Daniel1,2
« Quand on voit le
succès des dimanches sans voiture, la promenade le long des quais,
on imagine très bien la suite… »
Gérard – chauffeur de taxi
Il m’est à peu près impossible aujourd’hui de me
souvenir pourquoi j’ai épousé ma
première femme ; si je la croisais dans la rue, je ne pense
même pas que je parviendrais à la reconnaître. On oublie certaines
choses, on les oublie réellement ; c’est bien à tort qu’on
suppose que toutes choses se conservent dans le sanctuaire de la
mémoire ; certains événements, et même la plupart, sont bel et
bien effacés, il n’en demeure aucune
trace, et c’est tout à fait comme s’ils n’avaient jamais été. Pour
en revenir à ma femme, enfin à ma première femme, nous avons sans
doute vécu ensemble deux ou trois ans ; lorsqu’elle est tombée
enceinte, je l’ai plaquée presque aussitôt. Je n’avais aucun succès
à l’époque, elle n’a obtenu qu’une pension alimentaire
minable.
Le jour du suicide de mon fils, je me suis fait
des œufs à la tomate. Un chien vivant vaut mieux qu’un lion mort,
estime justement l’Ecclésiaste. Je n’avais jamais aimé cet
enfant : il était aussi bête que sa mère, et aussi méchant que
son père. Sa disparition était loin d’être une catastrophe ;
des êtres humains de ce genre, on peut s’en passer.
Après mon premier spectacle il s’est écoulé dix
ans, ponctués d’aventures épisodiques et peu satisfaisantes, avant
que je ne rencontre Isabelle. J’avais alors trente-neuf ans, et
elle trente-sept ; mon succès public était très vif. Lorsque
je gagnai mon premier million d’euros (je veux dire lorsque je
l’eus réellement gagné, impôts déduits, et mis à l’abri dans un
placement sûr), je compris que je n’étais pas un personnage
balzacien. Un personnage balzacien venant de gagner son premier
million d’euros songerait dans la plupart des cas aux moyens de
s’approcher du second – à l’exception de ceux, peu nombreux, qui
commenceront à rêver du moment où ils pourront compter en dizaines.
Pour ma part je me demandai surtout si je pouvais arrêter ma
carrière – avant de conclure que non.
Lors des premières phases de mon ascension vers
la gloire et la fortune, j’avais occasionnellement goûté aux joies
de la consommation, par lesquelles notre époque se montre si
supérieure à celles qui l’ont précédée. On pouvait ergoter à
l’infini pour savoir si les hommes étaient ou non plus heureux dans
les siècles passés ; on pouvait commenter la disparition des
cultes, la difficulté du sentiment amoureux, discuter leurs
inconvénients, leurs avantages ; évoquer l’apparition de la
démocratie, la perte du sens du sacré, l’effritement du lien
social. Je ne m’en étais d’ailleurs pas privé, dans bien des
sketches, quoique sur un mode humoristique. On pouvait même
remettre en cause le progrès scientifique et technologique, avoir
l’impression par exemple que l’amélioration des techniques
médicales se payait par un contrôle social accru et une diminution
globale de la joie de vivre. Reste que, sur le plan de la
consommation, la précellence du xxe siècle était
indiscutable : rien, dans aucune autre civilisation, à aucune
autre époque, ne pouvait se comparer à la perfection mobile d’un
centre commercial contemporain fonctionnant à plein régime. J’avais
ainsi consommé, avec joie, des chaussures principalement ;
puis peu à peu je m’étais lassé, et j’avais compris que ma vie,
sans ce soutien quotidien de plaisirs à la fois élémentaires et
renouvelés, allait cesser d’être simple.
À l’époque où je rencontrai Isabelle, je devais
en être à six millions d’euros. Un personnage balzacien, à ce
stade, achète un appartement somptueux, qu’il emplit d’objets
d’art, et se ruine pour une danseuse. J’habitais un trois pièces
banal, dans le XIVe arrondissement,
et je n’avais jamais couché avec une top
model – je n’en avais même jamais éprouvé l’envie. Il me
semblait juste, une fois, avoir copulé avec un mannequin
intermédiaire ; je n’en gardais pas un souvenir impérissable.
La fille était bien, plutôt de gros seins, mais enfin pas plus que
beaucoup d’autres ; j’étais, à tout prendre, moins surfait
qu’elle.
L’entretien eut lieu dans ma loge, après un
spectacle qu’il faut bien qualifier de triomphal. Isabelle était alors rédactrice en chef
de Lolita, après avoir longtemps
travaillé pour 20 Ans. Je n’étais
pas très chaud pour cette interview au départ ; en feuilletant
le magazine, j’avais quand même été surpris par l’incroyable niveau
de pétasserie qu’avaient atteint les publications pour jeunes
filles : les tee-shirts taille dix ans, les shorts blancs
moulants, les strings dépassant de tous les côtés, l’utilisation
raisonnée des Chupa-Chups… tout y était. « Oui, mais ils ont
un positionnement bizarre… » avait insisté l’attachée de
presse. « Et puis, le fait que la rédactrice en chef se
déplace elle-même, je crois que c’est un signe… »
Il y a paraît-il des gens qui ne croient pas au
coup de foudre ; sans donner à
l’expression son sens littéral il est évident que l’attraction
mutuelle est, dans tous les cas, très rapide ; dès les
premières minutes de ma rencontre avec Isabelle j’ai su que nous
allions avoir une histoire ensemble, et que ce serait une histoire
longue ; j’ai su qu’elle en avait elle-même conscience. Après
quelques questions de démarrage sur le trac, mes méthodes de
préparation, etc., elle se tut. Je feuilletai à nouveau le
magazine.
« C’est pas vraiment des Lolitas…
observai-je finalement. Elles ont seize, dix-sept ans.
– Oui, convint-elle ; Nabokov s’est
trompé de cinq ans. Ce qui plaît à la plupart des hommes ce n’est
pas le moment qui précède la puberté, c’est celui qui la suit
immédiatement. De toute façon, ce n’était pas un très bon
écrivain. »
Moi non plus je n’avais jamais supporté ce
pseudopoète médiocre et maniéré, ce malhabile imitateur de Joyce
qui n’avait même pas eu la chance de disposer de l’élan qui, chez
l’Irlandais insane, permet parfois de passer sur l’accumulation de
lourdeurs. Une pâte feuilletée ratée, voilà à quoi m’avait toujours
fait penser le style de Nabokov.
« Mais justement, poursuivit-elle, si un
livre aussi mal écrit, handicapé de surcroît par une erreur
grossière concernant l’âge de l’héroïne, parvient malgré tout à
être un très bon livre, jusqu’à constituer un mythe durable, et à
passer dans le langage courant, c’est que l’auteur est tombé sur
quelque chose d’essentiel. »
Si nous étions d’accord sur tout, l’interview
risquait d’être assez plate. « On pourrait continuer en
dînant… proposa-t-elle. Je connais un restaurant tibétain rue des
Abbesses. »
Naturellement, comme dans toutes les histoires
sérieuses, nous avons couché ensemble dès la première nuit. Au
moment de se déshabiller elle eut un petit moment de gêne, puis de
fierté : son corps était incroyablement ferme et souple. C’est
bien plus tard que je devais apprendre qu’elle avait trente-sept
ans ; sur le moment je lui en donnai, tout au plus,
trente.
« Comment est-ce que tu fais pour
t’entretenir ? lui demandai-je.
– La danse classique.
– Pas de stretching, d’aérobic, rien de ce
genre ?
– Non, tout ça c’est des conneries ;
tu peux me croire sur parole, ça fait dix ans que je bosse dans les
magazines féminins. Le seul truc qui marche vraiment, c’est la
danse classique. Seulement c’est dur, il faut une vraie
discipline ; mais ça me convient, je suis plutôt
psychorigide.
– Toi, psychorigide ?
– Oui, oui… Tu verras. »
Ce qui me frappe avec le recul, lorsque je
repense à Isabelle, c’est l’incroyable franchise de nos rapports,
dès les premiers moments, y compris sur des sujets où les femmes
préfèrent d’ordinaire conserver un certain mystère dans la croyance
erronée que le mystère ajoute une touche d’érotisme à la relation,
alors que la plupart des hommes sont au contraire violemment
excités par une approche sexuelle directe. « Ce n’est pas bien
difficile, de faire jouir un homme… m’avait-elle dit, mi-figue
mi-raisin, lors de notre premier dîner dans le restaurant
tibétain ; en tout cas, moi, j’y suis toujours
parvenue. » Elle disait vrai. Elle disait vrai, aussi,
lorsqu’elle affirmait que le secret n’a rien de spécialement
extraordinaire ni d’étrange. « Il suffit, continua-t-elle en
soupirant, de se souvenir que les hommes ont des couilles. Que les
hommes aient une bite ça les femmes le savent, elles ne le savent
même que trop, depuis que les hommes sont réduits au statut d’objet
sexuel elles sont littéralement obsédées par leurs bites ;
mais lorsqu’elles font l’amour elles oublient, neuf fois sur dix,
que les couilles sont une zone sensible. Que ce soit pour une
masturbation, une pénétration ou une pipe, il faut, de temps en
temps, poser sa main sur les couilles de l’homme, soit pour un
effleurement, une caresse, soit pour une pression plus forte, tu
t’en rends compte suivant qu’elles sont plus ou moins dures. Voilà,
c’est tout. »
Il devait être cinq heures du matin et je venais
de jouir en elle et ça allait, ça allait vraiment bien, tout était
réconfortant et tendre et je sentais que j’étais en train d’entrer
dans une phase heureuse de ma vie, lorsque je remarquai, sans
raison précise, la décoration de la chambre – je me souviens qu’à
cet instant la clarté lunaire tombait sur une gravure de
rhinocéros, une gravure ancienne, du genre qu’on trouve dans les
encyclopédies animales du xixe siècle.
« Ça te plaît, chez moi ?
– Oui, tu as du goût.
– Ça te surprend que j’aie du goût alors
que je travaille pour un journal de merde ? »
Décidément, il allait être bien difficile de lui
dissimuler mes pensées. Cette constatation, curieusement, me
remplit d’une certaine joie ; je suppose que c’est un des
signes de l’amour authentique.
« Je suis bien payée… Tu sais, souvent, il
ne faut pas chercher plus loin.
– Combien ?
– Cinquante mille euros par mois.
– C’est beaucoup, oui ; mais en ce
moment je gagne plus.
– C’est normal. Tu es un gladiateur, tu es
au centre de l’arène. C’est normal que tu sois bien payé : tu
risques ta peau, tu peux tomber à chaque instant.
– Ah… »
Là, je n’étais pas tout à fait d’accord ;
je me souviens d’en avoir ressenti une nouvelle joie. C’est bien
d’être en accord parfait, de s’entendre sur tous les sujets, dans
un premier temps c’est même indispensable ; mais il est bien,
aussi, d’avoir des divergences minimes, ne serait-ce que pour
pouvoir les résorber ensuite par une discussion facile.
« Je suppose que tu as dû coucher avec pas
mal de filles qui venaient à tes spectacles… poursuivit-elle.
– Quelques-unes, oui. »
Pas tant que ça, en réalité : il y en avait
peut-être eu cinquante, cent au grand maximum ; mais je
m’abstins de préciser que la nuit que nous venions de vivre était
de très loin la meilleure ; je sentais qu’elle le savait. Pas
par forfanterie ni par vanité exagérée, juste par intuition, par
sens des rapports humains ; par une appréciation exacte,
aussi, de sa propre valeur érotique.
« Si les filles sont attirées sexuellement
par les types qui montent sur scène, poursuivit-elle, ce n’est pas
uniquement qu’elles recherchent la célébrité ; c’est aussi
qu’elles sentent qu’un individu qui monte sur scène risque sa peau,
parce que le public est un gros animal dangereux, et qu’il peut à
tout instant anéantir sa créature, la chasser, l’obliger à s’enfuir
sous la honte et les quolibets. La récompense qu’elles peuvent
offrir au type qui risque sa peau en montant sur scène, c’est leur
corps ; c’est exactement la même chose qu’avec un gladiateur,
ou un torero. Il serait stupide de s’imaginer que ces mécanismes
primitifs ont disparu : je les connais, je les utilise, je
gagne ma vie avec. Je connais exactement le pouvoir d’attraction
érotique du rugbyman, celui de la rock star, de l’acteur de théâtre
ou du coureur automobile : tout cela se distribue selon des
schémas très anciens, avec de petites variations de mode ou
d’époque. Un bon journal pour jeunes filles, c’est celui qui sait
anticiper – légèrement – les variations. »
Je réfléchis une bonne minute ; il fallait
que je lui fasse comprendre mon point de vue. C’était important, ou
pas – disons que j’en avais envie.
« Tu as entièrement raison… dis-je. Sauf
que, dans mon cas, je ne risque rien.
– Pourquoi ? » Elle s’était
redressée sur le lit, et me considérait avec surprise.
« Parce que, même s’il prenait au public
l’envie de me virer, il ne pourrait pas le faire ; il n’a
personne à mettre à ma place. Je suis, très exactement,
irremplaçable. »
Elle fronça les sourcils, me regarda ; le
jour était levé maintenant, je voyais ses mamelons bouger au rythme
de sa respiration. J’avais envie d’en prendre un dans ma bouche, de
téter et de ne plus penser à rien ; je me dis quand même qu’il
valait mieux la laisser réfléchir un peu. Ça ne lui prit pas plus
de trente secondes ; c’était vraiment une fille
intelligente.
« C’est vrai, dit-elle. Il y a chez toi une
franchise tout à fait anormale. Je ne sais pas si c’est un
événement particulier de ta vie, une conséquence de ton éducation
ou quoi ; mais il n’y a aucune chance que le phénomène se
reproduise dans la même génération. Effectivement, les gens ont
besoin de toi plus que tu n’as besoin d’eux – les gens de mon âge,
tout du moins. Dans quelques années, ça va changer. Tu connais le
journal où je travaille : ce que nous essayons de créer c’est
une humanité factice, frivole, qui ne sera plus jamais accessible
au sérieux ni à l’humour, qui vivra jusqu’à sa mort dans une quête
de plus en plus désespérée du fun et du
sexe ; une génération de kids
définitifs. Nous allons y parvenir, bien sûr ; et, dans ce
monde-là, tu n’auras plus ta place. Mais je suppose que ce n’est
pas trop grave, tu as dû avoir le temps de mettre de l’argent de
côté.
– Six millions d’euros. » J’avais
répondu machinalement, sans même y penser ; il y avait une
autre question qui me tarabustait, depuis quelques
minutes :
« Ton journal… En fait, je ne ressemble pas
du tout à ton public. Je suis cynique, amer, je ne peux intéresser
que des gens un peu enclins au doute, des gens qui commencent à
être dans une ambiance de fin de partie ; l’interview ne peut
pas rentrer dans ta ligne éditoriale.
– C’est vrai… » dit-elle calmement,
avec un calme qui me paraît rétrospectivement surprenant – elle
était si limpide et si franche, si peu douée pour le mensonge.
« Il n’y aura pas d’interview ; c’était juste un prétexte
pour te rencontrer. »
Elle me regardait droit dans les yeux, et
j’étais dans un tel état que ces seules paroles suffirent à me
faire bander. Je crois qu’elle fut émue par cette érection si
sentimentale, si humaine ; elle se rallongea près de moi, posa
sa tête au creux de mon épaule et entreprit de me branler. Elle
prit son temps, serrant mes couilles dans le creux de la paume,
variant l’amplitude et la vigueur des mouvements de ses doigts. Je
me détendis, m’abandonnant complètement à la caresse. Quelque chose
naissait entre nous, comme un état d’innocence, et j’avais
manifestement surestimé l’ampleur de mon cynisme. Elle habitait
dans le XVIe arrondissement, sur
les hauteurs de Passy ; au loin, un métro aérien traversait la
Seine. La journée s’installait, la rumeur de la circulation
devenait perceptible ; le sperme jaillit sur ses seins. Je la
pris dans mes bras.
« Isabelle… lui dis-je à l’oreille,
j’aimerais bien que tu me racontes comment tu es arrivée dans ce
journal.
– Ça fait à peine plus d’un an,
Lolita n’en est qu’à son
numéro 14. Je suis restée très longtemps à 20 Ans, j’ai occupé tous les postes ;
Germaine, la rédactrice en chef, se reposait entièrement sur moi. À
la fin, juste avant que le journal soit racheté, elle m’a nommée
rédactrice en chef adjointe ; c’était bien le moins, depuis
deux ans c’est moi qui faisais tout le travail à sa place. Ça ne
l’empêchait pas de me détester ; je me souviens du regard de
haine qu’elle m’a lancé quand elle m’a transmis l’invitation de
Lajoinie. Tu vois qui c’est, Lajoinie, ça te dit quelque
chose ?
– Un peu…
– Oui, il n’est pas tellement connu du
grand public. Il était actionnaire de 20 Ans, actionnaire minoritaire, mais c’est
lui qui avait poussé à la revente ; c’est un groupe italien
qui avait racheté. Germaine, évidemment, était virée ; les
Italiens étaient prêts à me garder, mais si Lajoinie m’invitait à
bruncher chez lui un dimanche matin c’est qu’il avait autre chose
pour moi ; Germaine le sentait, bien entendu, et c’est ça qui
la rendait folle de rage. Il habitait dans le Marais, tout près de
la place des Vosges. En arrivant, j’ai quand même eu un choc :
il y avait Karl Lagerfeld, Naomi Campbell, Tom Cruise, Jade Jagger,
Björk… Enfin, ce n’était pas exactement le genre de gens que
j’étais habituée à fréquenter.
– Ce n’est pas lui qui a créé ce magazine
pour pédés qui marche très fort ?
– Pas vraiment, au départ GQ n’était pas ciblé pédés, plutôt macho second degré : des bimbos, des bagnoles,
un peu d’actualité militaire ; c’est vrai qu’au bout de six
mois ils se sont aperçu qu’il y avait énormément de gays parmi les
acheteurs, mais c’était une surprise, je ne crois pas qu’ils aient
réussi à cerner exactement le phénomène. De toute façon il a
revendu peu de temps après, et c’est ça qui a énormément
impressionné la profession : il a revendu GQ au plus haut, alors qu’on pensait qu’il allait
encore monter, et il a lancé 21. Depuis
GQ a périclité, je crois qu’ils ont
perdu 40 % en diffusion nationale, et 21 est devenu le premier mensuel masculin – ils
viennent de dépasser Le Chasseur
français. Leur recette, à eux, est très simple :
strictement métrosexuel. La remise en forme, les soins de beauté,
les tendances. Pas un poil de culture, pas un gramme d’actu ;
pas d’humour. Bref, je me demandais vraiment ce qu’il allait me
proposer. Il m’a accueillie très gentiment, m’a présentée à tout le
monde, m’a fait asseoir en face de lui. “J’ai beaucoup d’estime
pour Germaine…” a-t-il commencé. J’ai essayé de ne pas
sursauter : personne ne pouvait
avoir d’estime pour Germaine ; cette vieille alcoolique
pouvait inspirer le mépris, la compassion, le dégoût, enfin
différentes choses, mais en aucun cas l’estime. Je devais
m’apercevoir plus tard que c’était sa méthode de gestion de
personnel : ne dire du mal de personne, en aucune
circonstance, jamais ; toujours au contraire couvrir les
autres d’éloges, aussi immérités soient-ils – sans évidemment
s’interdire de les virer le moment venu. J’étais quand même un peu
gênée, et je tentai de détourner la conversation sur 21.
« “Nous de-vons…” il parlait bizarrement,
en détachant les syllabes, un peu comme s’il s’exprimait dans une
langue étrangère, “mes confrères sont, c’est mon im-pres-sion,
beaucoup trop pré-oc-cup-pés par la presse a-mé-ri-caine. Nous
res-tons des Eu-rop-péens… Pour nous, la ré-fé-rence, c’est ce qui
se passe en An-gle-terre…”
« Bon, évidemment 21 était copié sur une référence anglaise, mais
GQ également ; ça n’expliquait pas
comment il avait senti qu’il fallait passer de l’un à l’autre. Y
avait-il eu des études en Angleterre, un glissement du
public ?
« “Pas à ma con-nais-sance… Vous êtes très
jolie…” poursuivit-il sans relation apparente. “Vous pourriez être
plus mé-dia-tique…”
« J’étais assise juste à côté de Karl
Lagerfeld, qui mangeait sans discontinuer : il se servait dans
le plat de saumon à pleines mains, trempait les morceaux dans la
sauce à la crème et à l’aneth, enfournait le tout. Tom Cruise lui
jetait de temps à autre des regards écœurés ; Björk par contre
semblait absolument fascinée – il faut dire qu’elle avait toujours
essayé de se la jouer poésie des sagas, énergie islandaise, etc.,
alors qu’elle était en fait conventionnelle et maniérée à
l’extrême : ça ne pouvait que l’intéresser de se trouver en
présence d’un sauvage authentique. J’ai soudain pris conscience
qu’il aurait suffi d’enlever au couturier sa chemise à jabot, sa
lavallière, son smoking à revers de satin, et de le recouvrir de
peaux de bêtes : il aurait été parfait dans le rôle d’un
Teuton des origines. Il attrapa une pomme de terre bouillie, la
recouvrit largement de caviar avant de s’adresser à moi : “Il
faut être médiatique, même un petit peu. Moi, par exemple, je suis
très médiatique. Je suis une grosse
patate médiatique…” Je crois qu’il venait d’abandonner son deuxième
régime, en tout cas il avait déjà écrit un livre sur le
premier.
« Quelqu’un a mis de la musique, il y a eu
un petit mouvement de foule, je crois que Naomi Campbell s’est mise
à danser. Je continuais à fixer Lajoinie, attendant sa proposition.
En désespoir de cause j’ai engagé la conversation avec Jade Jagger,
on a dû parler de Formentera ou quelque chose du genre, un sujet
facile, mais elle m’a fait bonne impression, c’était une fille
intelligente et sans manières ; Lajoinie avait les yeux
mi-clos, il semblait s’être assoupi, mais je crois maintenant qu’il
observait comment je me comportais avec les autres – ça aussi, ça
faisait partie de ses méthodes de gestion de personnel. À un moment
donné il a grommelé quelque chose mais je n’ai pas entendu, la
musique était trop forte ; puis il a jeté un bref regard agacé
sur sa gauche : dans un coin de la pièce, Karl Lagerfeld
s’était mis à marcher sur les mains ; Björk le regardait en
riant aux éclats. Puis le couturier est venu se rasseoir, m’a donné
une grande claque sur les épaules en hurlant : “Ça va ?
Ça va bien ?” avant d’avaler trois anguilles coup sur coup.
“C’est vous la plus belle femme ici ! Vous les écrasez
toutes !….” puis il a attrapé le plateau de fromages ; je
crois qu’il m’avait vraiment prise en affection. Lajoinie le
regardait dévorer le livarot avec incrédulité. “Tu es vraiment une
grosse patate, Karl…” fit-il dans un souffle ; puis il se
retourna vers moi et prononça : “Cinquante mille euros.” Et
c’est tout ; c’est tout ce qu’il a dit ce jour-là.
« Le lendemain je suis passée à son bureau,
il m’en a expliqué un peu plus. Le magazine devait s’appeler
Lolita. “Une question de décalage…”
dit-il. Je comprenais à peu près ce qu’il voulait dire :
20 Ans, par exemple, était surtout
acheté par des filles de quinze, seize ans qui voulaient paraître
affranchies sur tout, en particulier sur le sexe ; avec
Lolita, il voulait opérer le décalage
inverse. “Notre cible commence à dix ans… dit-il ; mais il n’y
a pas de limite supérieure.” Son pari, c’était que, de plus en
plus, les mères tendraient à copier leurs filles. Il y a évidemment
un certain ridicule pour une femme de trente ans à acheter un
magazine appelé Lolita ; mais pas
davantage qu’un top moulant, ou un mini-short. Son pari, c’était
que le sentiment du ridicule, qui avait été si vif chez les femmes,
en particulier chez les femmes françaises, allait peu à peu
disparaître au profit de la fascination pure pour une jeunesse sans
limites.
« Le moins qu’on puisse dire, c’est qu’il a
gagné son pari. L’âge moyen de nos lectrices est de vingt-huit ans
– et ça augmente un peu tous les mois. Pour les responsables de
pub, on est en train de devenir le féminin de
référence – je te le dis comme on me l’a dit, mais j’ai un
peu de mal à le croire. Je pilote, j’essaie de piloter, ou plutôt
je fais semblant de piloter, mais au fond je n’y comprends plus
rien. Je suis une bonne professionnelle, c’est vrai, je t’ai dit
que j’étais un peu psycho-rigide, ça vient de là : il n’y a
jamais de coquilles dans le journal, les photos sont bien cadrées,
on sort toujours à la date prévue ; mais le contenu… C’est
normal que les gens aient peur de vieillir, surtout les femmes, ça
a toujours été comme ça, mais là… Ça dépasse tout ce qu’on peut
imaginer ; je crois qu’elles sont devenues complètement
folles. »