suis pas réellement inquiet, le prophète me fait confiance… poursuivit-il. Mais notre image dans les médias est catastrophique. Nous passons pour des hurluberlus, alors qu’aucun laboratoire dans le monde, à l’heure actuelle, ne serait en mesure de produire des résultats équivalents aux nôtres… » Il balaya la pièce d’un geste de la main comme si tous les objets présents, les ouvrages de biochimie en anglais d’Elzevier Publications, les DVD de données alignés au-dessus de son bureau, l’écran d’ordinateur allumé étaient là pour témoigner du sérieux de ses recherches. « J’ai brisé ma carrière en venant ici, poursuivit-il avec amertume, je n’ai plus accès aux publications de référence… » La société est un feuilletage, et je n’avais jamais introduit de scientifiques dans mes sketches ; il s’agissait à mon avis d’un feuillet spécifique, mû par des ambitions et des critères d’évaluation intransposables au commun des mortels, ils n’avaient en résumé rien d’un sujet grand public ; j’écoutai cependant, comme j’écoutais tout le monde, mû par une ancienne habitude – j’étais une sorte de vieil espion de l’humanité, un espion à la retraite, mais ça pouvait aller, j’avais encore de bons réflexes, il me semble même que je hochai la tête pour l’inciter à poursuivre, mais j’écoutai en quelque sorte sans entendre, ses paroles s’échappaient au fur et à mesure de mon cerveau, j’avais établi involontairement comme une fonction de filtre. J’étais pourtant conscient que Miskiewicz était un homme important, peut-être un des hommes les plus importants de l’histoire humaine, il allait modifier son destin au niveau biologique le plus profond, il disposait du savoir-faire et des procédures, mais peut-être est-ce que c’est moi qui ne m’intéressais plus beaucoup à l’histoire humaine, j’étais moi aussi un vieil homme fatigué, et là, au moment où il parlait et me louait la rigueur de ses protocoles expérimentaux, le sérieux qu’il apportait à l’établissement et à la validation de ses propositions contrafactuelles, je fus soudain saisi par l’envie d’Esther, de son joli vagin souple, je repensai aux petits mouvements de son vagin se refermant sur ma queue, je prétendis avoir sommeil et à peine sorti de la caverne de Savant je composai le numéro de son portable mais il n’y avait personne, rien que son répondeur, et je n’avais pas tellement envie de me branler, la production des spermatozoïdes se faisait plus lentement à mon âge, le temps de latence s’allongeait, les propositions de la vie se feraient de plus en plus rares avant de disparaître tout à fait ; bien entendu j’étais partisan de l’immortalité, bien entendu les recherches de Miskiewicz constituaient un espoir, le seul espoir en fait, mais ce ne serait pas pour moi, ni pour personne de ma génération, à ce propos je ne nourrissais aucune illusion ; l’optimisme qu’il affichait en parlant d’un succès proche n’était d’ailleurs probablement pas un mensonge mais une fiction nécessaire, nécessaire non seulement aux élohimites qui finançaient ses projets mais surtout à lui-même, aucun projet humain n’a pu être élaboré sans l’espoir d’un accomplissement dans un délai raisonnable, et plus précisément dans un délai maximal constitué par la durée de vie prévisible du concepteur du projet, jamais l’humanité n’a fonctionné dans un esprit d’équipe étendu à l’ensemble des générations, alors que c’est pourtant ça qui se produit au bout du compte : on travaille on meurt et les générations futures en profitent à moins qu’elles ne préfèrent détruire votre œuvre, mais cette pensée n’a jamais été formulée par aucun de ceux qui se sont attachés à un projet quelconque, ils ont préféré l’ignorer car sinon ils auraient simplement cessé d’agir, ils se seraient simplement couchés pour attendre la mort. C’est ainsi que Savant, si moderne soit-il sur le plan intellectuel, était encore un romantique à mes yeux, sa vie était guidée par d’anciennes illusions, et maintenant je me demandais ce que pouvait faire Esther, si son petit vagin souple se contractait sur d’autres queues, et je commençais à avoir sérieusement envie de m’arracher un ou deux organes, heureusement j’avais pris une dizaine de boîtes de Rohypnol, j’avais prévu large et je dormis un peu plus de quinze heures.
À mon réveil le soleil était bas dans le ciel, et j’eus tout de suite la sensation qu’il se passait quelque chose d’étrange. Le temps était à l’orage mais je savais qu’il n’éclaterait pas, il n’éclatait jamais, la pluviosité dans l’île était pratiquement nulle. Une lumière faible et jaune baignait le village des adeptes ; l’ouverture de quelques tentes était faiblement agitée par le vent, mais à part ça le campement était désert, personne ne circulait dans les allées. En l’absence d’activité humaine, le silence était total. En gravissant la colline je passai devant les chambres de Vincent, de Savant et de Flic, toujours sans rencontrer personne. La résidence du prophète était grande ouverte, c’était la première fois depuis mon arrivée qu’il n’y avait pas de gardes à l’entrée. Malgré moi, en entrant dans la première salle, j’étouffai le bruit de mes pas. En traversant le couloir qui menait à ses appartements privés j’entendis des voix étouffées, le bruit d’un meuble qu’on traînait sur le sol, et quelque chose qui ressemblait à un sanglot.
Toutes les lumières étaient allumées dans la grande salle où le prophète m’avait reçu le jour de mon arrivée, mais là non plus il n’y avait personne. Je fis le tour, poussai une porte qui conduisait à l’office, rebroussai chemin. Sur le côté droit, près de la piscine, une porte ouvrait sur un couloir ; les sons de voix me paraissaient venir de cette direction. J’avançai avec précaution et au détour d’un second couloir je tombai sur Gérard, debout dans l’encadrement de la porte donnant dans la chambre du prophète. L’humoriste était dans un triste état : son visage était encore plus blafard que d’habitude, creusé de cernes profonds, il donnait l’impression de n’avoir pas dormi de la nuit. « Il s’est passé… il s’est passé… » Sa voix était faible et tremblante, presque inaudible. « Il s’est passé une chose terrible… » finit-il par articuler. Flic le rejoignit et se campa devant moi, le visage furieux, me jaugeant du regard. L’humoriste émit une sorte de bêlement plaintif. « Bon, au point où on en est, il n’y a qu’à le laisser entrer… » grogna Flic.

L’intérieur de la chambre du prophète était occupé par un immense lit rond, de trois mètres de diamètre, recouvert de satin rose ; des poufs de satin rose étaient disposés çà et là dans la pièce, dont les murs étaient recouverts de miroirs sur trois côtés ; le quatrième était constitué par une grande baie vitrée qui donnait sur la plaine caillouteuse et au-delà sur les premiers volcans, légèrement menaçants dans la lumière d’orage. La baie vitrée avait volé en éclats et le cadavre du prophète reposait au milieu du lit, nu, la gorge tranchée. Il avait perdu énormément de sang, la carotide avait été proprement sectionnée. Savant faisait nerveusement les cent pas d’un bout à l’autre de la pièce. Vincent, assis sur un pouf, paraissait un peu absent, c’est à peine s’il leva la tête en m’entendant approcher. Une jeune fille aux longs cheveux noirs, dans laquelle je reconnus Francesca, était prostrée dans un coin de la pièce, vêtue d’une chemise de nuit blanche maculée de sang.
« C’est l’Italien… » dit sèchement Flic.
C’était la première fois que j’avais l’occasion de voir un cadavre, et je n’étais pas tellement impressionné ; je n’étais pas tellement surpris non plus. Lors du dîner de l’avant-veille, où le prophète avait jeté son dévolu sur l’Italienne, j’avais eu l’impression l’espace de quelques secondes, en voyant l’expression de son compagnon, que cette fois il allait trop loin, que ça n’allait pas se passer aussi facilement que d’habitude ; et puis finalement Gianpaolo avait paru se soumettre, je m’étais dit qu’il allait s’écraser, comme les autres ; manifestement, je m’étais trompé. Je m’approchai avec curiosité de la baie vitrée : la pente était très raide, presque à pic ; on distinguait çà et là quelques prises, et la roche était bonne, pas du tout délitée ni friable, mais c’était quand même une escalade impressionnante. « Oui… commenta sombrement Flic en s’approchant de moi, il devait en avoir gros sur le cœur… » Puis il continua à arpenter la pièce en prenant soin de rester à distance de Savant, qui marchait de l’autre côté du lit. Humoriste restait figé près de la porte, ouvrant et refermant machinalement les mains, l’air totalement hagard, au bord de la panique. Je pris alors conscience pour la première fois que malgré le parti pris hédoniste et libertin affiché par la secte aucun des proches compagnons du prophète n’avait de vie sexuelle : dans le cas d’Humoriste et de Savant, c’était évident – l’un par incapacité, l’autre par absence de motivation. Flic, de son côté, était marié avec une femme de son âge, la cinquantaine bien avancée, autant dire que ça ne devait pas être la frénésie des sens tous les jours ; et il ne profitait nullement de sa position élevée dans l’organisation pour séduire de jeunes adeptes. Les adeptes eux-mêmes, comme je l’avais remarqué avec une surprise croissante, étaient au mieux monogames, et dans la plupart des cas zérogames – à l’exception des jeunes et jolies adeptes lorsque le prophète les invitait à partager son intimité pour une nuit. En somme, le prophète s’était comporté au sein de sa propre secte comme un mâle dominant absolu, et il avait réussi à briser toute virilité chez ses compagnons : non seulement ceux-ci n’avaient plus de vie sexuelle, mais ils ne cherchaient même plus à en avoir, ils s’interdisaient tout comportement d’approche des femelles et avaient intégré l’idée que la sexualité était une prérogative du prophète ; je compris alors pourquoi celui-ci se livrait, dans ses conférences, à un éloge redondant des valeurs féminines et à des charges impitoyables contre le machisme : son objectif était, tout simplement, de castrer ses auditeurs. De fait, chez la plupart des singes, la production de testostérone des mâles dominés diminue et finit par se tarir.

Le ciel s’éclaircissait peu à peu, les nuages se dispersaient ; une clarté sans espoir allait bientôt illuminer la plaine avant la tombée de la nuit. Nous étions à proximité immédiate du tropique du Cancer – nous y étions grosso merdo, comme l’aurait dit Humoriste lorsqu’il était encore en état de produire ses saillies. « Ça n’a au-trou-du-cune importance, j’ai l’ha-bite-rude de prendre des céréales au petit déjeuner… », voilà les bons mots par lesquels il s’essayait d’ordinaire à égayer notre quotidien. Qu’est-ce qu’il allait devenir, ce pauvre petit bonhomme, maintenant que Singe numéro 1 n’était plus ? Il jetait des regards effarés sur Flic et Savant, respectivement Singe numéro 2 et Singe numéro 3, qui continuaient à marcher de long en large dans la pièce, commençant à se mesurer du regard. Lorsque le mâle dominant est mis hors d’état d’exercer son pouvoir, la sécrétion de testostérone reprend, chez la plupart des singes. Flic pouvait compter sur la fidélité de la fraction militaire de l’organisation – c’est lui qui avait recruté l’ensemble des gardes, qui les avait formés, ils n’obéissaient qu’à ses ordres, de son vivant le prophète se reposait entièrement sur lui pour ces questions. D’un autre côté, les laborantins et l’ensemble des techniciens responsables du projet génétique n’avaient affaire qu’à Savant, et à lui seul. On avait somme toute affaire à un conflit classique entre la force brute et l’intelligence, entre une manifestation basique de la testostérone et une autre plus intellectualisée. Je sentis de toute façon que ça n’allait pas être bref, et je m’assis sur un pouf à proximité de Vincent. Celui-ci parut reprendre conscience de ma présence, émit un vague sourire et replongea dans sa rêverie.
Il s’ensuivit à peu près quinze minutes de silence ; Savant et Flic continuaient à arpenter la pièce, la moquette étouffait le bruit de leurs pas. Je me sentais, compte tenu des circonstances, assez calme ; j’étais conscient que ni moi ni Vincent n’avions, dans l’immédiat, de rôle à jouer. Nous étions dans l’histoire des singes secondaires, des singes honorifiques ; la nuit tombait, le vent s’infiltrait dans la pièce – l’Italien avait littéralement explosé la baie vitrée.
Tout à coup Humoriste sortit de la poche de son blouson de toile un appareil photo numérique – un Sony DSCF-101 à trois millions de pixels, je reconnaissais le modèle, j’avais eu le même avant d’opter pour un Minolta Dimage A2, qui disposait de huit millions de pixels, d’une visée bridge semi-reflex, et se montrait plus sensible dans les basses lumières. Flic et Savant s’immobilisèrent, bouche bée, en considérant le pauvre pantin qui zigzaguait dans la pièce en prenant cliché sur cliché. « Ça va, Gérard ? » demanda Flic. À mon avis non, ça n’avait pas l’air d’aller, il déclenchait machinalement, sans même viser, et au moment où il s’approchait de la fenêtre j’eus nettement l’impression qu’il allait sauter. « Ça suffit ! » hurla Flic. L’humoriste s’immobilisa, ses mains tremblaient tellement qu’il laissa tomber son appareil. Toujours prostrée dans son coin, Francesca émit un reniflement bref. Savant s’immobilisa à son tour, fit face à Flic, le regarda droit dans les yeux.
« Maintenant, il faut prendre une décision… dit-il d’un ton neutre.
– On va prévenir la police, c’est la seule décision à prendre.
– Si on prévient la police, c’est la fin de l’organisation. On ne pourra pas survivre au scandale, et tu le sais.
– Tu as une autre idée ? »

Un nouveau temps de silence s’ensuivit, nettement plus tendu : l’affrontement s’était déclenché, et je sentais cette fois qu’il irait à son terme ; j’avais même l’intuition assez nette que j’allais assister à une seconde mort violente. La disparition du leader charismatique est toujours un moment extrêmement difficile à gérer, dans un mouvement de type religieux ; lorsque celui-ci n’a pas pris la peine de désigner sans ambiguïté son successeur, on aboutit presque inévitablement à un schisme.
« Il pensait à la mort… intervint Gérard d’une petite voix tremblante, presque enfantine. Il m’en parlait de plus en plus souvent ; il n’aurait pas voulu que l’organisation disparaisse, ça l’inquiétait beaucoup que tout se disperse après lui. Nous devons faire quelque chose, nous devons réussir à nous entendre… »
Flic fronça les sourcils en tournant vaguement la tête vers lui, comme on réagit à un bruit importun ; rendu à la conscience de sa parfaite insignifiance, Gérard se rassit sur un pouf à côté de nous, baissa la tête et posa calmement les mains sur ses genoux.
« Je te rappelle, reprit calmement Savant en regardant Flic droit dans les yeux, que pour nous la mort n’est pas définitive, c’est même le premier de nos dogmes. Nous disposons du code génétique du prophète, il suffit d’attendre que le procédé soit au point…
– Tu crois qu’on va attendre vingt ans que ton truc marche ?…. » rétorqua Flic avec violence, sans même plus chercher à dissimuler son hostilité.
Savant frémit sous l’outrage, mais répondit calmement :
« Ça fait deux mille ans que les chrétiens attendent…
– Peut-être, mais entre temps il a fallu organiser l’Église, et ça, c’est moi qui suis le mieux à même de le faire. Lorsqu’il a fallu désigner un disciple pour lui succéder, c’est Pierre que le Christ a choisi : ce n’était pas le plus brillant, le plus intellectuel ni le plus mystique, mais c’était le meilleur organisateur.
– Si je quitte le projet, tu n’auras personne à mettre à ma place ; et, dans ce cas, tout espoir de résurrection s’évanouit. Je ne pense pas que tu puisses tenir très longtemps dans ces conditions… »
Le silence se fit à nouveau, de plus en plus pesant ; je n’avais pas l’impression qu’ils parviendraient à s’entendre, les choses étaient allées trop loin entre eux, depuis trop longtemps ; dans l’obscurité quasi totale, je vis Flic serrer les poings. C’est à ce moment que Vincent intervint. « Je peux prendre la place du prophète… » dit-il d’une voix légère, presque joyeuse. Les deux autres sursautèrent, Flic bondit vers le commutateur pour allumer et se précipita sur Vincent pour le secouer : « Qu’est-ce que tu racontes ? Qu’est-ce que tu racontes ?…. » lui hurlait-il en plein visage. Vincent se laissa faire, attendit que l’autre le lâche avant d’ajouter, d’une voix toujours aussi enjouée : « Après tout, je suis son fils… »
Le premier moment de stupéfaction passé, ce fut Gérard qui intervint, d’une voix plaintive :
« C’est possible… C’est tout à fait possible… Je sais que le prophète a eu un fils, il y a trente-cinq ans, tout de suite après les débuts de l’Église, et qu’il lui rendait visite de temps à autre – mais il n’en parlait jamais, même à moi. Il l’a eu avec une des premières adeptes, mais elle s’est suicidée peu de temps après la naissance.
– C’est vrai… dit calmement Vincent, et il n’y avait dans sa voix que l’écho d’une tristesse très lointaine. Ma mère n’a pas supporté ses infidélités continuelles, ni les jeux sexuels à plusieurs qu’il lui imposait. Elle avait coupé les ponts avec ses parents – c’étaient des bourgeois protestants, alsaciens, d’une famille très stricte, ils ne lui avaient jamais pardonné d’être devenue élohimite, à la fin elle n’avait vraiment plus de contact avec personne. J’ai été élevé par mes grands-parents paternels, les parents du prophète ; pendant les premières années je ne l’ai pratiquement pas vu, il ne s’intéressait pas aux enfants jeunes. Et puis, après que j’ai eu quinze ans, il m’a rendu des visites de plus en plus fréquentes : il discutait avec moi, voulait savoir ce que je comptais faire dans la vie, finalement il m’a invité à rentrer dans la secte. Il m’a fallu une quinzaine d’années pour m’y décider. Ces derniers temps, nous avions des rapports, disons… un peu plus calmes. »
Je pris alors conscience d’un fait qui aurait dû me frapper dès le début, c’est que Vincent ressemblait énormément au prophète ; l’expression de leur regard était bien différente et même opposée, c’est sans doute ce qui m’avait empêché de m’en apercevoir, mais les principaux traits de leur physionomie – la forme du visage, la couleur des yeux, l’implantation des sourcils – étaient d’une identité frappante ; ils avaient de surcroît à peu près la même taille et la même corpulence. De son côté Savant regardait Vincent avec beaucoup d’attention, il semblait parvenir à la même conclusion, et ce fut lui, finalement, qui rompit le silence :
« Personne n’est exactement au courant de l’état d’avancement de mes recherches, nous avons maintenu un secret total. Nous pouvons parfaitement annoncer que le prophète a décidé d’abandonner son corps vieillissant pour transférer son code génétique dans un nouvel organisme.
– Personne ne va y croire ! objecta aussitôt Flic avec violence.
– Très peu de gens, en effet ; nous n’avons plus rien à attendre des grands médias, ils sont tous contre nous. Il y aura certainement une couverture médiatique énorme, et un scepticisme général ; mais personne ne pourra rien prouver, nous sommes les seuls à disposer de l’ADN du prophète, il n’en existe aucune copie, nulle part. Et le plus important c’est que les adeptes, eux, vont y croire ; ça fait des années que nous les y préparons. Lorsque le Christ est ressuscité le troisième jour personne n’y a cru, à l’exception des premiers chrétiens ; c’est même exactement comme ça qu’ils se sont définis : ceux qui croyaient à la résurrection du Christ.
– Qu’est-ce qu’on va faire du corps ?
– Ça ne pose aucun problème qu’on retrouve le corps, il suffit que la blessure à la gorge soit indétectable. On pourrait par exemple utiliser une fissure volcanique, et le précipiter dans la lave en fusion.
– Et Vincent ? Comment expliquer la disparition de Vincent ? Flic était visiblement ébranlé, ses objections se faisaient plus hésitantes.
– Oh, je ne connais pas grand monde… intervint Vincent avec légèreté ; en plus on me considère comme un type plutôt suicidaire, ma disparition n’étonnera personne… La fissure volcanique je trouve que c’est une bonne idée, ça permettra d’évoquer la mort d’Empédocle. » Il récita de mémoire, d’une voix étrangement fluide : « Je te dirai encore, prudent Pausanias, qu’il n’y a de naissance pour aucune des choses mortelles ; il n’y a pas de fin par la mort funeste ; il n’y a que mélange et dissociation des composants du mélange. »

Flic réfléchit silencieusement une à deux minutes, puis lâcha : « Il va falloir s’occuper aussi de l’Italien… » Je sus alors que Savant avait gagné la partie. Immédiatement après Flic appela trois gardes, leur ordonna de patrouiller dans le domaine et s’ils trouvaient le corps de le ramener discrètement, enveloppé dans une couverture à l’arrière du 4 × 4. Il ne leur fallut qu’un quart d’heure : le malheureux était dans un tel état de confusion qu’il avait tenté de franchir les barrières électrifiées ; bien entendu, il avait été foudroyé sur-le-champ. Ils posèrent le cadavre sur le sol, au pied du lit du prophète. À ce moment Francesca sortit de son hébétude, aperçut le corps de son compagnon et se mit à pousser de longs hurlements inarticulés, presque animaux. Savant s’approcha d’elle et la gifla, calmement mais avec force, à plusieurs reprises ; ses hurlements se transformèrent en une nouvelle crise de sanglots.
« Il va falloir s’occuper d’elle aussi… remarqua sombrement Flic.
– Je crois qu’on n’a pas le choix.
– Qu’est-ce que tu veux dire ? »
Vincent s’était retourné vers Savant, dégrisé d’un coup.
« Je crois qu’on peut difficilement compter sur son silence. Si on jette les deux corps par la fenêtre, après une chute de trois cents mètres, ils seront en bouillie ; ça m’étonnerait que la police veuille procéder à une autopsie.
– Ça peut marcher… dit Flic après un temps de réflexion ; je connais assez bien le chef de la police locale. Si je lui raconte que je les avais surpris à escalader la paroi les jours précédents, que j’avais tenté de les avertir du danger, mais qu’ils m’avaient ri au nez… D’ailleurs c’est très plausible, le type était amateur de sports extrêmes, je crois qu’il faisait de l’escalade à mains nues le week-end dans les Dolomites.
– Bien… » dit simplement Savant. Il fit un petit signe de tête à Flic, les deux hommes soulevèrent le corps de l’Italien, l’un par les pieds, l’autre par les épaules, ils firent quelques pas et le précipitèrent dans le vide ; ils avaient procédé si vite que ni moi ni Vincent n’avions eu le temps de réagir. Avec une énergie terrassante Savant revint vers Francesca, la souleva par les épaules et la traîna sur la moquette ; elle était retombée dans son apathie, et ne réagissait pas plus qu’un colis. Au moment où Flic l’attrapait par les pieds, Vincent hurla : « Hééé !….» Savant reposa l’Italienne et se retourna, agacé.
« Qu’est-ce qu’il y a encore ?
– Tu ne peux pas faire ça, tout de même !
– Et pourquoi pas ?
– C’est un meurtre… »
Savant ne répondit rien, toisa Vincent en croisant calmement les bras. « Évidemment, c’est regrettable… dit-il finalement. Je crois cependant que c’est nécessaire », ajouta-t-il quelques secondes plus tard.
Les longs cheveux noirs de la jeune fille encadraient son visage pâle ; ses yeux bruns se posaient tour à tour sur chacun de nous, j’avais l’impression qu’elle n’était plus du tout en état de comprendre la situation.
« Elle est si jeune, si belle… murmura Vincent d’un ton de supplique.
– J’imagine que, dans le cas d’une femme laide et âgée, l’élimination te paraîtrait plus excusable…
– Non… non, protesta Vincent, gêné, ce n’est pas exactement ce que je voulais dire.
– Si, répliqua Savant, impitoyable, c’est exactement ce que tu voulais dire ; mais passons. Dis-toi que c’est juste une mortelle, une mortelle comme nous le sommes tous jusqu’à présent : un arrangement temporaire de molécules. Disons qu’en l’occurrence nous avons affaire à un joli arrangement ; mais elle n’a pas plus de consistance qu’un motif formé par le givre, qu’un simple redoux suffit à anéantir ; et, malheureusement pour elle, sa disparition est devenue nécessaire pour que l’humanité puisse poursuivre son chemin. Je te promets, cependant, qu’elle n’aura pas à souffrir. »
Il sortit un émetteur HF de sa poche, prononça quelques mots à mi-voix. Une minute plus tard deux gardes apparurent, portant une mallette de cuir souple ; il l’ouvrit, en sortit une petite bouteille de verre et une seringue hypodermique. Sur un signe de Flic, les deux gardes se retirèrent.
« Attends, attends, attends… intervins-je, je n’ai pas l’intention, moi non plus, de me rendre complice d’un meurtre. Et en plus je n’ai aucune raison de le faire.
– Si, riposta sèchement Savant, tu as une très bonne raison : je peux rappeler les gardes. Toi aussi, tu es un témoin gênant ; comme tu es quelqu’un de connu, ta disparition poserait sans doute plus de problèmes ; mais les gens connus meurent aussi, et de toute façon nous n’avons plus le choix. » Il parlait calmement en me regardant droit dans les yeux, j’étais certain qu’il ne plaisantait pas. « Elle ne souffrira pas… » répéta-t-il d’une voix douce, et très vite il se pencha sur la jeune fille, trouva la veine, injecta la solution. J’étais comme tous les autres persuadé qu’il s’agissait d’un somnifère, mais en quelques secondes elle se raidit, sa peau devint cyanosée, puis sa respiration s’arrêta net. Derrière moi j’entendais Humoriste pousser des gémissements bestiaux, plaintifs. Je me retournai : il tremblait de tout son corps, parvint à articuler : « Ha ! Ha ! Ha… » Une tache se formait sur le devant de son pantalon, je compris qu’il avait pissé dans son froc. Excédé Flic sortit à son tour un émetteur de sa poche, donna un ordre bref : quelques secondes plus tard cinq gardes apparurent, armés de mitraillettes, et nous encerclèrent. Sur un ordre de Flic ils nous conduisirent dans une pièce attenante, meublée d’une table à tréteaux et de classeurs métalliques, puis refermèrent à clef derrière nous.
Je n’arrivais pas tout à fait à me persuader que tout cela était réel ; je jetais des regards incrédules à Vincent, qui me paraissait dans le même état d’esprit ; nous ne parlions ni l’un ni l’autre, le silence n’était troublé que par les gémissements de Gérard. Dix minutes plus tard, Savant revint dans la pièce et je pris conscience que tout était vrai, que j’avais devant moi un meurtrier, qu’il avait franchi la frontière. Je le considérai avec une horreur irrationnelle, instinctive, mais lui semblait très calme, à ses yeux il n’avait visiblement accompli qu’un geste technique.
« Je l’aurais épargnée si je l’avais pu, dit-il sans s’adresser à aucun d’entre nous en particulier. Mais, je vous le répète, il s’agissait d’une mortelle ; et je ne crois pas que la morale ait vraiment de sens si le sujet est mortel. L’immortalité, nous allons y parvenir ; et vous ferez partie des premiers êtres auxquels elle sera accordée ; ce sera, en quelque sorte, le prix de votre silence. La police sera là demain ; vous avez toute la nuit pour y réfléchir. »

Les jours qui suivirent me laissent un souvenir étrange, comme si nous étions entrés dans un espace différent, où les lois ordinaires étaient abolies, où tout – le meilleur comme le pire – pouvait arriver à chaque instant. Rétrospectivement je dois cependant reconnaître qu’il y avait une certaine logique à tout cela, la logique voulue par Miskiewicz, et que son plan s’accomplit point par point, dans le moindre détail. D’abord, le chef de la police n’eut aucun doute sur l’origine accidentelle de la mort des deux jeunes gens. Devant leurs corps désarticulés, aux os en miettes, pratiquement réduits à l’état de plaques sanglantes étalées sur le rocher, il était en effet difficile de garder son sang-froid et de soupçonner que leur mort aurait pu avoir une autre cause que la chute. Surtout, cette affaire banale fut rapidement éclipsée par celle de la disparition du prophète. Juste avant l’aube, Flic et Savant avaient traîné son corps jusqu’à une ouverture qui donnait sur un petit cratère volcanique en activité ; la lave en fusion le recouvrit aussitôt, il aurait fallu faire venir un équipement spécial de Madrid pour le désincarcérer, et évidemment toute autopsie était impensable. Cette même nuit ils avaient brûlé les draps tachés de sang, fait réparer la baie vitrée par un artisan qui s’occupait des travaux d’entretien sur le domaine, enfin ils avaient déployé une activité assez impressionnante. Lorsque l’inspecteur de la Guardia Civil comprit qu’il s’agissait d’un suicide, et que le prophète avait l’intention de se réincarner trois jours plus tard dans un corps rajeuni, il se frotta pensivement le menton – il était un peu au courant des activités de la secte, enfin il croyait savoir qu’il avait affaire à un groupement de cinglés qui adoraient les soucoupes volantes, ses informations s’arrêtaient là – et conclut qu’il valait mieux en référer à ses supérieurs. C’est exactement ce qu’attendait Savant.
Dès le lendemain, l’affaire faisait les gros titres des journaux – non seulement en Espagne mais aussi en Europe, et bientôt dans le reste du monde. « L’homme qui croyait être éternel », « Le pari fou de l’homme-Dieu », tels étaient à peu près les titres. Trois jours plus tard, sept cents journalistes stationnaient derrière les barrières de protection ; la BBC et CNN avaient envoyé des hélicoptères pour prendre des images du campement. Miskiewicz sélectionna cinq journalistes appartenant à des magazines scientifiques anglo-saxons et tint une brève conférence de presse. Il exclut d’entrée de jeu toute visite du laboratoire : la science officielle l’avait rejeté, dit-il, et contraint à travailler en marge ; il en prenait acte, et ne communiquerait ses résultats qu’au moment où il le jugerait opportun. Sur le plan juridique, sa position était difficilement attaquable : il s’agissait d’un laboratoire privé, fonctionnant sur fonds privés, il était parfaitement en droit d’en interdire l’accès à quiconque ; le domaine lui-même était d’ailleurs privé, précisa-t-il, les survols et les prises de vues par hélicoptère lui paraissaient une pratique légalement tout à fait douteuse. De plus il ne travaillait ni sur des organismes vivants, ni même sur des embryons, mais sur de simples molécules d’ADN, et ce avec l’accord écrit du donneur. Le clonage reproductif était certes prohibé ou restreint dans de nombreux pays ; mais en l’occurrence il ne s’agissait pas de clonage, et aucune loi n’interdisait la création artificielle de la vie ; c’est une direction de recherches à laquelle le législateur n’avait simplement pas songé.
Bien entendu les journalistes au début n’y croyaient pas, tout dans leur formation les prédisposait à tourner l’hypothèse en ridicule ; mais je me rendais compte qu’ils étaient malgré eux impressionnés par la personnalité de Miskiewicz, par la précision et la rigueur de ses réponses ; à la fin de l’entretien, j’en suis persuadé, au moins deux d’entre eux avaient des doutes : c’était largement suffisant pour que ces doutes se répandent, amplifiés, dans les magazines d’information générale.
Ce qui me stupéfia par contre ce fut la croyance immédiate, sans réserve, des adeptes. Dès le lendemain de la mort du prophète, Flic avait convoqué aux premières heures une réunion générale. Lui et Savant prirent la parole pour annoncer que le prophète avait décidé, en un geste d’oblation et d’espérance, d’accomplir le premier la promesse. Il s’était donc jeté dans un volcan, livrant au feu son corps physique vieillissant afin de renaître, au troisième jour, dans un corps rénové. Ses ultimes paroles dans sa présente incarnation, qu’ils avaient mission de communiquer aux disciples, étaient les suivantes : « Là où je passe, vous passerez bientôt à ma suite. » Je m’attendais à des mouvements de foule, des réactions variées, peut-être des gestes de désespoir ; il n’en fut rien. En ressortant tous étaient concentrés, silencieux, mais leur regard brillait d’espérance, comme si cette nouvelle était celle qu’ils avaient toujours attendue. Je croyais pourtant avoir des êtres humains une bonne connaissance générale, mais elle n’était basée que sur ses motivations les plus usuelles : eux avaient la foi, c’était nouveau pour moi, et cela changeait tout.
Ils se réunirent spontanément autour du laboratoire, deux jours plus tard, quittant leurs tentes dès le milieu de la nuit, et attendirent sans prononcer une parole. Au milieu d’eux il y avait cinq journalistes, sélectionnés par Savant, appartenant à deux agences de presse – l’AFP et Reuters – et à trois networks qui étaient CNN, la BBC, et il me semble Sky News. Il y avait aussi deux policiers espagnols venus de Madrid, qui souhaitaient recueillir une déclaration de l’être qui allait émerger du laboratoire – à proprement parler on n’avait rien à lui reprocher, mais sa position était sans précédent : il prétendait être le prophète, qui était officiellement mort, sans l’être exactement ; il prétendait naître sans avoir de père ni de mère biologique. Les juristes du gouvernement espagnol s’étaient penchés sur la question, sans évidemment trouver quoi que ce soit qui s’applique, même de loin, au cas présent ; ils avaient donc décidé de se contenter d’une déclaration formelle où Vincent confirmerait par écrit ses prétentions, et de lui accorder temporairement le statut d’enfant trouvé.
Au moment où les portes du laboratoire s’ouvrirent, tournant sur leurs jointures invisibles, tous se levèrent, et j’eus l’impression qu’un halètement animal parcourait la foule, causé par des centaines de respirations s’accélérant d’un seul coup. Dans le jour naissant le visage de Savant apparaissait tendu, épuisé, fermé. Il annonça que la fin de l’opération de résurrection se heurtait à des difficultés inattendues ; après en avoir conféré avec ses assistants, il avait décidé de se donner un délai de trois jours supplémentaires ; il invitait donc les adeptes à rentrer dans leurs tentes, à y demeurer autant que possible, à concentrer leurs pensées sur la transformation en cours, dont dépendait le salut du reste de l’humanité. Il leur donnait rendez-vous dans trois jours, au coucher du soleil, à la base de la montagne : si tout allait bien le prophète aurait regagné ses appartements, et serait en mesure de faire sa première apparition publique.
La voix de Miskiewicz était grave, reflétant la dose appropriée d’inquiétude, et cette fois je perçus une agitation, la foule fut parcourue de chuchotements. J’étais surpris qu’il manifeste une si bonne compréhension de la psychologie collective. Le stage était initialement prévu pour se terminer le lendemain, mais personne je pense ne songea sérieusement à repartir : sur trois cent douze vols retours, il y eut trois cent douze défections. Moi-même, il me fallut plusieurs heures avant d’avoir l’idée de prévenir Esther. Une fois de plus je tombai sur son répondeur, une fois de plus je laissai un message ; j’étais assez surpris qu’elle ne rappelle pas, elle devait être au courant de ce qui se passait dans l’île, les médias du monde entier en parlaient maintenant.
Le délai supplémentaire accrut naturellement l’incrédulité des médias, mais la curiosité ne retombait pas, elle augmentait au contraire d’heure en heure, et c’est tout ce que cherchait Miskiewicz : il fit deux brèves déclarations, une chaque jour, s’adressant cette fois uniquement aux cinq journalistes scientifiques qu’il avait choisis comme interlocuteurs, afin d’évoquer les difficultés de dernière minute auxquelles il prétendait se heurter. Il maîtrisait parfaitement son sujet, et j’avais l’impression que les autres commençaient de plus en plus à se laisser convaincre.
J’étais surpris, aussi, par l’attitude de Vincent, qui entrait de plus en plus dans la peau du rôle. Sur le plan de la ressemblance physique, le projet m’avait au départ inspiré quelques doutes. Vincent s’était toujours montré très discret, il avait toujours refusé de parler en public, d’évoquer par exemple son travail artistique, comme le prophète l’y avait invité à de nombreuses reprises ; malgré tout la plupart des adeptes avaient eu l’occasion de le croiser, au cours des dernières années. En quelques jours, mes doutes se dissipèrent : je me rendis compte avec surprise que Vincent se transformait physiquement. Il avait d’abord décidé de se raser le crâne, et la ressemblance avec le prophète s’en trouvait accentuée ; mais le plus étonnant c’est que l’expression de son regard changeait peu à peu, et le ton de sa voix. Il y avait maintenant dans ses yeux une lueur vive, souple, malicieuse, que je ne lui avais jamais connue ; et sa voix prenait des tonalités chaudes et séductrices qui me surprenaient de plus en plus. Il y avait toujours en lui une gravité, une profondeur que le prophète n’avait jamais eues, mais cela aussi pouvait cadrer : l’être qui allait renaître était censé avoir traversé les frontières de la mort, on pouvait s’attendre à ce qu’il ressorte de l’expérience quelqu’un de plus lointain, de plus étrange. Flic et Savant étaient en tout cas ravis des mutations qui s’opéraient en lui, je crois qu’ils n’avaient pas espéré obtenir un résultat aussi convaincant. Le seul qui réagissait mal était Gérard, que je pouvais difficilement continuer à appeler Humoriste : il passait ses journées à errer dans les galeries souterraines, comme s’il espérait encore y rencontrer le prophète, il avait cessé de se laver et commençait à puer. À Vincent il jetait des regards méfiants, hostiles, exactement comme un chien qui ne reconnaît pas son maître. Vincent lui-même parlait peu, mais son regard était lumineux, bienveillant, il donnait l’impression de se préparer à une ordalie, et d’avoir banni toute crainte ; il me confia plus tard qu’en ces journées il pensait déjà à la construction de l’ambassade, à sa décoration, il ne comptait rien garder des plans du prophète. Il avait manifestement oublié l’Italienne, dont la disparition semblait sur le moment lui poser des problèmes de conscience si douloureux ; et j’avoue que, moi aussi, je l’avais un peu oubliée. Miskiewicz, au fond, avait peut-être raison : une constellation de givre, une jolie formation temporaire… Mes années de carrière dans le show-business avaient quelque peu atténué mon sens moral ; il me restait pourtant quelques convictions, croyais-je. L’humanité, comme toutes les espèces sociales, s’était bâtie sur la prohibition du meurtre à l’intérieur du groupe, et plus généralement sur la limitation du niveau de violence acceptable dans la résolution des conflits inter-individuels ; la civilisation, même, n’avait pas d’autre contenu véritable. Cette idée valait pour toutes les civilisations envisageables, pour tous les « êtres raisonnables », comme aurait dit Kant, que ces êtres soient mortels ou immortels, c’était là une certitude indépassable. Après quelques minutes de réflexion je me rendis compte que, du point de vue de Miskiewicz, Francesca n’appartenait pas au groupe : ce qu’il essayait de faire c’était de créer une nouvelle espèce, et celle-ci n’aurait pas davantage d’obligation morale à l’égard des humains que ceux-ci n’en avaient à l’égard des lézards, ou des méduses ; je me rendis compte, surtout, que je n’aurais aucun scrupule à appartenir à cette nouvelle espèce, que mon dégoût du meurtre était d’ordre sentimental ou affectif, bien plus que rationnel ; pensant à Fox je pris conscience que l’assassinat d’un chien m’aurait choqué autant que celui d’un homme, et peut-être davantage ; puis, comme je l’avais fait dans toutes les circonstances un peu difficiles de ma vie, je cessai simplement de penser.
Les fiancées du prophète étaient restées cantonnées dans leurs chambres, et tenues au courant des événements exactement au même degré que les autres adeptes ; elles avaient accueilli la nouvelle avec la même foi, et attendaient avec confiance de retrouver un amant rajeuni. Je me dis un moment qu’il y aurait peut-être, quand même, des difficultés avec Susan : elle avait connu personnellement Vincent, lui avait parlé ; puis je compris que non, qu’elle avait la foi elle aussi, et sans doute encore plus que toutes les autres, que sa nature même excluait jusqu’à la possibilité du doute. Dans ce sens, me dis-je, elle était très différente d’Esther, jamais je n’aurais imaginé Esther souscrire à des dogmes si peu réalistes ; je me rendis compte aussi que depuis le début de ce séjour je pensais un peu moins à elle, heureusement d’ailleurs car elle ne répondait toujours pas à mes messages, j’en avais peut-être laissé une dizaine sur son répondeur, sans succès, mais je n’en souffrais pas trop, j’étais en quelque sorte ailleurs, dans un espace encore humain mais extrêmement différent de tout ce que j’avais pu connaître ; même certains journalistes, je m’en aperçus plus tard en lisant leurs comptes rendus, avaient été sensibles à cette ambiance particulière, cette sensation d’attente pré-apocalyptique.
Le jour de la résurrection, les fidèles se rassemblèrent dès les premières heures au pied de la montagne, alors que l’apparition de Vincent n’était prévue qu’au coucher du soleil. Deux heures plus tard, les hélicoptères des networks commencèrent à bourdonner au-dessus de la zone – Savant leur avait finalement donné l’autorisation de survol, mais il avait interdit à tout journaliste l’accès au domaine. Pour l’instant, les cameramen n’avaient pas grand-chose à grappiller – quelques images d’une petite foule paisible qui attendait en silence, sans un mot et pratiquement sans un geste, que le miracle se manifestât. L’ambiance lorsque les hélicoptères revenaient se faisait un peu plus tendue – les adeptes détestaient les médias, ce qui était assez normal compte tenu du traitement dont ils avaient été jusqu’à présent l’objet ; mais il n’y avait pas de réactions hostiles, de gestes menaçants ni de cris.
Vers cinq heures de l’après-midi, un bruissement de voix parcourut la foule ; quelques chants naquirent, furent repris en sourdine, puis le silence se fit à nouveau. Vincent, assis en tailleur dans la grotte principale, semblait non seulement concentré, mais en quelque sorte hors du temps. Vers sept heures, Miskiewicz se présenta à l’entrée de la grotte. « Tu te sens prêt ? » lui demanda-t-il. Vincent acquiesça sans mot dire, se leva souplement ; sa longue robe blanche flottait sur son corps amaigri.

Miskiewicz sortit le premier, avança sur le terre-plein qui dominait la foule des fidèles ; tous se levèrent d’un bond. Le silence n’était troublé que par le vrombissement régulier des hélicoptères immobilisés en vol stationnaire.
« La porte a été franchie », dit-il. Sa voix était parfaitement amplifiée, sans distorsion ni écho, j’étais sûr qu’avec un bon micro directionnel les journalistes parviendraient à réaliser un enregistrement correct. « La porte a été franchie dans un sens, puis dans l’autre, poursuivit-il. La barrière de la mort n’est plus ; ce qui avait été annoncé vient d’être accompli. Le prophète a vaincu la mort ; il est de nouveau parmi nous. » Sur ces mots il s’écarta de quelques pas, baissa la tête avec respect. Il y eut une attente d’environ une minute mais qui me parut interminable, plus personne ne parlait ni ne bougeait, tous les regards étaient tournés vers l’ouverture de la grotte, qui était orientée plein Ouest. Au moment où un rayon de soleil couchant, traversant les nuages, illumina l’ouverture, Vincent sortit et s’avança sur le terre-plein : c’est cette image, captée par un cameraman de la BBC, qui devait passer en boucle sur toutes les télévisions du monde. Une expression d’adoration emplit les visages, certains levèrent vers le ciel leurs bras écartés ; mais il n’y eut pas un cri, pas un murmure. Vincent ouvrit les mains, et après quelques secondes où il se contenta de respirer dans le micro qui captait chacun de ses souffles, il prit la parole : « Je respire, comme chacun d’entre vous… dit-il doucement. Pourtant, je n’appartiens plus à la même espèce. Je vous annonce une humanité nouvelle… poursuivit-il. Depuis son origine l’univers attend la naissance d’un être éternel, coexistant à lui, pour s’y refléter comme dans un miroir pur, inentamé par les souillures du temps. Cet être est né aujourd’hui, un peu après dix-sept heures. Je suis le Paraclet, et la réalisation de la promesse. Je suis pour l’instant solitaire, mais ma solitude ne durera pas, car vous viendrez bientôt me rejoindre. Vous êtes mes premiers compagnons, au nombre de trois cent douze ; vous êtes la première génération de la nouvelle espèce appelée à remplacer l’homme ; vous êtes les premiers néo-humains. Je suis l’instant zéro, vous êtes la première vague. Aujourd’hui nous entrons dans une ère différente, où le passage du temps n’a plus le même sens. Aujourd’hui, nous entrons dans la vie éternelle. Il sera gardé mémoire de ce moment. »
La possibilité d'une île
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