Daniel1,17
« Une fois injecté dans
l’espace mémoire de l’application, il est possible de modifier son
comportement. »
kdm.fr.st
Les deux premières journées furent
principalement occupées par l’enseignement de Miskiewicz ;
l’aspect spirituel ou émotionnel était très peu présent, et je
commençais à comprendre les objections de Flic : jamais, à
aucun moment de l’histoire humaine, une religion n’avait pu prendre
d’ascendant sur les masses en s’adressant uniquement à la raison.
Le prophète lui-même était un peu en retrait, je le croisais
surtout aux repas, il restait la plupart du temps dans sa grotte,
et j’imagine que les fidèles devaient être un peu déçus.
Tout changea au matin du troisième jour, qui
devait se dérouler dans le jeûne, et être consacré à la méditation.
Vers sept heures, je fus tiré du sommeil par le son mélancolique et
grave de trompes tibétaines qui jouaient une mélodie simple, sur
trois notes indéfiniment tenues. Je sortis sur ma terrasse ;
le jour se levait au-dessus de la plaine caillouteuse. Un à un les
élohimites sortaient de leur tente, déroulaient une natte sur le
sol et s’allongeaient, se plaçant autour d’une estrade où les deux
sonneurs de trompe entouraient le prophète assis en position du
lotus. Comme les adeptes, il était vêtu d’une longue tunique
blanche ; mais alors que la leur était faite d’une cotonnade
ordinaire, la sienne était taillée dans un satin blanc, brillant,
qui jetait des éclats dans la lumière naissante. Au bout d’une à
deux minutes il se mit à parler d’une voix lente, profonde, qui,
largement amplifiée, se fit aisément entendre par-dessus le son des
trompes. En termes simples, il incita les adeptes à prendre
conscience de la terre sur laquelle s’appuyaient leurs corps, à
imaginer l’énergie volcanique qui émanait de la terre, cette
énergie incroyable, supérieure à celle des bombes atomiques les
plus puissantes ; à faire leur cette énergie, à l’incorporer à
leurs corps, leurs corps destinés à l’immortalité.
Plus tard, il leur demanda de se dépouiller de
leurs tuniques, de présenter leurs corps nus au soleil ;
d’imaginer, là aussi, cette énergie colossale, faite de millions de
réactions thermonucléaires simultanées, cette énergie qui était
celle du soleil, comme de toutes les étoiles.
Il leur demanda encore d’aller plus profond que
leurs corps, plus profond que leurs peaux, d’essayer par la
méditation de visualiser leurs cellules, et plus profondément
encore le noyau de leurs cellules, qui contenait cet ADN
dépositaire de leur information génétique. Il leur demanda de
prendre conscience de leur propre ADN, de se pénétrer de l’idée
qu’il contenait leur schéma, le schéma de construction de leur
corps, et que cette information, contrairement à la matière, était
immortelle. Il leur demanda d’imaginer cette information traversant
les siècles dans l’attente des Élohim, qui auraient le pouvoir de
reconstituer leurs corps grâce à la technologie qu’ils avaient
développée et à l’information contenue dans l’ADN. Il leur demanda
d’imaginer le moment du retour des Élohim, et le moment où
eux-mêmes, après une période d’attente semblable à un long sommeil,
reviendraient à la vie.
J’attendis la fin de la séance de méditation
pour me joindre à la foule qui se dirigeait vers la grotte où
avaient eu lieu les conférences de Miskiewicz ; je fus surpris
par la gaieté effervescente, un peu anormale, qui semblait s’être
emparée des participants : beaucoup s’interpellaient à voix
haute et s’arrêtaient pour se tenir embrassés quelques secondes,
d’autres avançaient avec des sautillements et des entrechats,
certains entonnaient en marchant une mélopée joyeuse. Devant la
grotte avait été tendue une banderole où était inscrit
« présentation de
l’ambassade » en lettres multicolores. Près de l’entrée
je tombai sur Vincent, qui semblait bien loin de la ferveur
ambiante ; en tant que VIPs, nous étions sans doute dispensés
des émotions religieuses ordinaires. Nous nous installâmes au
milieu des autres, et les éclats de voix se turent cependant qu’un
écran géant, de trente mètres de base, se déroulait le long de la
paroi du fond ; puis l’obscurité se fit.
Les plans de l’ambassade avaient été conçus à
l’aide de logiciels de création 3D, probablement AutoCad et
Freehand ; j’appris par la suite avec surprise que le prophète
avait tout fait lui-même. Quoique parfaitement ignorant dans à peu
près tous les domaines, il se passionnait pour l’informatique, et
pas seulement pour les jeux vidéo, il avait acquis une bonne
maîtrise des outils de création graphique les plus élaborés, et
avait par exemple réalisé lui-même l’ensemble du site de la secte à
l’aide de Dreamweaver MX, allant jusqu’à écrire une centaine de
pages de code HTML. Dans le plan de l’ambassade comme dans la
conception du site, il avait en tout cas donné libre cours à son
goût naturel pour la laideur ; à mes côtés Vincent poussa un
gémissement douloureux, puis baissa la tête et garda obstinément le
regard fixé sur ses genoux pendant toute la durée de la projection
– soit, quand même, un peu plus d’une demi-heure. Les slides
succédaient aux slides, généralement reliés par des transitions en
forme d’explosion et de recomposition de l’image, le tout sur fond
d’ouvertures de Wagner samplées avec de la techno à fort volume. La
plupart des salles de l’ambassade affectaient la forme de solides
parfaits allant du dodécaèdre à l’icosaèdre ; la pesanteur,
sans doute par convention d’artiste, y était abolie, et le regard
du visiteur virtuel flottait librement du haut en bas des pièces
séparées par des jacuzzis surchargés de pierreries, aux parois
ornées de gravures pornographiques d’un réalisme écœurant.
Certaines salles comportaient des baies vitrées ouvrant sur un
paysage de prairies fournies, piquetées de fleurs multicolores, et
je me demandais un peu comment le prophète comptait s’y prendre, au
milieu du paysage radicalement aride de Lanzarote, pour obtenir un
tel résultat ; vu le rendu hyperréaliste des fleurs et des
brins d’herbe, je finis par me rendre compte que ce n’était pas le
genre de détail qui pourrait l’arrêter, et qu’il utiliserait
probablement des prairies artificielles.
Suivit un finale où
l’on s’élevait dans les airs, découvrant la structure globale de
l’ambassade – une étoile à six branches, aux pointes recourbées –
puis, dans un travelling arrière vertigineux, les îles canariennes,
l’ensemble de la surface du globe, alors qu’éclataient les
premières mesures d’Ainsi parlait
Zarathoustra. Le silence se fit ensuite, cependant que sur
l’écran se succédaient de confuses images d’amas galactiques. Ces
images disparurent à leur tour et un rond de lumière tomba sur
scène pour accompagner l’apparition du prophète, bondissant et
resplendissant dans son costume de cérémonie de satin blanc, avec
des empiècements qui jetaient des éclats adamantins. Une immense
ovation parcourut la salle, tout le monde se leva en applaudissant
et en criant : « Bravo ! » Avec Vincent je me
sentis plus ou moins obligé de me lever aussi, et d’applaudir. Cela
dura au moins vingt minutes : parfois les applaudissements
faiblissaient, semblaient s’éteindre ; puis une nouvelle vague
reprenait, encore plus forte, surtout venue d’un petit groupe réuni
aux premiers rangs autour de Flic, et gagnait l’ensemble de la
salle. Il y eut ainsi cinq diminutions, puis cinq reprises, avant
que le prophète, sentant probablement que le phénomène allait finir
par s’amortir, n’écarte largement les bras. Le silence se fit
aussitôt. D’une voix profonde, je dois dire assez impressionnante
(mais la sono forçait pas mal sur l’écho et sur les graves), il
entonna les premières mesures du chant d’accueil aux Élohim.
Plusieurs, autour de moi, reprirent les paroles à mi-voix.
« Nous re-bâ-tirons l’am-bas-sade… » : la voix du
prophète entama une montée vers les notes hautes. « Avec
l’ai-de de ceux qui vous aiment » : de plus en plus
chantaient autour de moi. « Ses pi-liers et ses
co-lon-nades » : le rythme se fit plus indécis et plus
lent avant que le prophète ne reprenne, d’une voix triomphale,
puissamment amplifiée, qui résonna dans tout l’espace de la
grotte : « La nou-vel-le Jé-ru-sa-lem !….» Le même
mythe, le même rêve, toujours aussi puissant après trois
millénaires. « Et il essuiera toute larme de leurs
yeux… » Un mouvement d’émotion parcourut la foule et tous
reprirent à la suite du prophète, sur trois notes, le refrain, qui
consistait en un mot unique, indéfiniment répété :
« Éééé-looo-him !…. Éééé-looohim !…. » Flic, les
bras tendus vers le ciel, chantait d’une voix de stentor. À
quelques mètres de moi j’aperçus Patrick, les yeux clos derrière
ses lunettes, les mains écartées dans une attitude presque
extatique, tandis que Fadiah à ses côtés, retrouvant probablement
les réflexes de ses ancêtres pentecôtistes, se tordait sur place en
psalmodiant des paroles incompréhensibles.
Une nouvelle méditation eut lieu, cette fois
dans le silence et l’obscurité de la grotte, avant que le prophète
ne reprenne la parole. Tout le monde l’écoutait non seulement avec
recueillement mais avec une joie muette, adorative, qui confinait
au ravissement pur. C’était surtout dû je pense au ton de sa voix,
souple et lyrique, marquant tantôt des pauses tendres et
méditatives, tantôt des crescendos d’enthousiasme. Son discours
lui-même me parut d’abord un peu décousu, partant de la diversité
des formes et des couleurs dans la nature animale (il nous invita à
méditer sur les papillons, qui semblaient n’avoir d’autre raison
d’être que de nous émerveiller par leur vol chatoyant) pour arriver
aux coutumes reproductives burlesques en vigueur chez différentes
espèces animales (il s’étendit par exemple sur cette espèce
d’insectes où le mâle, cinquante fois plus petit que la femelle,
passait sa vie comme parasite dans l’abdomen de cette dernière
avant d’en sortir pour la féconder et trépasser ensuite ; il
devait avoir dans sa bibliothèque un livre du genre Biologie amusante, je suppose que le titre existait
pour toutes les disciplines). Cette accumulation désordonnée
conduisait cependant à une idée forte,
qu’il nous exposa tout de suite après : les Élohim qui nous
avaient créés, nous et l’ensemble de la vie sur cette planète,
étaient sans nul doute des scientifiques de très haut niveau, et
nous devions à leur exemple révérer la science, base de toute
réalisation pratique, nous devions la respecter et lui donner les
moyens nécessaires à son développement, et nous devions plus
spécifiquement nous féliciter d’avoir parmi nous un des
scientifiques mondiaux les plus éminents (il désigna Miskiewicz,
qui se leva et salua la foule avec raideur, sous un tonnerre
d’applaudissements) ; mais, si les Élohim avaient la science
en grande estime, ils n’en étaient pas moins, et avant tout, des
artistes : la science n’était que
le moyen nécessaire à la réalisation de cette fabuleuse diversité
vitale, qui ne pouvait être considérée autrement que comme une
œuvre d’art, la plus grandiose de
toutes. Seuls d’immenses artistes avaient pu concevoir une telle
luxuriance, une telle beauté, une diversité et une fantaisie
esthétique aussi admirables. « C’est donc également pour nous
un immense honneur, continua-t-il, que d’avoir à nos côtés pendant
ce stage deux artistes de très grand talent, reconnus au niveau
mondial… » Il fit un signe dans notre direction. Vincent se
leva avec hésitation ; je l’imitai. Après un moment de
flottement, les gens autour de nous s’écartèrent et firent cercle
pour nous applaudir, avec de larges sourires. Je distinguai Patrick
à quelques mètres ; il m’applaudissait avec chaleur, et
paraissait de plus en plus ému.
« La science, l’art, la création, la
beauté, l’amour… Le jeu, la tendresse, les rires… Que la vie, mes
chers amis, est belle ! Qu’elle est merveilleuse, et que nous
souhaiterions la voir durer éternellement !…. Cela, mes chers
amis, sera possible, sera très bientôt possible… La promesse a été
faite, et elle sera tenue. »
Sur ces derniers mots d’une tendresse anagogique
il se tut, marqua un temps de silence avant d’entonner à nouveau le
chant d’accueil aux Élohim. Cette fois l’assistance entière reprit
avec force, en frappant lentement dans ses mains ; Vincent, à
mes côtés, chantait à tue-tête, et j’étais moi-même à deux doigts
de ressentir une authentique émotion collective.
Le jeûne prenait fin à vingt-deux heures, de
grandes tables avaient été dressées sous les étoiles. Nous étions
invités à nous placer au hasard, sans tenir compte de nos relations
et amitiés habituelles, chose d’autant plus facile que l’obscurité
était quasi totale. Le prophète s’installa à une table en hauteur,
sur une estrade, et tous baissèrent la tête cependant qu’il
prononçait quelques paroles sur la diversité des goûts et des
saveurs, sur cette autre source de plaisirs que la journée de jeûne
allait nous permettre d’apprécier encore davantage ; il
mentionna aussi la nécessité de mâcher lentement. Puis, changeant
de sujet, il nous invita à nous concentrer sur la merveilleuse
personne humaine que nous allions trouver en face de nous, sur
toutes ces merveilleuses personnes humaines, dans la splendeur de
leurs individualités magnifiquement développées, dont la diversité,
là aussi, nous promettait une variété inouïe de rencontres, de
joies et de plaisirs.
Avec un léger sifflement, un léger retard, des
lampes à gaz placées au coin des tables s’allumèrent. Je relevai
les yeux : dans mon assiette, il y avait deux tomates ;
devant moi, il y avait une jeune fille d’une vingtaine d’années, à
la peau très blanche, au visage dont la pureté de lignes évoquait
Botticelli ; ses longs cheveux épais et noirs descendaient en
frisottant jusqu’à sa taille. Elle joua le jeu pendant quelques
minutes, me sourit, me parla, essaya d’en savoir plus sur la
merveilleuse personne humaine que je
pouvais être ; elle-même s’appelait Francesca, elle était
italienne, plus précisément elle venait de l’Ombrie, mais faisait
ses études à Milan ; elle connaissait l’enseignement élohimite
depuis deux ans. Assez vite cependant, son petit ami, qui était
assis à sa droite, intervint dans la conversation ; lui-même
s’appelait Gianpaolo, il était acteur – enfin il jouait dans des
publicités, parfois dans quelques téléfilms, il en était en somme à
peu près au même stade qu’Esther. Lui aussi était très beau :
des cheveux mi-longs, châtains avec des reflets dorés, et un visage
qu’on devait certainement rencontrer chez des primitifs italiens
dont le nom m’échappait pour le moment ; il était également
assez costaud, ses biceps et ses pectoraux bronzés se dessinaient
nettement sous son tee-shirt. À titre personnel il était
bouddhiste, et n’était venu à ce stage que par curiosité – sa
première impression, d’ailleurs, était bonne. Assez vite, ils se
désintéressèrent de moi et entamèrent une conversation animée en
italien. Non seulement ils formaient un couple splendide, mais ils
semblaient sincèrement épris. Ils étaient encore au milieu de ce
moment enchanteur où l’on découvre l’univers de l’autre, où l’on a
besoin de pouvoir s’émerveiller de ce qui l’émerveille, s’amuser de
ce qui l’amuse, partager ce qui le distrait, le réjouit, l’indigne.
Elle le regardait avec ce tendre ravissement de celle qui se sait
choisie par un homme, qui en éprouve de la joie, qui ne s’est pas
encore tout à fait habituée à l’idée d’avoir un compagnon à ses
côtés, un homme à son usage exclusif, et qui se dit que la vie va
être bien douce.
Le repas fut aussi frugal que d’habitude :
deux tomates, du taboulé, un morceau de fromage de chèvre ;
mais une fois les tables desservies les douze fiancées s’avancèrent
dans les allées, vêtues de longues tuniques blanches, porteuses
d’amphores qui contenaient une liqueur sucrée à base de pomme. Une
euphorie communicative, faite de multiples conversations
entrecoupées, légères, gagnait les convives ; plusieurs
chantonnaient à mi-voix. Patrick vint vers moi et s’accroupit à mes
côtés, promit qu’on se reverrait souvent en Espagne, que nous
allions devenir véritablement des amis, que je pourrais lui rendre
visite au Luxembourg. Lorsque le prophète se leva pour prendre à
nouveau la parole, il y eut dix minutes d’applaudissements
enthousiastes ; sa silhouette argentée, sous les projecteurs,
était nimbée d’un halo scintillant. Il nous invita à méditer sur la
pluralité des mondes, à tourner nos pensées vers ces étoiles que
nous pouvions voir, chacune entourée de planètes, à imaginer la
diversité des formes de vie qui peuplaient ces planètes, les
végétations étranges, les espèces animales dont nous ignorions
tout, et les civilisations intelligentes, dont certaines, comme
celle des Élohim, étaient beaucoup plus avancées que la nôtre et ne
demandaient qu’à nous faire partager leur savoir, à nous admettre
parmi elles afin d’habiter l’univers en leur compagnie dans le
plaisir, dans le renouvellement permanent et dans la joie. La vie,
conclut-il, était en tous points merveilleuse, et il n’appartenait
qu’à nous de faire en sorte que chaque instant soit digne d’être
vécu.
Lorsqu’il fut descendu de l’estrade tous se
levèrent, une haie de disciples se forma sur son passage, agitant
les bras vers le ciel en reprenant :
« Eééé-looo-hiiiim !….» en cadence ; certains
riaient sans pouvoir s’arrêter, d’autres éclataient en sanglots.
Arrivé à la hauteur de Fadiah le prophète s’arrêta, effleura
légèrement ses seins. Elle eut un sursaut joyeux, poussa une espèce
de : « Yeeep !…. » Ils repartirent ensemble, fendant
la foule des disciples qui chantaient et applaudissaient à tout
rompre. « C’est la troisième fois ! La troisième fois
qu’elle est distinguée !…. » me souffla Patrick avec fierté.
Il m’apprit alors qu’en plus de ses douze fiancées, il arrivait que
le prophète accorde à une disciple ordinaire l’honneur de passer
une nuit en sa compagnie. L’excitation se calmait peu à peu, les
adeptes revenaient vers leurs tentes. Patrick essuya les verres de
ses lunettes, qui étaient embués de larmes, puis m’entoura les
épaules d’un bras, tournant son regard vers le ciel. C’était une
nuit exceptionnelle, me dit-il ; il sentait encore mieux que
d’habitude les ondes venues des étoiles, les ondes pleines de
l’amour que nous portaient les Élohim ; c’était par une nuit
semblable, il en était convaincu, qu’ils reviendraient parmi nous.
Je ne savais pas trop quoi lui répondre. Non seulement je n’avais
jamais adhéré à une croyance religieuse, mais je n’en avais même
jamais envisagé la possibilité. Pour moi, les choses étaient
exactement ce qu’elles paraissaient être : l’homme était une
espèce animale, issue d’autres espèces animales par un processus
d’évolution tortueux et pénible ; il était composé de matière
configurée en organes, et après sa mort ces organes se
décomposaient, se transformaient en molécules plus simples ;
il ne subsistait plus aucune trace d’activité cérébrale, de pensée,
ni évidemment quoi que ce soit qui puisse être assimilé à un
esprit ou à une âme. Mon athéisme était si monolithique, si radical
que je n’avais même jamais réussi à prendre ces sujets totalement
au sérieux. Durant mes années de lycée, lorsque je discutais avec
un chrétien, un musulman ou un juif, j’avais toujours eu la
sensation que leur croyance était à prendre en quelque sorte
au second degré ; qu’ils ne
croyaient évidemment pas, directement et au sens propre, à la
réalité des dogmes proposés, mais qu’il s’agissait d’un signe de
reconnaissance, d’une sorte de mot de passe leur permettant l’accès
à la communauté des croyants – un peu comme aurait pu le faire la
grunge music, ou Doom Generation pour
les amateurs de ce jeu. Le sérieux pesant qu’ils apportaient
parfois à débattre entre des positions théologiques également
absurdes semblait aller à l’encontre de cette hypothèse ; mais
il en allait de même, au fond, pour les véritables amateurs d’un
jeu : pour un joueur d’échecs, ou un participant réellement
immergé dans un jeu de rôles, l’espace fictif du jeu est une chose
en tous points sérieuse et réelle, on peut même dire que rien
d’autre n’existe pour lui, pendant la durée du jeu tout du
moins.
Cette agaçante énigme représentée par les
croyants se reposait donc à moi, pratiquement dans les mêmes
termes, pour les élohimites. Le dilemme était bien sûr dans
certains cas facile à trancher. Savant, par exemple, ne pouvait
évidemment pas prendre au sérieux ces fariboles, et il avait de
très bonnes raisons de rester dans la secte : compte tenu du
caractère hétérodoxe de ses recherches, jamais il n’aurait pu
obtenir ailleurs des crédits aussi importants, un laboratoire aux
équipements aussi modernes. Les autres dirigeants – Flic,
Humoriste, et bien entendu le prophète – tiraient eux aussi un
bénéfice matériel de leur appartenance. Le cas de Patrick était
plus curieux. Certes, la secte élohimite lui avait permis de
trouver une amante à l’érotisme explosif, et probablement aussi
chaude qu’elle paraissait l’être – ce
qui n’aurait rien eu d’évident en dehors : la vie sexuelle des
banquiers et des dirigeants d’entreprise, malgré tout leur argent,
est en général absolument misérable, ils doivent se contenter de
brefs rendez-vous payés à prix d’or avec des escort girls qui les méprisent et ne manquent
jamais de leur faire sentir le dégoût physique qu’ils leur
inspirent. Il reste que Patrick semblait manifester une foi réelle,
une espérance non feinte dans l’éternité de délices que laissait
entrevoir le prophète ; chez un homme au comportement empreint
par ailleurs d’une si grande rationalité bourgeoise, c’était
troublant.
Avant de m’endormir je repensai longuement au
cas de Patrick, et à celui de Vincent. Depuis le premier soir,
celui-ci ne m’avait plus adressé la parole. Me réveillant tôt le
lendemain matin, je le vis à nouveau descendre le chemin qui
serpentait le long de la colline en compagnie de Susan ; ils
semblaient cette fois encore plongés dans un entretien intense et
sans issue. Ils se séparèrent à la hauteur du premier terre-plein,
sur un signe de tête, et Vincent rebroussa chemin en direction de
sa chambre. Je l’attendais près de l’entrée ; il sursauta en
m’apercevant. Je l’invitai à prendre un café chez moi ; pris
de court, il accepta. Pendant que l’eau chauffait, je disposai les
tasses et les couverts sur la petite table de jardin de la
terrasse. Le soleil émergeait péniblement entre des nuages épais et
bosselés, d’un gris sombre ; un mince rai violet courait juste
au-dessus de la ligne d’horizon. Je lui versai un café ; il
ajouta une sucrette, tourna pensivement le mélange dans sa tasse.
Je m’assis en face de lui ; il gardait le silence, baissait
les yeux, porta la tasse à ses lèvres. « Tu es amoureux de
Susan ? » lui demandai-je. Il leva vers moi un regard
anxieux. « Ça se voit tant que ça ? » répondit-il
après un long silence. Je hochai la tête pour acquiescer. « Tu
devrais prendre du recul… » poursuivis-je, et mon ton posé
semblait indiquer une réflexion préalable approfondie, alors que je
venais à peine d’y songer pour la première fois, mais je continuai
sur ma lancée :
« On pourrait faire une excursion dans
l’île…
– Tu veux dire… sortir du camp ?
– C’est interdit ?
– Non… Non, je ne pense pas. Il faudrait
demander à Jérôme comment faire… » La perspective avait quand
même l’air de l’inquiéter un peu.
« Bien sûr que oui ! Bien sûr que
oui ! s’exclama Flic avec bonne humeur. Nous ne sommes pas en
prison, ici ! Je vais demander à quelqu’un de vous conduire à
Arrecife ; ou peut-être à l’aéroport, ça sera plus pratique
pour louer une voiture.
« Vous rentrez ce soir quand même ?
demanda-t-il au moment où nous montions dans le minibus. C’est
juste pour savoir… »
Je n’avais aucun projet précis, sinon ramener
Vincent pour une journée dans le monde normal, c’est-à-dire à peu
près n’importe où ; c’est-à-dire, compte tenu de l’endroit où
nous nous trouvions, assez vraisemblablement à la plage. Il
manifestait une docilité et une absence d’initiative
surprenantes ; le loueur de voitures nous avait fourni une
carte de l’île. « On pourrait aller à la plage de Teguise…
dis-je, c’est le plus simple. » Il ne se donna même pas la
peine de me répondre.
Il avait pris un maillot de bain, une serviette,
et s’assit sans protester entre deux dunes ; il semblait même
prêt à y passer la journée s’il le fallait. « Il y a beaucoup
d’autres femmes… » dis-je à tout hasard, pour amorcer une
conversation, avant de me rendre compte que ça n’avait rien
d’évident. Nous étions hors saison, il pouvait y avoir une
cinquantaine de personnes dans notre champ de vision : des
adolescentes au corps attirant, flanquées par des garçons ; et des mères de famille au corps
déjà moins attirant, accompagnées d’enfants jeunes. Notre
appartenance à un espace commun était destinée à rester purement
théorique ; aucune de ces personnes n’évoluait dans un champ
de réalité avec lequel nous pouvions, d’une manière ou d’une autre,
interagir ; elles n’avaient pas plus d’existence à nos yeux
que si elles avaient été des images sur un écran de cinéma, plutôt
moins je dirais. Je commençais à sentir que cette excursion dans le
monde normal était vouée à l’échec lorsque je me rendis compte
qu’elle risquait, de surcroît, de se terminer de manière assez
déplaisante.
Je ne l’avais pas fait exprès, mais nous nous
étions installés sur la portion de plage dévolue à un club Thomson
Holidays. En revenant de la mer, un peu fraîche, où je n’avais pas
réussi à entrer, je m’aperçus qu’une centaine de personnes étaient
massées autour d’un podium sur lequel on avait installé une sono
mobile. Vincent n’avait pas bougé ; assis au milieu de la
foule, il considérait l’agi tation ambiante avec une parfaite
indifférence ; en le rejoignant, je lus « Miss Bikini
Contest » inscrit sur une banderole. De fait, une dizaine de
pétasses âgées de treize à quinze ans attendaient en se trémoussant
et en poussant des petits cris près d’un des escaliers conduisant
au podium. Après un gimmick musical spectaculaire, un grand Noir
vêtu comme un ouistiti de cirque bondit sur le podium et invita les
filles à monter à leur tour. « Ladies and Gentlemen, boys and
girls, vociféra-t-il dans son micro HF, welcome to the “Miss
Bikini” contest ! Have we got some sexy girls for you
today !…. » Il se tourna vers la première fille, une
adolescente longiligne, vêtue d’un bikini blanc minimal, aux longs
cheveux roux. « What’s your name ? » lui
demanda-t-il. « Ilona » répondit la fille. « A
beautiful name for a beautiful girl ! » lança-t-il avec
entrain. « And where are you from, Ilona ? » Elle
venait de Budapest. « Budaaaa-pest ! That city’s
hoooot !…. » hurla-t-il en rugissant d’enthousiasme ; la
fille éclata de rire avec nervosité. Il continua avec la suivante,
une Russe blond platine, très bien roulée malgré ses quatorze ans,
et qui avait l’air d’une vraie salope, puis posa deux ou trois
questions à toutes les autres, bondissant et se rengorgeant dans
son smoking lamé argent, multipliant les astuces plus ou moins
obscènes. Je jetai un regard désespéré à Vincent : il était à
peu près autant à sa place dans cette animation de plage que Samuel
Beckett dans un clip de rap. Ayant fait le tour des filles, le Noir
se tourna vers quatre sexagénaires bedonnants, assis derrière une
petite table, un carnet à souches devant eux, et les désigna au
public avec emphase : « And judging theeem… is our
international jury !…. The four members of our panel have been
around the world a few times – that’s the least you can say !
They know what sexy boys and girls look like ! Ladies and
Gentlemen, a special hand for our experts !…. » Il y eut
quelques applaudissements mous, cependant que les seniors ainsi
ridiculisés faisaient signe à leur famille dans le public, puis le
concours en lui-même commença : l’une après l’autre, les
filles s’avancèrent sur scène, en bikini, pour effectuer une sorte
de danse érotique : elles tortillaient des fesses,
s’enduisaient d’huile solaire, jouaient avec les bretelles de leur
soutien-gorge, etc. La musique était de la house à fort volume.
Voilà, ça y était : nous étions dans le monde normal. Je repensai à ce qu’Isabelle m’avait
dit le soir de notre première rencontre : un monde de
kids définitifs. Le Noir était un
kid adulte, les membres du jury des
kids vieillissants ; il n’y avait
rien là qui pût réellement inciter Vincent à reprendre sa place
dans la société. Je lui proposai de partir au moment où la Russe
fourrait une main dans la culotte de son bikini ; il accepta
avec indifférence.
Sur une carte au 1/200 000e, en particulier sur une carte Michelin, tout le
monde a l’air heureux ; les choses se gâtent sur une carte à
plus grande échelle, comme celle que j’avais de Lanzarote : on
commence à distinguer les résidences hôtelières, les
infrastructures de loisirs. À l’échelle 1 on se retrouve dans le
monde normal, ce qui n’a rien de réjouissant ; mais si l’on
agrandit encore on plonge dans le cauchemar : on commence à
distinguer les acariens, les mycoses, les parasites qui rongent les
chairs. Vers deux heures, nous étions de retour au centre.
Ça tombait bien, ça tombait bien, Flic nous
accueillit en tressautant d’enthousiasme ; le prophète avait
justement décidé, impromptu, d’organiser ce soir un petit dîner
regroupant les personnalités présentes
– c’est-à-dire tous ceux qui pouvaient, d’une manière ou d’une
autre, être en contact avec les médias ou avec le public.
Humoriste, à ses côtés, hochait vigoureusement la tête tout en me
faisant de petits clins d’œil comme pour suggérer qu’il ne fallait
pas prendre ça tout à fait au sérieux. En réalité il comptait pas
mal sur moi, je pense, pour redresser la situation : en tant
que responsable des relations presse, il n’avait jusqu’à présent
connu que des échecs ; la secte était présentée dans le
meilleur des cas comme un regroupement d’hurluberlus et de
soucoupistes, dans le pire comme une organisation dangereuse qui
propageait des thèses flirtant avec l’eugénisme, voire avec le
nazisme ; quant au prophète, il était régulièrement tourné en
ridicule pour ses échecs successifs dans ses carrières précédentes
(pilote de course, chanteur de variétés…) Bref, un VIP un peu
consistant tel que moi était pour eux une aubaine inespérée, un
ballon d’oxygène.
Une dizaine de personnes étaient réunies dans la
salle à manger ; je reconnus Gianpaolo, accompagné de
Francesca. Il devait probablement cette invitation à sa carrière
d’acteur, aussi modeste soit-elle ; manifestement, il fallait
prendre personnalités au sens large. Je
reconnus également une femme d’une cinquantaine d’années, blond
platine, assez enveloppée, qui avait interprété le chant d’accueil
aux Élohim avec une intensité sonore à peine soutenable ; elle
se présenta à moi comme une chanteuse d’opéra, ou plus exactement
une choriste. J’avais la place d’honneur, juste en face du
prophète ; il m’accueillit avec cordialité mais semblait
tendu, anxieux, jetait des regards affairés dans toutes les
directions ; il se calma un peu lorsque Humoriste prit place à
ses côtés. Vincent s’assit à ma droite, jeta un regard aigu au
prophète qui faisait des boulettes avec de la mie de pain, les
roulait machinalement sur la table ; à présent il semblait
fatigué, absent, pour une fois il faisait vraiment ses
soixante-cinq ans. « Les médias nous détestent… dit-il avec
amertume. Si je devais disparaître maintenant, je ne sais pas ce
qu’il resterait de mon œuvre. Ça serait la curée… » Humoriste,
qui s’apprêtait à placer une saillie quelconque, se retourna vers
lui, s’aperçut au ton de sa voix qu’il parlait sérieusement, en
resta bouche bée. Son visage aplati comme par un fer à repasser,
son petit nez, ses cheveux rares et raides : tout le
prédisposait à interpréter le rôle du bouffon, il faisait partie de
ces êtres disgraciés dont même le désespoir ne peut pas être pris
totalement au sérieux ; il n’empêche que dans le cas d’un
effondrement subit de la secte son sort n’aurait rien eu de très
enviable, je n’étais même pas sûr qu’il dispose d’une autre source
de revenus. Il vivait avec le prophète à Santa Monica, dans la même
maison qu’occupaient ses douze fiancées. Lui-même n’avait pas de
vie sexuelle, et plus généralement ne faisait pas grand-chose de
ses journées, sa seule excentricité consistait à se faire livrer de
France son saucisson à l’ail, les boutiques de Delikatessen californiennes lui paraissant
insuffisantes ; il poursuivait, aussi, une collection
d’hameçons, et apparaissait au total comme une assez misérable
marionnette, vidée de tout désir personnel comme de toute substance
vivante, que le prophète conservait à ses côtés plus ou moins par
charité, plus ou moins pour lui servir de repoussoir et de
souffre-douleur à l’occasion.
Les fiancées du prophète firent leur apparition,
portant des plats de hors-d’œuvre ; sans doute pour rendre
hommage au caractère artistique de l’assemblée, elles avaient
troqué leurs tuniques pour des tenues de fées Mélusine délurées,
avec des chapeaux coniques recouverts d’étoiles et des robes
moulantes en paillettes argentées qui laissaient leurs fesses à
découvert. Un effort avait été fait pour la cuisine, il y avait des
petits pâtés à la viande et des zakouski variés. Machinalement, le
prophète caressa les fesses de la brune qui lui servait ses
zakouski, mais ça n’eut pas l’air de suffire à lui remonter le
moral ; il commanda nerveusement qu’on serve le vin tout de
suite, engloutit deux verres coup sur coup, puis se radossa au fond
de son siège en promenant sur l’assistance un long regard.
« Il faut qu’on fasse quelque chose au
niveau des médias… dit-il finalement à Humoriste. Je viens de lire
Le Nouvel Observateur de cette semaine,
cette campagne de dénigrement systématique, ce n’est vraiment plus
possible… » L’autre fronça les sourcils, puis après au moins
une minute de réflexion, comme s’il prononçait une vérité tout à
fait remarquable, émit : « C’est difficile… » d’un
ton dubitatif. Je trouvais qu’il prenait la chose avec un
détachement un peu surprenant, parce qu’après tout il était
officiellement le seul responsable – et c’était d’autant plus
visible que ni Savant, ni Flic n’étaient présents à ce dîner. Il
était sans doute parfaitement incompétent dans ce domaine, comme
dans tous les autres, s’était habitué à obtenir de mauvais
résultats et pensait qu’il en serait toujours ainsi, que tout le
monde autour de lui s’était habitué à ce que les résultats soient
mauvais ; lui aussi devait approcher les soixante-cinq ans, et
ne plus attendre grand-chose de la vie. Sa bouche s’ouvrait et se
refermait silencieusement, il cherchait apparemment quelque chose
de drôle à dire, un moyen de ramener la bonne humeur, mais il ne
trouvait pas, il était victime d’une panne de
comique temporaire. Il finit par renoncer : le
prophète, devait-il songer, était mal luné ce soir, mais ça lui
passerait ; rasséréné, il attaqua tranquillement son pâté à la
viande.
« À ton avis… » Le prophète s’adressa
directement à moi, en me regardant droit dans les yeux.
« Est-ce que l’hostilité de la presse est vraiment un problème
à long terme ?
– Globalement, oui. En se posant en martyr,
en se plaignant d’être en butte à un ostracisme injustifié, on peut
très bien attirer quelques déviants ; Le Pen avait réussi à le
faire en son temps. Mais, au bout du compte, on y perd – surtout
dès qu’on veut tenir un discours un peu fédérateur, c’est-à-dire
dès qu’on veut dépasser une certaine audience.
– Voilà ! Voilà !…. Écoutez ce
que vient de me dire Daniel !…. » Il se redressa sur sa
chaise, prenant toute la table à témoin : « Les médias
nous accusent d’être une secte alors que ce sont eux qui nous
interdisent de devenir une religion en déformant systématiquement
nos thèses, en nous interdisant l’accès au plus grand nombre, alors
que les solutions que nous proposons valent pour tout homme,
quelles que soient sa nationalité, sa race, ses croyances
antérieures !… »
Les convives s’arrêtèrent de manger ;
certains hochèrent la tête, mais personne ne trouva la moindre
remarque à formuler. Le prophète se rassit, découragé, fit un signe
de tête à la brune, qui lui resservit un verre de vin. Après un
temps de silence, les conversations autour de la table
redémarrèrent : la plupart tournaient autour de rôles, de
scénarios, de projets cinématographiques divers. Beaucoup de
convives semblaient être acteurs, débu tants ou de second
plan ; en raison probablement du rôle déterminant que le
hasard peut jouer dans leurs vies, les acteurs sont souvent, je
l’avais déjà remarqué, des proies faciles pour toutes les sectes,
croyances et disciplines spirituelles bizarres. Curieusement aucun
d’entre eux ne m’avait reconnu, ce qui était plutôt une bonne
chose.
« Harley de Dude was
right… dit pensivement le prophète. Life is basically a conservative option… » Je
me demandai quelque temps à qui il s’adressait, avant de me rendre
compte que c’était à moi. Il se reprit, continua en français :
« Tu vois, Daniel, me dit-il avec une tristesse non feinte,
surprenante chez lui, le seul projet de l’humanité c’est de se
reproduire, de continuer l’espèce. Cet objectif a beau être de
toute évidence insignifiant, elle le poursuit avec un acharnement
effroyable. Les hommes ont beau être malheureux, atrocement
malheureux, ils s’opposent de toutes leurs forces à ce qui pourrait
changer leur sort ; ils veulent des enfants, et des enfants
semblables à eux, afin de creuser leur propre tombe et de perpétuer
les conditions du malheur. Lorsqu’on leur propose d’accomplir une
mutation, d’avancer sur un autre chemin, il faut s’attendre à des
réactions de rejet féroces. Je n’ai aucune illusion sur les années
à venir : au fur et à mesure que nous nous approcherons des
conditions de réalisation technique du projet, les oppositions se
feront de plus en plus vives ; et l’ensemble du pouvoir
intellectuel est détenu par les partisans du statu quo. Le combat sera difficile, extrêmement
difficile… » Il soupira, finit son verre de vin, sembla
plonger dans une méditation personnelle, à moins simplement qu’il
ne lutte contre l’apathie ; Vincent le fixait avec une
attention démesurée en cet instant où son humeur oscillait entre le
découragement et l’insouciance, entre un tropisme de mort et les
soubresauts de la vie ; il ressemblait de plus en plus à un
vieux singe fatigué. Au bout de deux à trois minutes il se redressa
sur son siège, promena sur l’assistance un regard plus vif ;
ce fut seulement à cet instant, je pense, qu’il remarqua la beauté
de Francesca. Il fit signe à l’une des filles qui servaient, la
Japonaise, lui dit quelques mots à l’oreille ; celle-ci
s’approcha de l’Italienne, lui transmit le message. Francesca se
leva d’un bond, ravie, sans même consulter son compagnon du regard,
et vint s’asseoir à la gauche du prophète.
Gianpaolo se redressa, le visage parfaitement
immobile ; je détournai la tête, aperçus malgré moi le
prophète qui passait une main dans les cheveux de la jeune
fille ; son visage était plein d’un ravissement enfantin,
sénile, émouvant si l’on veut. Je baissai les yeux sur mon
assiette, mais au bout de trente secondes je me lassai de la
contemplation de mes morceaux de fromage et risquai un coup d’œil
sur le côté : Vincent continuait à fixer le prophète sans
vergogne, avec même une certaine jubilation me semblait-il ;
celui-ci tenait maintenant la jeune fille par le cou, elle avait
posé la tête sur son épaule. Au moment où il introduisait une main
dans son corsage, je jetai malgré moi un regard à Gianpaolo :
il s’était redressé un peu plus sur son siège, je pouvais voir la
fureur briller sur son visage, et je n’étais pas le seul, toutes
les conversations s’étaient tues ; puis, vaincu, il se rassit
lentement, se tassa sur lui-même, baissa la tête. Peu à peu les
conversations reprirent, d’abord à voix basse puis normalement. Le
prophète quitta la table en compagnie de Francesca avant même
l’arrivée des desserts.
Le lendemain je croisai la jeune fille à la
sortie de la conférence du matin, elle était en train de parler à
une amie italienne. Je ralentis en arrivant à sa hauteur, je
l’entendis dire : « Communicare… » Son visage était
épanoui, serein, elle avait l’air heureuse. Le stage en lui-même
avait pris son rythme de croisière : j’avais décidé d’assister
aux conférences du matin, mais de me dispenser des ateliers de
l’après-midi. Je rejoignis les autres pour la méditation du soir,
immédiatement avant le repas. Je remarquai que Francesca était de
nouveau aux côtés du prophète, et qu’ils repartaient ensemble après
le dîner ; par contre, je n’avais pas vu Gianpaolo de la
journée.
Une sorte de bar à infusions avait été installé
à l’entrée de l’une des grottes. Je croisai Flic et Humoriste
attablés devant un tilleul. Flic parlait avec animation, scandant
son discours de gestes énergiques, il abordait un sujet qui lui
tenait visiblement à cœur. Humoriste ne répondait rien ; l’air
soucieux, il dodelinait de la tête en attendant que la virulence de
l’autre s’estompe. Je me dirigeai vers l’élohimite préposé aux
bouilloires ; je ne savais pas quoi prendre, j’ai toujours
détesté les infusions. En désespoir de cause j’optai pour un
chocolat chaud : le prophète tolérait le cacao, à condition
qu’il soit fortement dégraissé –probablement en hommage à
Nietzsche, dont il admirait la pensée. Lorsque je repassai près de
leur table, les deux dirigeants se taisaient ; Flic jetait un
regard sévère sur la salle. Il me fit un signe vif pour m’inviter à
les rejoindre, apparemment redynamisé par la perspective d’un
nouvel interlocuteur.
« Ce que je disais à Gérard, reprit-il (hé
oui, même ce pauvre être déshérité avait un prénom, il avait
certainement eu une famille, peut-être des parents aimants qui le
faisaient sauter sur leurs genoux, c’était trop difficile la vie
vraiment, si je continuais à penser à ce genre de choses je
finirais par me flinguer ça ne faisait aucun doute), ce que je
disais à Gérard c’est qu’à mon avis nous communiquons beaucoup trop
sur l’aspect scientifique de nos enseignements. Il y a tout un
courant New Age, écologiste, qui est effrayé par les technologies
intrusives parce qu’il voit d’un mauvais œil la domination de
l’homme sur la nature. Ce sont des gens qui rejettent avec force la
tradition chrétienne, qui sont souvent proches du paganisme ou du
bouddhisme ; nous pourrions y avoir des sympathisants
potentiels.
– D’un autre côté, fit astucieusement
Gérard, on récupère les techno-freaks.
– Oui… répondit Flic, dubitatif. Il y en a
surtout en Californie, je t’assure qu’en Europe je n’en vois pas
beaucoup. » Il se tourna de nouveau vers moi :
« Qu’est-ce que tu en penses ? »
Je n’avais pas vraiment d’opinion, il me
semblait qu’à long terme les partisans de la technologie génétique
deviendraient plus nombreux que ses opposants ; j’étais
surpris, surtout, qu’ils me prennent une fois de plus à témoin de
leurs contradictions internes. Je ne m’en étais pas encore rendu
compte, mais en tant qu’homme de spectacle ils me créditaient d’une
sorte de compréhension intuitive des courants de pensée, des
mouvements qui traversent l’opinion publique ; je ne voyais
aucune raison de les détromper, et après avoir prononcé quelques
banalités qu’ils écoutèrent avec respect je quittai la table avec
un sourire, prétextant un état de fatigue je me glissai souplement
hors de la grotte et marchai en direction du village de
tentes : j’avais envie de voir les adeptes de base d’un peu
plus près.
Il était encore tôt, personne n’était
couché ; la plupart étaient assis en tailleur, généralement
seuls, plus rarement en couple, devant leurs tentes. Beaucoup
étaient nus (sans être obligatoire, le naturisme était largement
pratiqué chez les élohimites ; nos créateurs les Élohim, qui
avaient acquis une maîtrise parfaite du climat sur leur planète
d’origine, allaient du reste nus, comme il convient à tout être
libre et fier, ayant rejeté la culpabilité et la honte ; ainsi
que l’enseignait le prophète, les traces du péché d’Adam avaient
disparu, nous vivions maintenant sous la loi nouvelle du véritable
amour). Dans l’ensemble ils ne faisaient rien, ou peut-être est-ce
qu’ils méditaient à leur manière – beaucoup avaient les paumes
ouvertes, et le regard tourné vers les étoiles. Les tentes,
fournies par l’organisation, affectaient la forme d’un tipi, mais
la toile, blanche et légèrement brillante, était très moderne, du
genre « nouveaux matériaux issus de la recherche
spatiale ». Enfin c’était une espèce de tribu, de tribu
indienne high-tech, je crois qu’ils avaient tous Internet, le
prophète insistait beaucoup là-dessus, c’était indispensable pour
qu’il puisse leur communiquer instantanément ses directives. Ils
devaient avoir je suppose d’intenses relations sociales par
Internet interposé, mais ce qui était frappant à les voir réunis
c’était plutôt l’isolement et le silence ; chacun restait
devant sa tente, sans parler, sans aller vers ses voisins, ils
étaient à quelques mètres les uns des autres mais semblaient
ignorer jusqu’à leur existence respective. Je savais que la plupart
n’avaient pas d’enfants, ni d’animaux domestiques (ce n’était pas
interdit, mais quand même fortement déconseillé ; il
s’agissait avant tout de créer une nouvelle espèce, et la
reproduction des espèces existantes était considérée comme une
option désuète, conservatrice, preuve d’un tempérament frileux, qui
n’indiquait pas en tout cas une foi très grande ; il
paraissait peu vraisemblable qu’un père de famille s’élevât très
haut dans l’organisation). Je traversai toutes les allées, passai
devant plusieurs centaines de tentes sans que personne m’adresse la
parole ; ils se contentaient d’un signe de tête, d’un sourire
discret. Je me dis d’abord qu’ils étaient peut-être un peu
intimidés : j’étais un VIP, j’avais le privilège d’un accès
direct à la conversation du prophète ; mais je me rendis très
vite compte que lorsqu’ils se croisaient dans une allée leur
comportement était exactement identique : un sourire, un signe
de tête, pas plus. Je continuai après la sortie du village, marchai
pendant quelques centaines de mètres sur la piste caillouteuse
avant de m’arrêter. C’était une nuit de pleine lune, on distinguait
parfaitement les graviers, les blocs de lave ; loin vers
l’Est, j’apercevais la faible luminosité des barrières métalliques
qui ceinturaient le domaine ; j’étais au milieu de rien, la
température était douce et j’aurais aimé parvenir à une conclusion
quelconque.
Je dus rester ainsi longtemps, dans un état de
grand vide mental, parce qu’à mon retour le campement était
silencieux ; tout le monde, apparemment, dormait. Je consultai
ma montre : il était un peu plus de trois heures. La cellule
de Savant était encore éclairée ; il était à sa table de
travail, mais entendit mon pas et me fit signe d’entrer.
L’aménagement intérieur était moins austère que je ne l’aurais
imaginé : il y avait un divan avec d’assez jolis coussins de
soie, des tapis aux motifs abstraits recouvraient le sol
rocheux ; il me proposa un verre de thé.
« Tu as dû te rendre compte qu’il y avait
certaines tensions au sein de l’équipe dirigeante… » dit-il
avant de marquer un temps de silence. Décidément, à leurs yeux,
j’étais un pion lourd ; je ne
pouvais pas m’empêcher de penser qu’ils s’exagéraient mon
importance. Il est vrai que je pouvais raconter n’importe quoi, il
y aurait toujours des médias pour recueillir mes propos ; mais
de là à ce que les gens m’écoutent, et modifient leur point de vue,
il y avait une marge : tout le monde s’était habitué à ce que
les personnalités s’expriment dans les
médias sur les sujets les plus variés, pour tenir des propos en
général prévisibles, et plus personne n’y prêtait une réelle
attention, en somme le système spectaculaire, contraint de produire
un consensus écœurant, s’était depuis longtemps effondré sous le
poids de sa propre insignifiance. Je ne fis rien pour le détromper,
pourtant ; j’acquiesçai avec cette attitude de neutralité
bienveillante qui m’avait déjà tant servi dans la vie, qui m’avait
permis de recueillir tant de confidences intimes, dans tant de
milieux, que je réutilisais ensuite, grossièrement déformées,
méconnaissables, dans mes sketches.
« Je ne suis pas réellement inquiet, le
prophète me fait confiance… poursuivit-il. Mais notre image dans
les médias est catastrophique. Nous passons pour des hurluberlus,
alors qu’aucun laboratoire dans le monde, à l’heure actuelle, ne
serait en mesure de produire des résultats équivalents aux
nôtres… » Il balaya la pièce d’un geste de la main comme si
tous les objets présents, les ouvrages de biochimie en anglais
d’Elzevier Publications, les DVD de données alignés au-dessus de
son bureau, l’écran d’ordinateur allumé étaient là pour témoigner
du sérieux de ses recherches. « J’ai brisé ma carrière en
venant ici, poursuivit-il avec amertume, je n’ai plus accès aux
publications de référence… » La société est un feuilletage, et
je n’avais jamais introduit de scientifiques dans mes
sketches ; il s’agissait à mon avis d’un feuillet spécifique,
mû par des ambitions et des critères d’évaluation intransposables
au commun des mortels, ils n’avaient en résumé rien d’un sujet
grand public ; j’écoutai
cependant, comme j’écoutais tout le monde, mû par une ancienne
habitude – j’étais une sorte de vieil espion de l’humanité, un
espion à la retraite, mais ça pouvait aller, j’avais encore de bons
réflexes, il me semble même que je hochai la tête pour l’inciter à
poursuivre, mais j’écoutai en quelque sorte sans entendre, ses
paroles s’échappaient au fur et à mesure de mon cerveau, j’avais
établi involontairement comme une fonction de filtre. J’étais
pourtant conscient que Miskiewicz était un homme important,
peut-être un des hommes les plus importants de l’histoire humaine,
il allait modifier son destin au niveau biologique le plus profond,
il disposait du savoir-faire et des procédures, mais peut-être
est-ce que c’est moi qui ne m’intéressais plus beaucoup à
l’histoire humaine, j’étais moi aussi un vieil homme fatigué, et
là, au moment où il parlait et me louait la rigueur de ses
protocoles expérimentaux, le sérieux qu’il apportait à
l’établissement et à la validation de ses propositions
contrafactuelles, je fus soudain saisi par l’envie d’Esther, de son
joli vagin souple, je repensai aux petits mouvements de son vagin
se refermant sur ma queue, je prétendis avoir sommeil et à peine
sorti de la caverne de Savant je composai le numéro de son portable
mais il n’y avait personne, rien que son répondeur, et je n’avais
pas tellement envie de me branler, la production des spermatozoïdes
se faisait plus lentement à mon âge, le temps de latence
s’allongeait, les propositions de la vie se feraient de plus en
plus rares avant de disparaître tout à fait ; bien entendu
j’étais partisan de l’immortalité, bien entendu les recherches de
Miskiewicz constituaient un espoir, le seul espoir en fait, mais ce
ne serait pas pour moi, ni pour personne de ma génération, à ce
propos je ne nourrissais aucune illusion ; l’optimisme qu’il
affichait en parlant d’un succès proche n’était d’ailleurs
probablement pas un mensonge mais une fiction nécessaire,
nécessaire non seulement aux élohimites qui finançaient ses projets
mais surtout à lui-même, aucun projet humain n’a pu être élaboré
sans l’espoir d’un accomplissement dans un délai raisonnable, et
plus précisément dans un délai maximal constitué par la durée de
vie prévisible du concepteur du projet, jamais l’humanité n’a
fonctionné dans un esprit d’équipe étendu à l’ensemble des
générations, alors que c’est pourtant ça qui se produit au bout du
compte : on travaille on meurt et les générations futures en
profitent à moins qu’elles ne préfèrent détruire votre œuvre, mais
cette pensée n’a jamais été formulée par aucun de ceux qui se sont
attachés à un projet quelconque, ils ont préféré l’ignorer car
sinon ils auraient simplement cessé d’agir, ils se seraient
simplement couchés pour attendre la mort. C’est ainsi que Savant,
si moderne soit-il sur le plan intellectuel, était encore un
romantique à mes yeux, sa vie était guidée par d’anciennes
illusions, et maintenant je me demandais ce que pouvait faire
Esther, si son petit vagin souple se contractait sur d’autres
queues, et je commençais à avoir sérieusement envie de m’arracher
un ou deux organes, heureusement j’avais pris une dizaine de boîtes
de Rohypnol, j’avais prévu large et je dormis un peu plus de quinze
heures.
À mon réveil le soleil était bas dans le ciel,
et j’eus tout de suite la sensation qu’il se passait quelque chose
d’étrange. Le temps était à l’orage mais je savais qu’il
n’éclaterait pas, il n’éclatait jamais, la pluviosité dans l’île
était pratiquement nulle. Une lumière faible et jaune baignait le
village des adeptes ; l’ouverture de quelques tentes était
faiblement agitée par le vent, mais à part ça le campement était
désert, personne ne circulait dans les allées. En l’absence
d’activité humaine, le silence était total. En gravissant la
colline je passai devant les chambres de Vincent, de Savant et de
Flic, toujours sans rencontrer personne. La résidence du prophète
était grande ouverte, c’était la première fois depuis mon arrivée
qu’il n’y avait pas de gardes à l’entrée. Malgré moi, en entrant
dans la première salle, j’étouffai le bruit de mes pas. En
traversant le couloir qui menait à ses appartements privés
j’entendis des voix étouffées, le bruit d’un meuble qu’on traînait
sur le sol, et quelque chose qui ressemblait à un sanglot.
Toutes les lumières étaient allumées dans la
grande salle où le prophète m’avait reçu le jour de mon arrivée,
mais là non plus il n’y avait personne. Je fis le tour, poussai une
porte qui conduisait à l’office, rebroussai chemin. Sur le côté
droit, près de la piscine, une porte ouvrait sur un couloir ;
les sons de voix me paraissaient venir de cette direction.
J’avançai avec précaution et au détour d’un second couloir je
tombai sur Gérard, debout dans l’encadrement de la porte donnant
dans la chambre du prophète. L’humoriste était dans un triste
état : son visage était encore plus blafard que d’habitude,
creusé de cernes profonds, il donnait l’impression de n’avoir pas
dormi de la nuit. « Il s’est passé… il s’est passé… » Sa
voix était faible et tremblante, presque inaudible. « Il s’est
passé une chose terrible… » finit-il par articuler. Flic le
rejoignit et se campa devant moi, le visage furieux, me jaugeant du
regard. L’humoriste émit une sorte de bêlement plaintif.
« Bon, au point où on en est, il n’y a qu’à le laisser
entrer… » grogna Flic.
L’intérieur de la chambre du prophète était
occupé par un immense lit rond, de trois mètres de diamètre,
recouvert de satin rose ; des poufs de satin rose étaient
disposés çà et là dans la pièce, dont les murs étaient recouverts
de miroirs sur trois côtés ; le quatrième était constitué par
une grande baie vitrée qui donnait sur la plaine caillouteuse et
au-delà sur les premiers volcans, légèrement menaçants dans la
lumière d’orage. La baie vitrée avait volé en éclats et le cadavre
du prophète reposait au milieu du lit, nu, la gorge tranchée. Il
avait perdu énormément de sang, la carotide avait été proprement
sectionnée. Savant faisait nerveusement les cent pas d’un bout à
l’autre de la pièce. Vincent, assis sur un pouf, paraissait un peu
absent, c’est à peine s’il leva la tête en m’entendant approcher.
Une jeune fille aux longs cheveux noirs, dans laquelle je reconnus
Francesca, était prostrée dans un coin de la pièce, vêtue d’une
chemise de nuit blanche maculée de sang.
« C’est l’Italien… » dit sèchement
Flic.
C’était la première fois que j’avais l’occasion
de voir un cadavre, et je n’étais pas tellement impressionné ;
je n’étais pas tellement surpris non plus. Lors du dîner de
l’avant-veille, où le prophète avait jeté son dévolu sur
l’Italienne, j’avais eu l’impression l’espace de quelques secondes,
en voyant l’expression de son compagnon, que cette fois il allait
trop loin, que ça n’allait pas se passer aussi facilement que
d’habitude ; et puis finalement Gianpaolo avait paru se
soumettre, je m’étais dit qu’il allait s’écraser, comme les
autres ; manifestement, je m’étais trompé. Je m’approchai avec
curiosité de la baie vitrée : la pente était très raide,
presque à pic ; on distinguait çà et là quelques prises, et la
roche était bonne, pas du tout délitée ni friable, mais c’était
quand même une escalade impressionnante. « Oui… commenta
sombrement Flic en s’approchant de moi, il devait en avoir gros sur
le cœur… » Puis il continua à arpenter la pièce en prenant
soin de rester à distance de Savant, qui marchait de l’autre côté
du lit. Humoriste restait figé près de la porte, ouvrant et
refermant machinalement les mains, l’air totalement hagard, au bord
de la panique. Je pris alors conscience pour la première fois que
malgré le parti pris hédoniste et libertin affiché par la secte
aucun des proches compagnons du prophète n’avait de vie
sexuelle : dans le cas d’Humoriste et de Savant, c’était
évident – l’un par incapacité, l’autre par absence de motivation.
Flic, de son côté, était marié avec une femme de son âge, la
cinquantaine bien avancée, autant dire que ça ne devait pas être la
frénésie des sens tous les jours ;
et il ne profitait nullement de sa position élevée dans
l’organisation pour séduire de jeunes adeptes. Les adeptes
eux-mêmes, comme je l’avais remarqué avec une surprise croissante,
étaient au mieux monogames, et dans la plupart des cas zérogames –
à l’exception des jeunes et jolies adeptes lorsque le prophète les
invitait à partager son intimité pour une nuit. En somme, le
prophète s’était comporté au sein de sa propre secte comme un mâle
dominant absolu, et il avait réussi à briser toute virilité chez
ses compagnons : non seulement ceux-ci n’avaient plus de vie
sexuelle, mais ils ne cherchaient même plus à en avoir, ils
s’interdisaient tout comportement d’approche des femelles et
avaient intégré l’idée que la sexualité était une prérogative du
prophète ; je compris alors pourquoi celui-ci se livrait, dans
ses conférences, à un éloge redondant des valeurs féminines et à
des charges impitoyables contre le machisme : son objectif
était, tout simplement, de castrer ses auditeurs. De fait, chez la
plupart des singes, la production de testostérone des mâles dominés
diminue et finit par se tarir.
Le ciel s’éclaircissait peu à peu, les nuages se
dispersaient ; une clarté sans espoir allait bientôt illuminer
la plaine avant la tombée de la nuit. Nous étions à proximité
immédiate du tropique du Cancer – nous y étions grosso merdo, comme l’aurait dit Humoriste
lorsqu’il était encore en état de produire ses saillies. « Ça
n’a au-trou-du-cune importance, j’ai
l’ha-bite-rude de prendre des céréales
au petit déjeuner… », voilà les bons mots par lesquels il
s’essayait d’ordinaire à égayer notre quotidien. Qu’est-ce qu’il
allait devenir, ce pauvre petit bonhomme, maintenant que Singe
numéro 1 n’était plus ? Il jetait des regards effarés sur
Flic et Savant, respectivement Singe numéro 2 et Singe
numéro 3, qui continuaient à marcher de long en large dans la
pièce, commençant à se mesurer du regard. Lorsque le mâle dominant
est mis hors d’état d’exercer son pouvoir, la sécrétion de
testostérone reprend, chez la plupart des singes. Flic pouvait
compter sur la fidélité de la fraction militaire de l’organisation
– c’est lui qui avait recruté l’ensemble des gardes, qui les avait
formés, ils n’obéissaient qu’à ses ordres, de son vivant le
prophète se reposait entièrement sur lui pour ces questions. D’un
autre côté, les laborantins et l’ensemble des techniciens
responsables du projet génétique n’avaient affaire qu’à Savant, et
à lui seul. On avait somme toute affaire à un conflit classique
entre la force brute et l’intelligence, entre une manifestation
basique de la testostérone et une autre plus intellectualisée. Je
sentis de toute façon que ça n’allait pas être bref, et je m’assis
sur un pouf à proximité de Vincent. Celui-ci parut reprendre
conscience de ma présence, émit un vague sourire et replongea dans
sa rêverie.
Il s’ensuivit à peu près quinze minutes de
silence ; Savant et Flic continuaient à arpenter la pièce, la
moquette étouffait le bruit de leurs pas. Je me sentais, compte
tenu des circonstances, assez calme ; j’étais conscient que ni
moi ni Vincent n’avions, dans l’immédiat, de rôle à jouer. Nous
étions dans l’histoire des singes secondaires, des singes
honorifiques ; la nuit tombait, le vent s’infiltrait dans la
pièce – l’Italien avait littéralement explosé la baie vitrée.
Tout à coup Humoriste sortit de la poche de son
blouson de toile un appareil photo numérique – un Sony DSCF-101 à
trois millions de pixels, je reconnaissais le modèle, j’avais eu le
même avant d’opter pour un Minolta Dimage A2, qui disposait de huit
millions de pixels, d’une visée bridge semi-reflex, et se montrait
plus sensible dans les basses lumières. Flic et Savant
s’immobilisèrent, bouche bée, en considérant le pauvre pantin qui
zigzaguait dans la pièce en prenant cliché sur cliché. « Ça
va, Gérard ? » demanda Flic. À mon avis non, ça n’avait
pas l’air d’aller, il déclenchait machinalement, sans même viser,
et au moment où il s’approchait de la fenêtre j’eus nettement
l’impression qu’il allait sauter. « Ça suffit ! »
hurla Flic. L’humoriste s’immobilisa, ses mains tremblaient
tellement qu’il laissa tomber son appareil. Toujours prostrée dans
son coin, Francesca émit un reniflement bref. Savant s’immobilisa à
son tour, fit face à Flic, le regarda droit dans les yeux.
« Maintenant, il faut prendre une décision…
dit-il d’un ton neutre.
– On va prévenir la police, c’est la seule
décision à prendre.
– Si on prévient la police, c’est la fin de
l’organisation. On ne pourra pas survivre au scandale, et tu le
sais.
– Tu as une autre idée ? »
Un nouveau temps de silence s’ensuivit,
nettement plus tendu : l’affrontement s’était déclenché, et je
sentais cette fois qu’il irait à son terme ; j’avais même
l’intuition assez nette que j’allais assister à une seconde mort
violente. La disparition du leader charismatique est toujours un
moment extrêmement difficile à gérer, dans un mouvement de type
religieux ; lorsque celui-ci n’a pas pris la peine de désigner
sans ambiguïté son successeur, on aboutit presque inévitablement à
un schisme.
« Il pensait à la mort… intervint Gérard
d’une petite voix tremblante, presque enfantine. Il m’en parlait de
plus en plus souvent ; il n’aurait pas voulu que
l’organisation disparaisse, ça l’inquiétait beaucoup que tout se
disperse après lui. Nous devons faire quelque chose, nous devons
réussir à nous entendre… »
Flic fronça les sourcils en tournant vaguement
la tête vers lui, comme on réagit à un bruit importun ; rendu
à la conscience de sa parfaite insignifiance, Gérard se rassit sur
un pouf à côté de nous, baissa la tête et posa calmement les mains
sur ses genoux.
« Je te rappelle, reprit calmement Savant
en regardant Flic droit dans les yeux, que pour nous la mort n’est
pas définitive, c’est même le premier de nos dogmes. Nous disposons
du code génétique du prophète, il suffit d’attendre que le procédé
soit au point…
– Tu crois qu’on va attendre vingt ans que
ton truc marche ?…. » rétorqua Flic avec violence, sans
même plus chercher à dissimuler son hostilité.
Savant frémit sous l’outrage, mais répondit
calmement :
« Ça fait deux mille ans que les chrétiens
attendent…
– Peut-être, mais entre temps il a fallu
organiser l’Église, et ça, c’est moi qui suis le mieux à même de le
faire. Lorsqu’il a fallu désigner un disciple pour lui succéder,
c’est Pierre que le Christ a choisi : ce n’était pas le plus
brillant, le plus intellectuel ni le plus mystique, mais c’était le
meilleur organisateur.
– Si je quitte le projet, tu n’auras
personne à mettre à ma place ; et, dans ce cas, tout espoir de
résurrection s’évanouit. Je ne pense pas que tu puisses tenir très
longtemps dans ces conditions… »
Le silence se fit à nouveau, de plus en plus
pesant ; je n’avais pas l’impression qu’ils parviendraient à
s’entendre, les choses étaient allées trop loin entre eux, depuis
trop longtemps ; dans l’obscurité quasi totale, je vis Flic
serrer les poings. C’est à ce moment que Vincent intervint.
« Je peux prendre la place du prophète… » dit-il d’une
voix légère, presque joyeuse. Les deux autres sursautèrent, Flic
bondit vers le commutateur pour allumer et se précipita sur Vincent
pour le secouer : « Qu’est-ce que tu racontes ?
Qu’est-ce que tu racontes ?…. » lui hurlait-il en plein
visage. Vincent se laissa faire, attendit que l’autre le lâche
avant d’ajouter, d’une voix toujours aussi enjouée :
« Après tout, je suis son fils… »
Le premier moment de stupéfaction passé, ce fut
Gérard qui intervint, d’une voix plaintive :
« C’est possible… C’est tout à fait
possible… Je sais que le prophète a eu un fils, il y a trente-cinq
ans, tout de suite après les débuts de l’Église, et qu’il lui
rendait visite de temps à autre – mais il n’en parlait jamais, même
à moi. Il l’a eu avec une des premières adeptes, mais elle s’est
suicidée peu de temps après la naissance.
– C’est vrai… dit calmement Vincent, et il
n’y avait dans sa voix que l’écho d’une tristesse très lointaine.
Ma mère n’a pas supporté ses infidélités continuelles, ni les jeux
sexuels à plusieurs qu’il lui imposait. Elle avait coupé les ponts
avec ses parents – c’étaient des bourgeois protestants, alsaciens,
d’une famille très stricte, ils ne lui avaient jamais pardonné
d’être devenue élohimite, à la fin elle n’avait vraiment plus de
contact avec personne. J’ai été élevé par mes grands-parents
paternels, les parents du prophète ; pendant les premières
années je ne l’ai pratiquement pas vu, il ne s’intéressait pas aux
enfants jeunes. Et puis, après que j’ai eu quinze ans, il m’a rendu
des visites de plus en plus fréquentes : il discutait avec
moi, voulait savoir ce que je comptais faire dans la vie,
finalement il m’a invité à rentrer dans la secte. Il m’a fallu une
quinzaine d’années pour m’y décider. Ces derniers temps, nous
avions des rapports, disons… un peu plus calmes. »
Je pris alors conscience d’un fait qui aurait dû
me frapper dès le début, c’est que Vincent ressemblait énormément
au prophète ; l’expression de leur regard était bien
différente et même opposée, c’est sans doute ce qui m’avait empêché
de m’en apercevoir, mais les principaux traits de leur physionomie
– la forme du visage, la couleur des yeux, l’implantation des
sourcils – étaient d’une identité frappante ; ils avaient de
surcroît à peu près la même taille et la même corpulence. De son
côté Savant regardait Vincent avec beaucoup d’attention, il
semblait parvenir à la même conclusion, et ce fut lui, finalement,
qui rompit le silence :
« Personne n’est exactement au courant de
l’état d’avancement de mes recherches, nous avons maintenu un
secret total. Nous pouvons parfaitement annoncer que le prophète a
décidé d’abandonner son corps vieillissant pour transférer son code
génétique dans un nouvel organisme.
– Personne ne va y croire ! objecta
aussitôt Flic avec violence.
– Très peu de gens, en effet ; nous
n’avons plus rien à attendre des grands médias, ils sont tous
contre nous. Il y aura certainement une couverture médiatique
énorme, et un scepticisme général ; mais personne ne pourra
rien prouver, nous sommes les seuls à disposer de l’ADN du
prophète, il n’en existe aucune copie, nulle part. Et le plus
important c’est que les adeptes, eux, vont y croire ; ça fait
des années que nous les y préparons. Lorsque le Christ est
ressuscité le troisième jour personne n’y a cru, à l’exception des
premiers chrétiens ; c’est même exactement comme ça qu’ils se
sont définis : ceux qui croyaient à la résurrection du
Christ.
– Qu’est-ce qu’on va faire du
corps ?
– Ça ne pose aucun problème qu’on retrouve
le corps, il suffit que la blessure à la gorge soit indétectable.
On pourrait par exemple utiliser une fissure volcanique, et le
précipiter dans la lave en fusion.
– Et Vincent ? Comment expliquer la
disparition de Vincent ? Flic était visiblement ébranlé, ses
objections se faisaient plus hésitantes.
– Oh, je ne connais pas grand monde…
intervint Vincent avec légèreté ; en plus on me considère
comme un type plutôt suicidaire, ma disparition n’étonnera
personne… La fissure volcanique je trouve que c’est une bonne idée,
ça permettra d’évoquer la mort d’Empédocle. » Il récita de
mémoire, d’une voix étrangement fluide : « Je te dirai
encore, prudent Pausanias, qu’il n’y a de naissance pour aucune des
choses mortelles ; il n’y a pas de fin par la mort
funeste ; il n’y a que mélange et dissociation des composants
du mélange. »
Flic réfléchit silencieusement une à deux
minutes, puis lâcha : « Il va falloir s’occuper aussi de
l’Italien… » Je sus alors que Savant avait gagné la partie.
Immédiatement après Flic appela trois gardes, leur ordonna de
patrouiller dans le domaine et s’ils trouvaient le corps de le
ramener discrètement, enveloppé dans une couverture à l’arrière du
4 × 4. Il ne leur fallut qu’un quart d’heure : le
malheureux était dans un tel état de confusion qu’il avait tenté de
franchir les barrières électrifiées ; bien entendu, il avait
été foudroyé sur-le-champ. Ils posèrent le cadavre sur le sol, au
pied du lit du prophète. À ce moment Francesca sortit de son
hébétude, aperçut le corps de son compagnon et se mit à pousser de
longs hurlements inarticulés, presque animaux. Savant s’approcha
d’elle et la gifla, calmement mais avec force, à plusieurs
reprises ; ses hurlements se transformèrent en une nouvelle
crise de sanglots.
« Il va falloir s’occuper d’elle aussi…
remarqua sombrement Flic.
– Je crois qu’on n’a pas le choix.
– Qu’est-ce que tu veux
dire ? »
Vincent s’était retourné vers Savant, dégrisé
d’un coup.
« Je crois qu’on peut difficilement compter
sur son silence. Si on jette les deux corps par la fenêtre, après
une chute de trois cents mètres, ils seront en bouillie ; ça
m’étonnerait que la police veuille procéder à une autopsie.
– Ça peut marcher… dit Flic après un temps
de réflexion ; je connais assez bien le chef de la police
locale. Si je lui raconte que je les avais surpris à escalader la
paroi les jours précédents, que j’avais tenté de les avertir du
danger, mais qu’ils m’avaient ri au nez… D’ailleurs c’est très
plausible, le type était amateur de sports extrêmes, je crois qu’il
faisait de l’escalade à mains nues le week-end dans les
Dolomites.
– Bien… » dit simplement Savant. Il
fit un petit signe de tête à Flic, les deux hommes soulevèrent le
corps de l’Italien, l’un par les pieds, l’autre par les épaules,
ils firent quelques pas et le précipitèrent dans le vide ; ils
avaient procédé si vite que ni moi ni Vincent n’avions eu le temps
de réagir. Avec une énergie terrassante Savant revint vers
Francesca, la souleva par les épaules et la traîna sur la
moquette ; elle était retombée dans son apathie, et ne
réagissait pas plus qu’un colis. Au moment où Flic l’attrapait par
les pieds, Vincent hurla : « Hééé !….» Savant reposa
l’Italienne et se retourna, agacé.
« Qu’est-ce qu’il y a encore ?
– Tu ne peux pas faire ça, tout de
même !
– Et pourquoi pas ?
– C’est un meurtre… »
Savant ne répondit rien, toisa Vincent en
croisant calmement les bras. « Évidemment, c’est regrettable…
dit-il finalement. Je crois cependant que c’est nécessaire »,
ajouta-t-il quelques secondes plus tard.
Les longs cheveux noirs de la jeune fille
encadraient son visage pâle ; ses yeux bruns se posaient tour
à tour sur chacun de nous, j’avais l’impression qu’elle n’était
plus du tout en état de comprendre la situation.
« Elle est si jeune, si belle… murmura
Vincent d’un ton de supplique.
– J’imagine que, dans le cas d’une femme
laide et âgée, l’élimination te paraîtrait plus excusable…
– Non… non, protesta Vincent, gêné, ce
n’est pas exactement ce que je voulais dire.
– Si, répliqua Savant, impitoyable, c’est
exactement ce que tu voulais dire ; mais passons. Dis-toi que
c’est juste une mortelle, une mortelle comme nous le sommes tous
jusqu’à présent : un arrangement temporaire de molécules.
Disons qu’en l’occurrence nous avons affaire à un joli
arrangement ; mais elle n’a pas plus de consistance qu’un
motif formé par le givre, qu’un simple redoux suffit à
anéantir ; et, malheureusement pour elle, sa disparition est
devenue nécessaire pour que l’humanité puisse poursuivre son
chemin. Je te promets, cependant, qu’elle n’aura pas à
souffrir. »
Il sortit un émetteur HF de sa poche, prononça
quelques mots à mi-voix. Une minute plus tard deux gardes
apparurent, portant une mallette de cuir souple ; il l’ouvrit,
en sortit une petite bouteille de verre et une seringue
hypodermique. Sur un signe de Flic, les deux gardes se
retirèrent.
« Attends, attends, attends… intervins-je,
je n’ai pas l’intention, moi non plus, de me rendre complice d’un
meurtre. Et en plus je n’ai aucune raison de le faire.
– Si, riposta sèchement Savant, tu as une
très bonne raison : je peux rappeler les gardes. Toi aussi, tu
es un témoin gênant ; comme tu es quelqu’un de connu, ta
disparition poserait sans doute plus de problèmes ; mais les
gens connus meurent aussi, et de toute façon nous n’avons plus le
choix. » Il parlait calmement en me regardant droit dans les
yeux, j’étais certain qu’il ne plaisantait pas. « Elle ne
souffrira pas… » répéta-t-il d’une voix douce, et très vite il
se pencha sur la jeune fille, trouva la veine, injecta la solution.
J’étais comme tous les autres persuadé qu’il s’agissait d’un
somnifère, mais en quelques secondes elle se raidit, sa peau devint
cyanosée, puis sa respiration s’arrêta net. Derrière moi
j’entendais Humoriste pousser des gémissements bestiaux, plaintifs.
Je me retournai : il tremblait de tout son corps, parvint à
articuler : « Ha ! Ha ! Ha… » Une tache se
formait sur le devant de son pantalon, je compris qu’il avait pissé
dans son froc. Excédé Flic sortit à son tour un émetteur de sa
poche, donna un ordre bref : quelques secondes plus tard cinq
gardes apparurent, armés de mitraillettes, et nous encerclèrent.
Sur un ordre de Flic ils nous conduisirent dans une pièce
attenante, meublée d’une table à tréteaux et de classeurs
métalliques, puis refermèrent à clef derrière nous.
Je n’arrivais pas tout à fait à me persuader que
tout cela était réel ; je jetais des regards incrédules à
Vincent, qui me paraissait dans le même état d’esprit ; nous
ne parlions ni l’un ni l’autre, le silence n’était troublé que par
les gémissements de Gérard. Dix minutes plus tard, Savant revint
dans la pièce et je pris conscience que tout était vrai, que
j’avais devant moi un meurtrier, qu’il avait franchi la frontière.
Je le considérai avec une horreur irrationnelle, instinctive, mais
lui semblait très calme, à ses yeux il n’avait visiblement accompli
qu’un geste technique.
« Je l’aurais épargnée si je l’avais pu,
dit-il sans s’adresser à aucun d’entre nous en particulier. Mais,
je vous le répète, il s’agissait d’une mortelle ; et je ne
crois pas que la morale ait vraiment de sens si le sujet est
mortel. L’immortalité, nous allons y parvenir ; et vous ferez
partie des premiers êtres auxquels elle sera accordée ; ce
sera, en quelque sorte, le prix de votre silence. La police sera là
demain ; vous avez toute la nuit pour y
réfléchir. »
Les jours qui suivirent me laissent un souvenir
étrange, comme si nous étions entrés dans un espace différent, où
les lois ordinaires étaient abolies, où tout – le meilleur comme le
pire – pouvait arriver à chaque instant. Rétrospectivement je dois
cependant reconnaître qu’il y avait une certaine logique à tout
cela, la logique voulue par Miskiewicz, et que son plan s’accomplit
point par point, dans le moindre détail. D’abord, le chef de la
police n’eut aucun doute sur l’origine accidentelle de la mort des
deux jeunes gens. Devant leurs corps désarticulés, aux os en
miettes, pratiquement réduits à l’état de plaques sanglantes
étalées sur le rocher, il était en effet difficile de garder son
sang-froid et de soupçonner que leur mort aurait pu avoir une autre
cause que la chute. Surtout, cette affaire banale fut rapidement
éclipsée par celle de la disparition du prophète. Juste avant
l’aube, Flic et Savant avaient traîné son corps jusqu’à une
ouverture qui donnait sur un petit cratère volcanique en
activité ; la lave en fusion le recouvrit aussitôt, il aurait
fallu faire venir un équipement spécial de Madrid pour le
désincarcérer, et évidemment toute autopsie était impensable. Cette
même nuit ils avaient brûlé les draps tachés de sang, fait réparer
la baie vitrée par un artisan qui s’occupait des travaux
d’entretien sur le domaine, enfin ils avaient déployé une activité
assez impressionnante. Lorsque l’inspecteur de la Guardia Civil
comprit qu’il s’agissait d’un suicide, et que le prophète avait
l’intention de se réincarner trois jours plus tard dans un corps
rajeuni, il se frotta pensivement le menton – il était un peu au
courant des activités de la secte, enfin il croyait savoir qu’il
avait affaire à un groupement de cinglés qui adoraient les
soucoupes volantes, ses informations s’arrêtaient là – et conclut
qu’il valait mieux en référer à ses supérieurs. C’est exactement ce
qu’attendait Savant.
Dès le lendemain, l’affaire faisait les gros
titres des journaux – non seulement en Espagne mais aussi en
Europe, et bientôt dans le reste du monde. « L’homme qui
croyait être éternel », « Le pari fou de
l’homme-Dieu », tels étaient à peu près les titres. Trois
jours plus tard, sept cents journalistes stationnaient derrière les
barrières de protection ; la BBC et CNN avaient envoyé des
hélicoptères pour prendre des images du campement. Miskiewicz
sélectionna cinq journalistes appartenant à des magazines
scientifiques anglo-saxons et tint une brève conférence de presse.
Il exclut d’entrée de jeu toute visite du laboratoire : la
science officielle l’avait rejeté, dit-il, et contraint à
travailler en marge ; il en prenait acte, et ne communiquerait
ses résultats qu’au moment où il le jugerait opportun. Sur le plan
juridique, sa position était difficilement attaquable : il
s’agissait d’un laboratoire privé, fonctionnant sur fonds privés,
il était parfaitement en droit d’en interdire l’accès à
quiconque ; le domaine lui-même était d’ailleurs privé,
précisa-t-il, les survols et les prises de vues par hélicoptère lui
paraissaient une pratique légalement tout à fait douteuse. De plus
il ne travaillait ni sur des organismes vivants, ni même sur des
embryons, mais sur de simples molécules d’ADN, et ce avec l’accord
écrit du donneur. Le clonage reproductif était certes prohibé ou
restreint dans de nombreux pays ; mais en l’occurrence il ne
s’agissait pas de clonage, et aucune loi n’interdisait la création
artificielle de la vie ; c’est une direction de recherches à
laquelle le législateur n’avait simplement pas songé.
Bien entendu les journalistes au début n’y
croyaient pas, tout dans leur formation les prédisposait à tourner
l’hypothèse en ridicule ; mais je me rendais compte qu’ils
étaient malgré eux impressionnés par la personnalité de Miskiewicz,
par la précision et la rigueur de ses réponses ; à la fin de
l’entretien, j’en suis persuadé, au moins deux d’entre eux avaient
des doutes : c’était largement suffisant pour que ces doutes
se répandent, amplifiés, dans les magazines d’information
générale.
Ce qui me stupéfia par contre ce fut la croyance
immédiate, sans réserve, des adeptes. Dès le lendemain de la mort
du prophète, Flic avait convoqué aux premières heures une réunion
générale. Lui et Savant prirent la parole pour annoncer que le
prophète avait décidé, en un geste d’oblation et d’espérance,
d’accomplir le premier la promesse. Il s’était donc jeté dans un
volcan, livrant au feu son corps physique vieillissant afin de
renaître, au troisième jour, dans un corps rénové. Ses ultimes
paroles dans sa présente incarnation, qu’ils avaient mission de
communiquer aux disciples, étaient les suivantes : « Là
où je passe, vous passerez bientôt à ma suite. » Je
m’attendais à des mouvements de foule, des réactions variées,
peut-être des gestes de désespoir ; il n’en fut rien. En
ressortant tous étaient concentrés, silencieux, mais leur regard
brillait d’espérance, comme si cette nouvelle était celle qu’ils
avaient toujours attendue. Je croyais pourtant avoir des êtres
humains une bonne connaissance générale, mais elle n’était basée
que sur ses motivations les plus usuelles : eux avaient la
foi, c’était nouveau pour moi, et cela changeait tout.
Ils se réunirent spontanément autour du
laboratoire, deux jours plus tard, quittant leurs tentes dès le
milieu de la nuit, et attendirent sans prononcer une parole. Au
milieu d’eux il y avait cinq journalistes, sélectionnés par Savant,
appartenant à deux agences de presse – l’AFP et Reuters – et à
trois networks qui étaient CNN, la BBC, et il me semble Sky News.
Il y avait aussi deux policiers espagnols venus de Madrid, qui
souhaitaient recueillir une déclaration de l’être qui allait
émerger du laboratoire – à proprement parler on n’avait rien à lui
reprocher, mais sa position était sans précédent : il
prétendait être le prophète, qui était officiellement mort, sans
l’être exactement ; il prétendait naître sans avoir de père ni
de mère biologique. Les juristes du gouvernement espagnol s’étaient
penchés sur la question, sans évidemment trouver quoi que ce soit
qui s’applique, même de loin, au cas présent ; ils avaient
donc décidé de se contenter d’une déclaration formelle où Vincent
confirmerait par écrit ses prétentions, et de lui accorder
temporairement le statut d’enfant trouvé.
Au moment où les portes du laboratoire
s’ouvrirent, tournant sur leurs jointures invisibles, tous se
levèrent, et j’eus l’impression qu’un halètement animal parcourait
la foule, causé par des centaines de respirations s’accélérant d’un
seul coup. Dans le jour naissant le visage de Savant apparaissait
tendu, épuisé, fermé. Il annonça que la fin de l’opération de
résurrection se heurtait à des difficultés inattendues ; après
en avoir conféré avec ses assistants, il avait décidé de se donner
un délai de trois jours supplémentaires ; il invitait donc les
adeptes à rentrer dans leurs tentes, à y demeurer autant que
possible, à concentrer leurs pensées sur la transformation en
cours, dont dépendait le salut du reste de l’humanité. Il leur
donnait rendez-vous dans trois jours, au coucher du soleil, à la
base de la montagne : si tout allait bien le prophète aurait
regagné ses appartements, et serait en mesure de faire sa première
apparition publique.
La voix de Miskiewicz était grave, reflétant la
dose appropriée d’inquiétude, et cette fois je perçus une
agitation, la foule fut parcourue de chuchotements. J’étais surpris
qu’il manifeste une si bonne compréhension de la psychologie
collective. Le stage était initialement prévu pour se terminer le
lendemain, mais personne je pense ne songea sérieusement à
repartir : sur trois cent douze vols retours, il y eut trois
cent douze défections. Moi-même, il me fallut plusieurs heures
avant d’avoir l’idée de prévenir Esther. Une fois de plus je tombai
sur son répondeur, une fois de plus je laissai un message ;
j’étais assez surpris qu’elle ne rappelle pas, elle devait être au
courant de ce qui se passait dans l’île, les médias du monde entier
en parlaient maintenant.
Le délai supplémentaire accrut naturellement
l’incrédulité des médias, mais la curiosité ne retombait pas, elle
augmentait au contraire d’heure en heure, et c’est tout ce que
cherchait Miskiewicz : il fit deux brèves déclarations, une
chaque jour, s’adressant cette fois uniquement aux cinq
journalistes scientifiques qu’il avait choisis comme
interlocuteurs, afin d’évoquer les difficultés de dernière minute
auxquelles il prétendait se heurter. Il maîtrisait parfaitement son
sujet, et j’avais l’impression que les autres commençaient de plus
en plus à se laisser convaincre.
J’étais surpris, aussi, par l’attitude de
Vincent, qui entrait de plus en plus dans la peau du rôle. Sur le
plan de la ressemblance physique, le projet m’avait au départ
inspiré quelques doutes. Vincent s’était toujours montré très
discret, il avait toujours refusé de parler en public, d’évoquer
par exemple son travail artistique, comme le prophète l’y avait
invité à de nombreuses reprises ; malgré tout la plupart des
adeptes avaient eu l’occasion de le croiser, au cours des dernières
années. En quelques jours, mes doutes se dissipèrent : je me
rendis compte avec surprise que Vincent se transformait
physiquement. Il avait d’abord décidé
de se raser le crâne, et la ressemblance avec le prophète s’en
trouvait accentuée ; mais le plus étonnant c’est que
l’expression de son regard changeait peu à peu, et le ton de sa
voix. Il y avait maintenant dans ses yeux une lueur vive, souple,
malicieuse, que je ne lui avais jamais connue ; et sa voix
prenait des tonalités chaudes et séductrices qui me surprenaient de
plus en plus. Il y avait toujours en lui une gravité, une
profondeur que le prophète n’avait jamais eues, mais cela aussi
pouvait cadrer : l’être qui allait renaître était censé avoir
traversé les frontières de la mort, on pouvait s’attendre à ce
qu’il ressorte de l’expérience quelqu’un de plus lointain, de plus
étrange. Flic et Savant étaient en tout cas ravis des mutations qui
s’opéraient en lui, je crois qu’ils n’avaient pas espéré obtenir un
résultat aussi convaincant. Le seul qui réagissait mal était
Gérard, que je pouvais difficilement continuer à appeler
Humoriste : il passait ses journées à errer dans les galeries
souterraines, comme s’il espérait encore y rencontrer le prophète,
il avait cessé de se laver et commençait à puer. À Vincent il
jetait des regards méfiants, hostiles, exactement comme un chien
qui ne reconnaît pas son maître. Vincent lui-même parlait peu, mais
son regard était lumineux, bienveillant, il donnait l’impression de
se préparer à une ordalie, et d’avoir banni toute crainte ; il
me confia plus tard qu’en ces journées il pensait déjà à la
construction de l’ambassade, à sa décoration, il ne comptait rien
garder des plans du prophète. Il avait manifestement oublié
l’Italienne, dont la disparition semblait sur le moment lui poser
des problèmes de conscience si douloureux ; et j’avoue que,
moi aussi, je l’avais un peu oubliée. Miskiewicz, au fond, avait
peut-être raison : une constellation de givre, une jolie
formation temporaire… Mes années de carrière dans le show-business
avaient quelque peu atténué mon sens moral ; il me restait
pourtant quelques convictions, croyais-je. L’humanité, comme toutes
les espèces sociales, s’était bâtie sur la prohibition du meurtre à
l’intérieur du groupe, et plus généralement sur la limitation du
niveau de violence acceptable dans la résolution des conflits
inter-individuels ; la civilisation, même, n’avait pas d’autre
contenu véritable. Cette idée valait pour toutes les civilisations
envisageables, pour tous les « êtres raisonnables »,
comme aurait dit Kant, que ces êtres soient mortels ou immortels,
c’était là une certitude indépassable. Après quelques minutes de
réflexion je me rendis compte que, du point de vue de Miskiewicz,
Francesca n’appartenait pas au
groupe : ce qu’il essayait de faire c’était de créer une
nouvelle espèce, et celle-ci n’aurait pas davantage d’obligation
morale à l’égard des humains que ceux-ci n’en avaient à l’égard des
lézards, ou des méduses ; je me rendis compte, surtout, que je
n’aurais aucun scrupule à appartenir à cette nouvelle espèce, que
mon dégoût du meurtre était d’ordre sentimental ou affectif, bien
plus que rationnel ; pensant à Fox je pris conscience que
l’assassinat d’un chien m’aurait choqué autant que celui d’un
homme, et peut-être davantage ; puis, comme je l’avais fait
dans toutes les circonstances un peu difficiles de ma vie, je
cessai simplement de penser.
Les fiancées du prophète étaient restées
cantonnées dans leurs chambres, et tenues au courant des événements
exactement au même degré que les autres adeptes ; elles
avaient accueilli la nouvelle avec la même foi, et attendaient avec
confiance de retrouver un amant rajeuni. Je me dis un moment qu’il
y aurait peut-être, quand même, des difficultés avec Susan :
elle avait connu personnellement Vincent, lui avait parlé ;
puis je compris que non, qu’elle avait la foi elle aussi, et sans
doute encore plus que toutes les autres, que sa nature même
excluait jusqu’à la possibilité du doute. Dans ce sens, me dis-je,
elle était très différente d’Esther, jamais je n’aurais imaginé
Esther souscrire à des dogmes si peu réalistes ; je me rendis
compte aussi que depuis le début de ce séjour je pensais un peu
moins à elle, heureusement d’ailleurs car elle ne répondait
toujours pas à mes messages, j’en avais peut-être laissé une
dizaine sur son répondeur, sans succès, mais je n’en souffrais pas
trop, j’étais en quelque sorte ailleurs, dans un espace encore
humain mais extrêmement différent de tout ce que j’avais pu
connaître ; même certains journalistes, je m’en aperçus plus
tard en lisant leurs comptes rendus, avaient été sensibles à cette
ambiance particulière, cette sensation d’attente
pré-apocalyptique.
Le jour de la résurrection, les fidèles se
rassemblèrent dès les premières heures au pied de la montagne,
alors que l’apparition de Vincent n’était prévue qu’au coucher du
soleil. Deux heures plus tard, les hélicoptères des networks
commencèrent à bourdonner au-dessus de la zone – Savant leur avait
finalement donné l’autorisation de survol, mais il avait interdit à
tout journaliste l’accès au domaine. Pour l’instant, les cameramen
n’avaient pas grand-chose à grappiller – quelques images d’une
petite foule paisible qui attendait en silence, sans un mot et
pratiquement sans un geste, que le miracle se manifestât.
L’ambiance lorsque les hélicoptères revenaient se faisait un peu
plus tendue – les adeptes détestaient les médias, ce qui était
assez normal compte tenu du traitement dont ils avaient été jusqu’à
présent l’objet ; mais il n’y avait pas de réactions hostiles,
de gestes menaçants ni de cris.
Vers cinq heures de l’après-midi, un bruissement
de voix parcourut la foule ; quelques chants naquirent, furent
repris en sourdine, puis le silence se fit à nouveau. Vincent,
assis en tailleur dans la grotte principale, semblait non seulement
concentré, mais en quelque sorte hors du temps. Vers sept heures,
Miskiewicz se présenta à l’entrée de la grotte. « Tu te sens
prêt ? » lui demanda-t-il. Vincent acquiesça sans mot
dire, se leva souplement ; sa longue robe blanche flottait sur
son corps amaigri.
Miskiewicz sortit le premier, avança sur le
terre-plein qui dominait la foule des fidèles ; tous se
levèrent d’un bond. Le silence n’était troublé que par le
vrombissement régulier des hélicoptères immobilisés en vol
stationnaire.
« La porte a été franchie », dit-il.
Sa voix était parfaitement amplifiée, sans distorsion ni écho,
j’étais sûr qu’avec un bon micro directionnel les journalistes
parviendraient à réaliser un enregistrement correct. « La
porte a été franchie dans un sens, puis dans l’autre,
poursuivit-il. La barrière de la mort n’est plus ; ce qui
avait été annoncé vient d’être accompli. Le prophète a vaincu la
mort ; il est de nouveau parmi nous. » Sur ces mots il
s’écarta de quelques pas, baissa la tête avec respect. Il y eut une
attente d’environ une minute mais qui me parut interminable, plus
personne ne parlait ni ne bougeait, tous les regards étaient
tournés vers l’ouverture de la grotte, qui était orientée plein
Ouest. Au moment où un rayon de soleil couchant, traversant les
nuages, illumina l’ouverture, Vincent sortit et s’avança sur le
terre-plein : c’est cette image, captée par un cameraman de la
BBC, qui devait passer en boucle sur toutes les télévisions du
monde. Une expression d’adoration emplit les visages, certains
levèrent vers le ciel leurs bras écartés ; mais il n’y eut pas
un cri, pas un murmure. Vincent ouvrit les mains, et après quelques
secondes où il se contenta de respirer dans le micro qui captait
chacun de ses souffles, il prit la parole : « Je respire,
comme chacun d’entre vous… dit-il doucement. Pourtant, je
n’appartiens plus à la même espèce. Je vous annonce une humanité
nouvelle… poursuivit-il. Depuis son origine l’univers attend la
naissance d’un être éternel, coexistant à lui, pour s’y refléter
comme dans un miroir pur, inentamé par les souillures du temps. Cet
être est né aujourd’hui, un peu après dix-sept heures. Je suis le
Paraclet, et la réalisation de la promesse. Je suis pour l’instant
solitaire, mais ma solitude ne durera pas, car vous viendrez
bientôt me rejoindre. Vous êtes mes premiers compagnons, au nombre
de trois cent douze ; vous êtes la première génération de la
nouvelle espèce appelée à remplacer l’homme ; vous êtes les
premiers néo-humains. Je suis l’instant zéro, vous êtes la première
vague. Aujourd’hui nous entrons dans une ère différente, où le
passage du temps n’a plus le même sens. Aujourd’hui, nous entrons
dans la vie éternelle. Il sera gardé mémoire de ce
moment. »