Daniel1,11
« On est comme tous les artistes, on croit à notre produit. »
groupe Début de soirée
Dans les premiers jours d’octobre, sous l’effet d’un accès de tristesse résignée, je me remis au travail – puisque, décidément, je n’étais bon qu’à cela. Enfin, le mot travail est peut-être un peu fort pour qualifier mon projet – un disque de rap intitulé « nique les bédouins », avec, en sous-titre, « Tribute to Ariel Sharon ». Joli succès critique (je fis une nouvelle fois la couverture de Radikal Hip-Hop, sans ma voiture cette fois), mais ventes moyennes. Une fois de plus, dans la presse, je me retrouvais dans la position d’un paladin paradoxal du monde libre ; mais le scandale fut quand même moins vif qu’à l’époque d’« on préfère les partouzeuses palestiniennes » – cette fois, me dis-je avec une vague nostalgie, les islamistes radicaux étaient vraiment dans le coltar.
L’insuccès relatif en termes de ventes fut sans doute imputable à la médiocrité de la musique ; c’était à peine du rap, je m’étais contenté de sampler mes sketches sur de la drum and bass, avec quelques vocaux çà et là – Jamel Debbouze participait à l’un des chorus. J’avais quand même écrit un titre original, « Défonçons l’anus des nègres », dont j’étais assez satisfait : nègre rimait tantôt avec pègre, tantôt avec intègre ; anus avec lapsus, ou bien cunnilingus ; de bien jolis lyrics, lisibles à plein de niveaux – le journaliste de Radikal Hip-Hop, qui rappait lui-même dans le privé, sans oser en parler à sa rédaction, était visiblement impressionné, dans son article il me compara même à Maurice Scève. Enfin potentiellement je tenais un hit, et en plus j’avais un bon buzz ; dommage, décidément, que la musique n’ait pas suivi. On m’avait dit le plus grand bien d’une sorte de producteur indépendant, Bertrand Batasuna, qui bidouillait des disques cultes, parce qu’introuvables, dans un label obscur ; je fus amèrement déçu. Non seulement ce type était d’une stérilité créatrice totale – il se contentait, pendant les sessions, de ronfler sur la moquette en pétant tous les quarts d’heure –, mais il était, dans le privé, très désagréable, un vrai nazi – j’appris par la suite qu’il avait effectivement fait partie des FANE. Dieu merci, il n’était pas très bien payé ; mais si c’était tout ce que Virgin pouvait me sortir comme « nouveaux talents français », ils méritaient décidément de se faire bouffer par BMG. « Si on avait pris Goldman ou Obispo, comme tout le monde, on n’en serait pas là… » finis-je par dire au directeur artistique de Virgin, qui soupira longuement ; au fond il était d’accord, son précédent projet avec Batasuna, une polyphonie de brebis pyrénéennes samplées sur de la techno hardcore, s’était d’ailleurs soldé par un échec commercial cuisant. Seulement voilà il avait son enveloppe budgétaire, il ne pouvait pas prendre la respon sabilité d’un dépassement, il fallait en référer au siège du groupe dans le New Jersey, bref j’ai laissé tomber. On n’est pas secondé.
Mon séjour à Paris pendant la période de l’enregistrement fut cela dit presque agréable. J’étais logé au Lutetia, ce qui me rappelait Francis Blanche, la Kommandantur, enfin mes belles années, celles où j’étais ardent, haineux, plein d’avenir. Tous les soirs, pour m’endormir, je relisais Agatha Christie, surtout les œuvres du début, j’étais trop bouleversé par ses derniers livres. Sans même parler d’Endless Night, qui me plongeait dans des transes de tristesse, je n’avais jamais pu m’empêcher de pleurer, à la fin de Curtain : Poirot’s Last Case, en lisant les dernières phrases de la lettre d’adieux de Poirot à Hastings :

« Mais, maintenant, je suis très humble et, comme un petit enfant, je dis : “Je ne sais pas…”
« Au revoir, mon très cher. J’ai écarté les ampoules d’amylnitrine qui étaient à mon chevet. Je préfère m’abandonner aux mains du Bon Dieu. Que sa punition, ou sa grâce, vienne vite !
« Nous ne chasserons plus jamais ensemble, mon bon ami. Notre première chasse, c’est ici, à Styles, qu’elle avait eu lieu. Et c’est encore à Styles qu’aura été menée notre dernière chasse.
« Ce furent d’heureux jours que nous avons ainsi coulés.
« Oui, ce furent de bien heureux jours… »

À part le Kyrie Eleison de la Messe en si, et peut-être l’adagio de Barber, je ne voyais pas grand-chose qui puisse me mettre dans un tel état. L’infirmité, la maladie, l’oubli, c’était bien : c’était réel. Nul avant Agatha Christie n’avait su peindre de manière aussi déchirante la tristesse de la décrépitude physique, de la perte progressive de tout ce qui donne sens et joie à la vie ; et nul, depuis lors, n’était parvenu à l’égaler. Sur le moment, pendant quelques jours, j’eus presque envie de reprendre une vraie carrière ; de faire des choses sérieuses. C’est dans cet état d’esprit que je téléphonai à Vincent Greilsamer, l’artiste élohimite ; il parut content de m’entendre, et nous convînmes de prendre un verre le soir même.
J’arrivai avec dix minutes de retard dans la brasserie de la porte de Versailles où nous nous étions donné rendez-vous. Il se leva, me fit un signe de la main. Les associations anti-sectes invitent à se défier de l’impression favorable ressentie à l’issue d’un premier contact ou d’un stage d’initiation, pendant lesquels ont fort bien pu être passés sous silence les aspects malfaisants de la doctrine. De fait, jusqu’à présent, je ne voyais pas où pouvait se situer le piège ; ce type, par exemple, avait l’air normal. Un peu introverti, certes, sans doute assez isolé, mais pas plus que moi. Il s’exprimait directement, avec simplicité.

« Je ne connais pas grand-chose à l’art contemporain, m’excusai-je. J’ai entendu parler de Marcel Duchamp, c’est tout.
– C’est certainement lui qui a eu la plus grande influence sur l’art du vingtième siècle, oui. On pense plus rarement à Yves Klein ; pourtant, tous les gens qui font des performances, des happenings, qui travaillent sur leur propre corps, se réfèrent plus ou moins consciemment à lui. »
Il se tut. Voyant que je ne répondais rien et que je n’avais même pas l’air de voir de quoi il voulait parler, il reprit :
« Schématiquement, tu as trois grandes tendances. La première, la plus importante, celle qui draine 80 % des subventions et dont les pièces se vendent le plus cher, c’est le gore en général : amputations, cannibalisme, énucléations, etc. Tout le travail en collaboration avec les serial killers, par exemple. La deuxième, c’est celle qui utilise l’humour : tu as l’ironie directe sur le marché de l’art, à la Ben ; ou bien des choses plus fines, à la Broodthaers, où il s’agit de provoquer le malaise et la honte chez le spectateur, l’artiste ou les deux en présentant un spectacle piteux, médiocre, dont on puisse constamment douter qu’il ait la moindre valeur artistique ; tu as aussi tout un travail sur le kitsch, dont on se rapproche, qu’on frôle, qu’on peut parfois brièvement atteindre à condition de signaler par une métanarration qu’on n’en est pas dupe. Enfin tu as une troisième tendance, c’est le virtuel : c’est souvent des jeunes, très influencés par les mangas et l’heroic fantasy ; beaucoup commencent comme ça, puis se replient sur la première tendance une fois qu’ils se sont rendu compte qu’on ne peut pas gagner sa vie sur Internet.
– Je suppose que tu ne te situes dans aucune de ces trois tendances.
– J’aime bien le kitsch, parfois, je n’ai pas forcément envie de m’en moquer.
– Les élohimites vont un peu loin dans ce sens, non ? »
Il sourit. « Mais le prophète fait ça tout à fait innocemment, il n’y a aucune ironie chez lui, c’est beaucoup plus sain… » Je remarquai au passage qu’il avait dit « le prophète » tout naturellement, sans inflexion de voix particulière. Croyait-il vraiment aux Élohim ? Son dégoût pour les productions picturales du prophète devait parfois l’embarrasser, quand même ; il y avait quelque chose chez ce garçon qui m’échappait, il fallait que je fasse très attention si je ne voulais pas le braquer ; je commandai une autre bière.
« Au fond, c’est une question de degré, reprit-il. Tout est kitsch, si l’on veut. La musique dans son ensemble est kitsch ; l’art est kitsch, la littérature elle-même est kitsch. Toute émotion est kitsch, pratiquement par définition ; mais toute réflexion aussi, et même dans un sens toute action. La seule chose qui ne soit absolument pas kitsch, c’est le néant. »

Il me laissa méditer quelque temps sur ces paroles avant de reprendre : « Ça t’intéresserait de voir ce que je fais ? »
Évidemment, j’acceptai. J’arrivai chez lui le dimanche suivant, en début d’après-midi. Il habitait un pavillon à Chevilly-Larue, au milieu d’une zone en pleine phase de « destruction créatrice », comme aurait dit Schumpeter : des terrains vagues boueux, à perte de vue, hérissés de grues et de palissades ; quelques carcasses d’immeubles, à des stades d’achèvement variés. Son pavillon de meulière, qui devait dater des années 1930, était le seul survivant de cette époque. Il sortit sur le pas de la porte pour m’accueillir. « C’était le pavillon de mes grands-parents… me dit-il. Ma grand-mère est morte il y a cinq ans ; mon grand-père l’a suivie trois mois plus tard. Il est mort de chagrin, je pense – ça m’a même surpris qu’il tienne trois mois. »
En pénétrant dans la salle à manger, j’eus une espèce de choc. Je n’étais pas vraiment issu des classes populaires, contrairement à ce que je me plaisais à répéter à longueur d’interviews ; mon père avait déjà accompli la première moitié, la plus difficile, de l’ascension sociale – il était devenu cadre. Il n’empêche que je connaissais les classes populaires, j’avais eu l’occasion pendant toute mon enfance, chez mes oncles et tantes, d’y être immergé : je connaissais leur sens de la famille, leur sentimentalité niaise, leur goût pour les chromos alpestres et les collections de grands auteurs reliés en skaï. Tout y était, dans le pavillon de Vincent, jusqu’aux photos dans leurs cadres, jusqu’au cache-téléphone en velours vert : il n’avait visiblement rien changé depuis la mort de ses grands-parents.
Un peu mal à l’aise, je me laissai conduire jusqu’à un fauteuil avant de remarquer, accroché au mur, le seul élément de décoration qui ne datait peut-être pas du siècle précédent : une photo de Vincent, assis à côté d’un grand téléviseur. Devant lui, sur une table basse, étaient posées deux sculptures assez grossières, presque enfantines, représentant une miche de pain et un poisson. Sur l’écran du téléviseur, en lettres géantes, s’affichait le message : « nourrissez les gens. organisez-les. »
« C’est ma première pièce qui ait vraiment eu du succès… commenta-t-il. À mes débuts j’étais très influencé par Joseph Beuys, en particulier par l’action “ich führe baader-meinhof durch dokumenta.” C’était en plein milieu des années 1970, à l’époque où les terroristes de la Rote Armee Fraktion étaient recherchés dans toute l’Allemagne. La Dokumenta de Kassel était alors la plus importante exposition d’art contemporain mondiale ; Beuys avait affiché ce message à l’entrée pour indiquer qu’il se proposait de faire visiter l’exposition à Baader ou Meinhof le jour de leur choix afin de transmuer leur énergie révolutionnaire en force positive, utilisable par l’ensemble de la société. Il était absolument sincère, c’est en cela que réside la beauté de la chose. Naturellement, ni Baader ni Meinhof ne sont venus : d’une part ils considéraient l’art contemporain comme l’une des formes de la décomposition bourgeoise, d’autre part ils craignaient un piège de la police – ce qui était d’ailleurs tout à fait possible, la Dokumenta ne jouissait d’aucun statut particulier ; mais Beuys, dans l’état de délire mégalomane où il était alors, n’avait probablement même pas songé à l’existence de la police.
– Je me souviens de quelque chose au sujet de Duchamp… Un groupe, une banderole avec une phrase du genre : “le silence de marcel duchamp est surestimé.”
– Tout à fait ; sauf que la phrase originale était en allemand. Mais c’est le principe même de l’art d’intervention : créer une parabole efficace, qui est reprise et narrée de manière plus ou moins déformée par des tiers, afin de modifier par contrecoup l’ensemble de la société. »

J’étais naturellement un homme qui connaissait la vie, la société et les choses ; j’en connaissais une version usuelle, limitée aux motivations les plus courantes qui agitent la machine humaine ; ma vision était celle d’un observateur acerbe des faits de société, d’un balzacien medium light ; c’était une vision du monde dans laquelle Vincent n’avait aucune place assignable, et pour la première fois depuis des années, pour la première fois en réalité depuis ma rencontre avec Isabelle, je commençais à me sentir légèrement déstabilisé. Sa narration m’avait fait penser au matériel promotionnel de « deux mouches plus tard », en particulier aux tee-shirts. Sur chacun d’entre eux était imprimé une citation du « Manuel de civilité pour petites filles à l’usage des maisons d’éducation », de Pierre Louÿs, la lecture de chevet du héros du film. Il y avait une douzaine de citations différentes ; les tee-shirts étaient fabriqués dans une fibre nouvelle, scintillante et un peu transparente, très légère, ce qui avait permis d’en intégrer un sous blister dans le numéro de Lolita précédant la sortie du film. J’avais à cette occasion rencontré la successeuse d’Isabelle, une groovasse incompétente à peine capable de se souvenir du mot de passe de son ordinateur ; ça n’empêchait pas le journal de tourner. La citation que j’avais choisie pour Lolita était : « Donner dix sous à un pauvre parce qu’il n’a pas de pain, c’est parfait ; mais lui sucer la queue parce qu’il n’a pas de maîtresse, ce serait trop : on n’y est pas obligée. »
En somme, dis-je à Vincent, j’avais fait de l’art d’intervention sans le savoir. « Oui, oui… » répondit-il avec malaise ; je m’aperçus alors, non sans gêne, qu’il rougissait ; c’était attendrissant, et un peu malsain. Je pris conscience en même temps qu’aucune femme n’avait probablement jamais mis les pieds dans ce pavillon ; le premier geste d’une femme aurait été de modifier la décoration, de ranger au moins quelques-uns de ces objets qui créaient une ambiance non seulement ringarde, mais à vrai dire assez funéraire.
« Ce n’est plus tellement facile d’avoir des relations, à partir d’un certain âge, je trouve… » dit-il comme s’il avait deviné mes pensées. « On n’a plus tellement l’occasion de sortir, ni le goût. Et puis il y a beaucoup de choses à faire, les formalités, les démarches… les courses, le linge. On a besoin de plus de temps pour s’occuper de sa santé, aussi, simplement pour maintenir le corps à peu près en état de marche. À partir d’un certain âge, la vie devient administrative – surtout. »
Je n’étais plus tellement habitué depuis le départ d’Isabelle à parler à des gens plus intelligents que moi, capables de deviner le cours de mes pensées ; ce qu’il venait de dire, surtout, était d’une véracité écrasante, et il y eut un moment de gêne – les sujets sexuels c’est toujours un peu lourd, je crus bon de parler politique pour badiner un peu, et toujours sur ce thème de l’art d’intervention je lui racontai comment Lutte ouvrière, quelques jours après la chute du mur de Berlin, avait placardé à Paris des dizaines d’affiches proclamant : « le communisme est toujours l’avenir du monde. » Il m’écouta avec cette attention, cette gravité enfantine qui commençaient à me serrer le cœur avant de conclure que si l’action était dotée d’une vraie puissance elle n’avait pourtant aucune dimension poétique ni artistique, dans la mesure où Lutte ouvrière était avant tout un parti, une machine idéologique, et que l’art était toujours cosa individuale ; même lorsqu’il était protestation, il n’avait de valeur que s’il était protestation solitaire. Il s’excusa de son dogmatisme, sourit tristement, me proposa : « On va voir ce que je fais ? C’est en bas… Je crois que ce sera plus concret après. » Je me levai du fauteuil, le suivis jusqu’à l’escalier qui ouvrait dans le couloir de l’entrée. « En abattant les cloisons, ça m’a donné un sous-sol de vingt mètres de côté ; quatre cents mètres carrés, c’est bien pour ce que je fais en ce moment… » poursuivit-il d’une voix incertaine. Je me sentais de plus en plus mal à l’aise : on m’avait souvent parlé show-business, plan médias, microsociologie aussi ; mais art, jamais, et j’étais gagné par le pressentiment d’une chose nouvelle, dangereuse, mortelle probablement ; d’un domaine où il n’y avait – un peu comme dans l’amour – à peu près rien à gagner, et presque tout à perdre.

Je posai le pied sur un sol plan, après la dernière marche, lâchai la rampe de l’escalier. L’obscurité était totale. Derrière moi, Vincent actionna un commutateur.
Des formes apparurent d’abord, clignotantes, indécises, comme une procession de mini-fantômes ; puis une zone s’éclaira à quelques mètres sur ma gauche. Je ne comprenais absolument pas la direction de l’éclairage ; la lumière semblait venir de l’espace lui-même. « l’éclairage est une métaphysique… » : la phrase tourna quelques secondes dans ma tête, puis disparut. Je m’approchai des objets. Un train entrait en gare dans une station d’eaux de l’Europe centrale. Les montagnes enneigées, dans le lointain, étaient baignées par le soleil ; des lacs scintillaient, des alpages. Les demoiselles étaient ravissantes, elles portaient des robes longues et des voilettes. Les messieurs souriaient en les saluant, soulevaient leur chapeau haut de forme. Tous avaient l’air heureux. « le meilleur du monde… » : la phrase scintilla quelques instants, puis disparut. La locomotive fumait doucement, comme un gros animal gentil. Tout avait l’air équilibré, à sa place. L’éclairage baissa doucement. Les verrières du casino reflétaient le soleil couchant, et tout plaisir était empreint d’une honnêteté allemande. Puis l’obscurité se fit tout à fait, et une ligne sinueuse apparut dans l’espace, formée de cœurs translucides en plastique rouge, à demi remplis d’un liquide qui venait battre leurs parois. Je suivis la ligne des cœurs, et une nouvelle scène apparut : il s’agissait cette fois d’un mariage asiatique, célébré peut-être à Taïwan ou en Corée, dans un pays de toute façon qui connaissait depuis peu la richesse. Des Mercedes rose pâle déposaient les invités sur le parvis d’une cathédrale néogothique ; le mari, vêtu d’un smoking blanc, avançait dans les airs, à un mètre au-dessus du sol, son petit doigt entrelacé avec celui de sa promise. Des bouddhas chinois ventrus, entourés d’ampoules électriques multicolores, tressaillaient d’allégresse. Une musique souple et bizarre augmentait lentement, cependant que les mariés s’élevaient dans les airs avant de surplomber l’assistance – ils étaient à présent à la hauteur de la rosace de la cathédrale. Ils échangèrent un long baiser, à la fois virginal et labial, sous les applaudissements de l’assistance – je voyais s’agiter les petites mains. Dans le fond des traiteurs soulevaient les couvercles de plats fumants, à la surface du riz les légumes formaient de petites taches de couleur. Des pétards éclatèrent, il y eut un appel de trompettes.
L’obscurité se fit à nouveau et je suivis un chemin plus flou, comme tracé dans les bois, j’étais entouré de frôlements dorés et verts. Des chiens s’ébattaient dans la clairière des anges, ils se roulaient dans le soleil. Plus tard les chiens étaient avec leurs maîtres, les protégeant de leur regard d’amour, et plus tard ils étaient morts, de petites stèles s’élevaient dans la clairière pour commémorer l’amour, les promenades dans le soleil, et la joie partagée. Aucun chien n’était oublié : leur photo en relief décorait les stèles au pied desquelles les maîtres avaient déposé leurs jouets favoris. C’était un monument joyeux, dont toute larme était absente.
Dans la distance se formaient, comme suspendus à des rideaux tremblants, des mots en lettres dorées. Il y avait le mot « amour », le mot « bonté », le mot « tendresse », le mot « fidélité », le mot « bonheur ». Partis du noir total ils évoluaient, à travers des nuances d’or mat, jusqu’à une luminosité aveuglante ; puis ils retombaient alternativement dans la nuit, mais en se succédant dans leur montée vers la lumière, de sorte qu’ils semblaient s’engendrer l’un l’autre. Je poursuivis mon chemin à travers le sous-sol, guidé par l’éclairage qui illuminait successivement tous les coins de la pièce. Il y eut d’autres scènes, d’autres visions, si bien que je perdis peu à peu la notion du temps et que je n’en retrouvai la pleine conscience qu’une fois remonté, assis sur un banc de jardin en osier dans ce qui avait pu être une terrasse ou un jardin d’hiver. La nuit tombait sur le paysage de terrains vagues ; Vincent avait allumé une grosse lampe à abat-jour. J’étais visiblement secoué, il me servit sans que j’aie besoin de lui demander un verre de cognac.
« Le problème… dit-il, c’est que je ne peux plus vraiment exposer, il y a trop de réglages, c’est presque impossible à transporter. Quelqu’un est venu de la Délégation des arts plastiques ; ils envisagent d’acheter le pavillon, peut-être de réaliser des vidéos et de les vendre. »
Je compris qu’il abordait l’aspect pratique ou financier des choses par pure politesse, afin de permettre à la conversation de reprendre un cours normal – il est bien évident que dans sa situation, à la limite émotionnelle de la survie, les questions matérielles ne pouvaient plus avoir qu’un poids limité. J’échouai à lui répondre, dode linai de la tête, me resservis un verre de cognac ; sa maîtrise de soi à ce moment me parut effrayante. Il reprit la parole :
« Il y a une phrase célèbre qui divise les artistes en deux catégories : les révolutionnaires et les décorateurs. Disons que j’ai choisi le camp des décorateurs. Enfin je n’ai pas tellement eu le choix, c’est le monde qui a décidé pour moi. Je me souviens de ma première exposition à New York, à la galerie Saatchi, pour l’action “feed the people. organize them” – ils avaient traduit le titre. J’étais assez impressionné, c’était la première fois depuis longtemps qu’un artiste français exposait dans une galerie new-yorkaise importante. En même temps j’étais un révolutionnaire à l’époque, et j’étais persuadé de la valeur révolutionnaire de mon travail. C’était un hiver très froid à New York, tous les matins on retrouvait dans les rues des vagabonds morts, gelés ; j’étais persuadé que les gens allaient changer d’attitude aussitôt après avoir vu mon travail : qu’ils allaient sortir dans la rue et suivre très exactement la consigne inscrite sur le téléviseur. Bien entendu, rien de tout ça ne s’est produit : les gens venaient, hochaient la tête, échangeaient des propos intelligents, puis repartaient.
« Je suppose que les révolutionnaires sont ceux qui sont capables d’assumer la brutalité du monde, et de lui répondre avec une brutalité accrue. Je n’avais simplement pas ce type de courage. J’étais ambitieux, pourtant, et il est possible que les décorateurs soient au fond plus ambitieux que les révolutionnaires. Avant Duchamp, l’artiste avait pour but ultime de proposer une vision du monde à la fois personnelle et exacte, c’est-à-dire émouvante ; c’était déjà une ambition énorme. Depuis Duchamp, l’artiste ne se contente plus de proposer une vision du monde, il cherche à créer son propre monde ; il est très exactement le rival de Dieu. Je suis Dieu dans mon sous-sol. J’ai choisi de créer un petit monde, facile, où l’on ne rencontre que le bonheur. Je suis parfaitement conscient de l’aspect régressif de mon travail ; je sais qu’on peut le comparer à l’attitude de ces adolescents qui au lieu d’affronter les problèmes de l’adolescence se plongent dans leur collection de timbres, dans leur herbier ou dans n’importe quel petit monde chatoyant et limité, aux couleurs vives. Personne n’osera me le dire en face, j’ai de bonnes critiques dans Art Press, comme dans la plupart des médias européens ; mais j’ai lu le mépris dans le regard de la fille qui est venue de la Délégation des arts plastiques. Elle était maigre, vêtue de cuir blanc, le teint presque bistre, très sexuelle ; j’ai tout de suite compris qu’elle me considérait comme un petit enfant infirme, et très malade. Elle avait raison : je suis un tout petit enfant infirme, très malade, et qui ne peut pas vivre. Je ne peux pas assumer la brutalité du monde ; je n’y arrive tout simplement pas. »

De retour au Lutetia, j’eus quelques difficultés à trouver le sommeil. De toute évidence, Vincent avait oublié quelqu’un dans ses catégories. Comme le révolutionnaire l’humoriste assumait la brutalité du monde, et lui répondait avec une brutalité accrue. Le résultat de son action n’était cependant pas de transformer le monde, mais de le rendre acceptable en transmuant la violence, nécessaire à toute action révolutionnaire, en rire – accessoirement, aussi, de se faire pas mal de thune. En somme, comme tous les bouffons depuis l’origine, j’étais une sorte de collabo. J’évitais au monde des révolutions douloureuses et inutiles – puisque la racine de tout mal était biologique, et indépendante d’aucune transformation sociale imaginable ; j’établissais la clarté, j’interdisais l’action, j’éradiquais l’espérance ; mon bilan était mitigé.

En quelques minutes je passai en revue l’ensemble de ma carrière, cinématographique surtout. Racisme, pédophilie, cannibalisme, parricide, actes de torture et de barbarie : en moins d’une décennie, j’avais écrémé la quasi-totalité des créneaux porteurs. Il était quand même curieux, me dis-je une fois de plus, que l’alliance de la méchanceté et du rire ait été considérée comme si novatrice par les milieux du cinéma ; ils ne devaient pas souvent lire Baudelaire, dans la profession.
Restait la pornographie, sur laquelle tout le monde s’était cassé les dents. La chose semblait jusqu’à présent résister à toute tentative de sophistication. Ni la virtuosité des mouvements de caméra, ni le raffinement des éclairages n’apportaient le moindre atout : ils semblaient au contraire constituer des handicaps. Une tentative plus « Dogma », avec des caméras DV et des images de vidéo-surveillance, n’obtint pas davantage de succès : les gens voulaient des images nettes. Laides, mais nettes. Non seulement les tentatives pour une « pornographie de qualité » avaient sombré dans le ridicule, mais elles s’étaient soldées par d’unanimes fiascos commerciaux. En somme, le vieil adage des directeurs de marketing : « Ce n’est pas parce que les gens préfèrent les produits de base qu’ils n’achèteront pas nos produits de luxe » semblait cette fois battu en brèche, et le secteur, pourtant un des plus lucratifs de la profession, restait aux mains d’obscurs tâcherons hongrois, voire lettons. À l’époque où je réalisais « broute-moi la bande de gaza », j’avais passé pour me documenter un après-midi sur le tournage d’un des derniers réalisateurs français en activité, un certain Ferdinand Cabarel. Cela n’avait pas été un après-midi inutile – sur le plan humain s’entend. Malgré son patronyme très Sud-Ouest, Ferdinand Cabarel ressemblait à un ancien roadie d’AC/DC : une peau blanchâtre, des cheveux gras et sales, un tee-shirt « Fuck your cunts », des bagues à tête de mort. Je me suis tout de suite dit que j’avais rarement vu un con pareil. Il parvenait uniquement à survivre grâce aux cadences ridicules qu’il imposait à ses équipes – il mettait en boîte à peu près quarante minutes utilisables par jour, tout en assurant les photos de promotion pour Hot Video, et passait de surcroît pour un intello dans la profession, affirmant ainsi travailler dans l’urgence. Je passe sur les dialogues (« Je t’excite, hein, ma salope. – Tu m’excites, oui, mon salaud »), je passe aussi sur la modicité des indications scéniques (« Maintenant, c’est une double » indiquait évidemment, à tout le monde, que l’actrice allait se prêter à une double pénétration), ce qui m’avait surtout frappé est l’incroyable mépris avec lequel il traitait ses acteurs, en particulier de sexe mâle. C’est sans la moindre ironie, sans le moindre second degré que Cabarel gueulait à l’adresse de son personnel, dans son mégaphone, des choses comme : « Si vous bandez pas, les mecs, vous serez pas payés ! » ou : « S’il éjacule, l’autre, il dégage… » L’actrice disposait au moins d’un manteau de fausse fourrure pour recouvrir sa nudité entre deux prises ; les acteurs, eux, s’ils voulaient se réchauffer, devaient amener leurs couvertures. Après tout c’était l’actrice que les spectateurs mâles iraient voir, c’était elle qui ferait peut-être un jour la couverture de Hot Video ; les acteurs, eux, étaient simplement traités comme des bites sur pattes. J’appris de surcroît (avec certaines difficultés – les Français, on le sait, n’aiment pas parler de leur salaire) que si l’actrice était payée cinq cents euros par jour de tournage, eux devaient se contenter de cent cinquante. Ils ne faisaient même pas ce métier pour l’argent : aussi incroyable, aussi pathétique que cela puisse paraître, ils faisaient ce métier pour baiser des nanas. Je me souvenais en particulier de la scène dans le parking souterrain : on grelottait, et en considérant ces deux types, Fred et Benjamin (l’un était lieutenant de sapeurs-pompiers, l’autre agent administratif), qui s’astiquaient mélancoliquement pour être en forme au moment de la double, je m’étais dit que les hommes étaient vraiment de braves bêtes, parfois, dès qu’il était question de la chatte.
Ce peu reluisant souvenir me conduisit vers la fin de la nuit, à l’issue d’une insomnie quasi-totale, à jeter les bases d’un scénario que j’intitulai provisoirement « les échangistes de l’autoroute », et qui devait me permettre de combiner astucieusement les avantages commerciaux de la pornographie et ceux de l’ultraviolence. Dans la matinée, tout en dévorant des brownies au bar du Lutetia, j’écrivis la séquence prégénérique.
Une énorme limousine noire (peut-être une Packard des années 1960) roulait à faible allure le long d’une route de campagne, au milieu de prairies et de buissons de genêts d’un jaune vif (je pensais tourner en Espagne, probablement dans la région des Hurdes, très jolie au mois de mai) ; elle émettait en roulant un grondement sourd (genre : bombardier qui rentre à sa base).
Au milieu d’une prairie, un couple faisait l’amour en pleine nature (c’était une prairie très fleurie, à l’herbe haute, avec des coquelicots, des bleuets et des fleurs jaunes dont le nom m’échappait sur le moment, mais je notai en marge : « Forcer sur les fleurs jaunes »). La jupe de la fille était retroussée, son tee-shirt relevé au-dessus de ses seins, en résumé elle avait l’air d’une belle salope. Ayant dégrafé le pantalon de l’homme, elle le gratifiait d’une fellation. Un tracteur qui tournait au ralenti dans le fond du cadre laissait accroire qu’on avait affaire à un couple d’agriculteurs. Une petite pipe entre deux labours, le Sacre du Printemps, etc. Un travelling arrière nous informait cependant bien vite que les deux tourtereaux s’ébattaient dans le champ d’une caméra, et qu’on avait en réalité affaire au tournage d’un film pornographique – probablement d’assez haut de gamme, puisqu’il y avait une équipe complète.
La limousine Packard s’arrêtait, surplombant la prairie, et deux exécuteurs en sortaient, vêtus de costumes croisés noirs. Sans pitié, ils mitraillaient le jeune couple et l’équipe. J’hésitai, puis barrai « mitraillaient » : il valait mieux un dispositif plus original, par exemple un lanceur de disques d’acier acérés qui tourbillonneraient dans l’atmosphère pour sectionner les chairs, en particulier celles des deux amants. Il ne fallait pas lésiner, avoir la bite tranchée net dans la gorge de la fille, etc. ; enfin, il fallait ce que mon directeur de production sur « Diogène le Cynique » aurait appelé des images un peu sympa. Je notai en marge : « prévoir un dispositif arrache-couilles ».
À la fin de la séquence, un homme gras, aux cheveux très noirs, au visage luisant et troué de petite vérole, également vêtu d’un costume croisé noir, sortait de l’arrière de la voiture en compagnie d’un vieillard squelettique et sinistre, à la William Burroughs, dont le corps flottait dans un pardessus gris. Celui-ci contemplait le carnage (lambeaux de chair rouges dans la prairie, fleurs jaunes, hommes en costume noir), soupirait légèrement et se tournait pour dire à son compagnon : « A moral duty, John»
À la suite de différents massacres perpétrés le plus souvent sur des couples jeunes, voire adolescents, il s’avérait que ces peu recommandables drilles étaient membres d’une association de catholiques intégristes, peut-être affiliée à l’Opus Dei ; cette pointe contre le retour de l’ordre moral devait, dans mon esprit, me valoir la sympathie de la critique de gauche. Un peu plus tard, il apparaissait cependant que les tueurs étaient eux-mêmes filmés par une seconde équipe, et que le véritable but de l’affaire était la commercialisation non pas de films pornos, mais d’images d’ultraviolence. Récit dans le récit, film dans le film, etc. Un projet béton.
En somme, comme je le dis à mon agent le soir même, j’avançais, je travaillais, enfin j’étais en train de retrouver mon rythme ; il s’en déclara heureux, m’avoua qu’il s’était inquiété. Jusqu’à un certain point, j’étais sincère. Ce n’est que deux jours plus tard, en reprenant l’avion pour l’Espagne, que je me rendis compte que je ne terminerais jamais ce scénario – sans même parler de le réaliser. Il y a une certaine agitation sociale, à Paris, qui vous donne l’illusion d’avoir des projets ; de retour à San José, je le savais, j’allais me pétrifier complètement. J’avais beau faire l’élégant, j’étais en train de me recroqueviller comme un vieux singe ; je me sentais amenuisé, amoindri au-delà du possible ; mes marmottements et mes murmures étaient déjà ceux d’un vieillard. J’avais quarante-sept ans maintenant, cela faisait trente ans que j’avais entrepris de faire rire mes semblables ; à présent j’étais fini, lessivé, inerte. Le pétillement de curiosité qui subsistait encore dans le regard que je portais sur le monde allait bientôt s’éteindre, et je serais comme les pierres, une vague souffrance en plus. Ma carrière n’avait pas été un échec, commercialement tout du moins : si l’on agresse le monde avec une violence suffisante, il finit par le cracher, son sale fric ; mais jamais, jamais il ne vous redonne la joie.
La possibilité d'une île
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