Daniel24,6
Le complexe entrelacement des protéines constituant l’enveloppe nucléaire chez les primates devait rendre pendant plusieurs décennies le clonage humain dangereux, aléatoire, et en fin de compte à peu près impraticable. L’opération fut par contre d’emblée un plein succès chez la plupart des animaux domestiques, y compris – quoique avec un léger retard – chez le chien. C’est donc exactement le même Fox qui repose à mes pieds au moment où j’écris ces lignes, ajoutant selon la tradition mon commentaire, comme l’ont fait mes prédécesseurs, au récit de vie de mon ancêtre humain.
Je mène une vie calme et sans joie ; la surface de la résidence autorise de courtes promenades, et un équipement complet me permet d’entretenir ma musculature. Fox, lui, est heureux. Il gambade dans la résidence, se contentant du périmètre imposé – il a rapidement appris à se tenir éloigné de la barrière de protection ; il joue au ballon, ou avec un de ses petits animaux en plastique (j’en dispose de plusieurs centaines, qui m’ont été légués par mes prédécesseurs) ; il apprécie beaucoup les jouets musicaux, en particulier un canard de fabrication polonaise qui émet des couinements variés. Surtout, il aime que je le prenne dans mes bras, et reposer ainsi, baigné par le soleil, les yeux clos, la tête posée sur mes genoux, dans un demi-sommeil heureux. Nous dormons ensemble, et chaque matin c’est une fête de coups de langue, de griffements de ses petites pattes ; c’est pour lui un bonheur évident que de retrouver la vie, et la clarté du jour. Ses joies sont identiques à celles de ses ancêtres, et elles demeureront identiques chez ses descendants ; sa nature en elle-même inclut la possibilité du bonheur.
Je ne suis qu’un néo-humain, et ma nature n’inclut aucune possibilité de cet ordre. Que l’amour inconditionnel soit la condition de possibilité du bonheur, cela les humains le savaient déjà, du moins les plus avancés d’entre eux. La pleine compréhension du problème n’a pas permis, jusqu’à présent, d’avancer vers une solution quelconque. L’étude de la biographie des saints, sur lesquels certains fondaient tant d’espoir, n’a apporté aucune lumière. Non seulement les saints, en quête de leur salut, obéissaient à des motifs qui n’étaient que partiellement altruistes (encore que la soumission à la volonté du Seigneur, qu’ils revendiquaient, ait dû bien souvent n’être qu’un moyen commode de justifier aux yeux des autres leur altruisme naturel), mais la croyance prolongée en une entité divine manifestement absente provoquait en eux des phénomènes d’abrutissement incompatibles à long terme avec le maintien d’une civilisation technologique. Quant à l’hypothèse d’un gène de l’altruisme, elle a suscité tant de déceptions que personne n’ose aujourd’hui en faire ouvertement état. On a certes pu démontrer que les centres de la cruauté, du jugement moral et de l’altruisme étaient situés dans le cortex pré-frontal ; mais les recherches n’ont pas permis d’aller au-delà de cette constatation purement anatomique. Depuis l’apparition des néo-humains, la thèse de l’origine génétique des sentiments moraux a suscité au moins trois mille communications, émanant à chaque fois des milieux scientifiques les plus autorisés ; aucune n’a pu, jusqu’à présent, franchir la barrière de la vérification expérimentale. En outre, les théories d’inspiration darwinienne expliquant l’apparition de l’altruisme dans les populations animales par un avantage sélectif qui en résulterait pour l’ensemble du groupe ont fait l’objet de calculs imprécis, multiples, contradictoires, avant de finalement sombrer dans la confusion et l’oubli.

La bonté, la compassion, la fidélité, l’altruisme demeurent donc près de nous comme des mystères impénétrables, cependant contenus dans l’espace limité de l’enveloppe corporelle d’un chien. De la solution de ce problème dépend l’avènement, ou non, des Futurs.

Je crois en l’avènement des Futurs.
La possibilité d'une île
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