Daniel1,2
« Quand on voit le succès des dimanches sans voiture, la promenade le long des quais, on imagine très bien la suite… »
Gérard – chauffeur de taxi
Il m’est à peu près impossible aujourd’hui de me souvenir pourquoi j’ai épousé ma première femme ; si je la croisais dans la rue, je ne pense même pas que je parviendrais à la reconnaître. On oublie certaines choses, on les oublie réellement ; c’est bien à tort qu’on suppose que toutes choses se conservent dans le sanctuaire de la mémoire ; certains événements, et même la plupart, sont bel et bien effacés, il n’en demeure aucune trace, et c’est tout à fait comme s’ils n’avaient jamais été. Pour en revenir à ma femme, enfin à ma première femme, nous avons sans doute vécu ensemble deux ou trois ans ; lorsqu’elle est tombée enceinte, je l’ai plaquée presque aussitôt. Je n’avais aucun succès à l’époque, elle n’a obtenu qu’une pension alimentaire minable.
Le jour du suicide de mon fils, je me suis fait des œufs à la tomate. Un chien vivant vaut mieux qu’un lion mort, estime justement l’Ecclésiaste. Je n’avais jamais aimé cet enfant : il était aussi bête que sa mère, et aussi méchant que son père. Sa disparition était loin d’être une catastrophe ; des êtres humains de ce genre, on peut s’en passer.

Après mon premier spectacle il s’est écoulé dix ans, ponctués d’aventures épisodiques et peu satisfaisantes, avant que je ne rencontre Isabelle. J’avais alors trente-neuf ans, et elle trente-sept ; mon succès public était très vif. Lorsque je gagnai mon premier million d’euros (je veux dire lorsque je l’eus réellement gagné, impôts déduits, et mis à l’abri dans un placement sûr), je compris que je n’étais pas un personnage balzacien. Un personnage balzacien venant de gagner son premier million d’euros songerait dans la plupart des cas aux moyens de s’approcher du second – à l’exception de ceux, peu nombreux, qui commenceront à rêver du moment où ils pourront compter en dizaines. Pour ma part je me demandai surtout si je pouvais arrêter ma carrière – avant de conclure que non.
Lors des premières phases de mon ascension vers la gloire et la fortune, j’avais occasionnellement goûté aux joies de la consommation, par lesquelles notre époque se montre si supérieure à celles qui l’ont précédée. On pouvait ergoter à l’infini pour savoir si les hommes étaient ou non plus heureux dans les siècles passés ; on pouvait commenter la disparition des cultes, la difficulté du sentiment amoureux, discuter leurs inconvénients, leurs avantages ; évoquer l’apparition de la démocratie, la perte du sens du sacré, l’effritement du lien social. Je ne m’en étais d’ailleurs pas privé, dans bien des sketches, quoique sur un mode humoristique. On pouvait même remettre en cause le progrès scientifique et technologique, avoir l’impression par exemple que l’amélioration des techniques médicales se payait par un contrôle social accru et une diminution globale de la joie de vivre. Reste que, sur le plan de la consommation, la précellence du xxe siècle était indiscutable : rien, dans aucune autre civilisation, à aucune autre époque, ne pouvait se comparer à la perfection mobile d’un centre commercial contemporain fonctionnant à plein régime. J’avais ainsi consommé, avec joie, des chaussures principalement ; puis peu à peu je m’étais lassé, et j’avais compris que ma vie, sans ce soutien quotidien de plaisirs à la fois élémentaires et renouvelés, allait cesser d’être simple.
À l’époque où je rencontrai Isabelle, je devais en être à six millions d’euros. Un personnage balzacien, à ce stade, achète un appartement somptueux, qu’il emplit d’objets d’art, et se ruine pour une danseuse. J’habitais un trois pièces banal, dans le XIVe arrondissement, et je n’avais jamais couché avec une top model – je n’en avais même jamais éprouvé l’envie. Il me semblait juste, une fois, avoir copulé avec un mannequin intermédiaire ; je n’en gardais pas un souvenir impérissable. La fille était bien, plutôt de gros seins, mais enfin pas plus que beaucoup d’autres ; j’étais, à tout prendre, moins surfait qu’elle.

L’entretien eut lieu dans ma loge, après un spectacle qu’il faut bien qualifier de triomphal. Isabelle était alors rédactrice en chef de Lolita, après avoir longtemps travaillé pour 20 Ans. Je n’étais pas très chaud pour cette interview au départ ; en feuilletant le magazine, j’avais quand même été surpris par l’incroyable niveau de pétasserie qu’avaient atteint les publications pour jeunes filles : les tee-shirts taille dix ans, les shorts blancs moulants, les strings dépassant de tous les côtés, l’utilisation raisonnée des Chupa-Chups… tout y était. « Oui, mais ils ont un positionnement bizarre… » avait insisté l’attachée de presse. « Et puis, le fait que la rédactrice en chef se déplace elle-même, je crois que c’est un signe… »
Il y a paraît-il des gens qui ne croient pas au coup de foudre ; sans donner à l’expression son sens littéral il est évident que l’attraction mutuelle est, dans tous les cas, très rapide ; dès les premières minutes de ma rencontre avec Isabelle j’ai su que nous allions avoir une histoire ensemble, et que ce serait une histoire longue ; j’ai su qu’elle en avait elle-même conscience. Après quelques questions de démarrage sur le trac, mes méthodes de préparation, etc., elle se tut. Je feuilletai à nouveau le magazine.
« C’est pas vraiment des Lolitas… observai-je finalement. Elles ont seize, dix-sept ans.
– Oui, convint-elle ; Nabokov s’est trompé de cinq ans. Ce qui plaît à la plupart des hommes ce n’est pas le moment qui précède la puberté, c’est celui qui la suit immédiatement. De toute façon, ce n’était pas un très bon écrivain. »
Moi non plus je n’avais jamais supporté ce pseudopoète médiocre et maniéré, ce malhabile imitateur de Joyce qui n’avait même pas eu la chance de disposer de l’élan qui, chez l’Irlandais insane, permet parfois de passer sur l’accumulation de lourdeurs. Une pâte feuilletée ratée, voilà à quoi m’avait toujours fait penser le style de Nabokov.
« Mais justement, poursuivit-elle, si un livre aussi mal écrit, handicapé de surcroît par une erreur grossière concernant l’âge de l’héroïne, parvient malgré tout à être un très bon livre, jusqu’à constituer un mythe durable, et à passer dans le langage courant, c’est que l’auteur est tombé sur quelque chose d’essentiel. »
Si nous étions d’accord sur tout, l’interview risquait d’être assez plate. « On pourrait continuer en dînant… proposa-t-elle. Je connais un restaurant tibétain rue des Abbesses. »

Naturellement, comme dans toutes les histoires sérieuses, nous avons couché ensemble dès la première nuit. Au moment de se déshabiller elle eut un petit moment de gêne, puis de fierté : son corps était incroyablement ferme et souple. C’est bien plus tard que je devais apprendre qu’elle avait trente-sept ans ; sur le moment je lui en donnai, tout au plus, trente.
« Comment est-ce que tu fais pour t’entretenir ? lui demandai-je.
– La danse classique.
– Pas de stretching, d’aérobic, rien de ce genre ?
– Non, tout ça c’est des conneries ; tu peux me croire sur parole, ça fait dix ans que je bosse dans les magazines féminins. Le seul truc qui marche vraiment, c’est la danse classique. Seulement c’est dur, il faut une vraie discipline ; mais ça me convient, je suis plutôt psychorigide.
– Toi, psychorigide ?
– Oui, oui… Tu verras. »

Ce qui me frappe avec le recul, lorsque je repense à Isabelle, c’est l’incroyable franchise de nos rapports, dès les premiers moments, y compris sur des sujets où les femmes préfèrent d’ordinaire conserver un certain mystère dans la croyance erronée que le mystère ajoute une touche d’érotisme à la relation, alors que la plupart des hommes sont au contraire violemment excités par une approche sexuelle directe. « Ce n’est pas bien difficile, de faire jouir un homme… m’avait-elle dit, mi-figue mi-raisin, lors de notre premier dîner dans le restaurant tibétain ; en tout cas, moi, j’y suis toujours parvenue. » Elle disait vrai. Elle disait vrai, aussi, lorsqu’elle affirmait que le secret n’a rien de spécialement extraordinaire ni d’étrange. « Il suffit, continua-t-elle en soupirant, de se souvenir que les hommes ont des couilles. Que les hommes aient une bite ça les femmes le savent, elles ne le savent même que trop, depuis que les hommes sont réduits au statut d’objet sexuel elles sont littéralement obsédées par leurs bites ; mais lorsqu’elles font l’amour elles oublient, neuf fois sur dix, que les couilles sont une zone sensible. Que ce soit pour une masturbation, une pénétration ou une pipe, il faut, de temps en temps, poser sa main sur les couilles de l’homme, soit pour un effleurement, une caresse, soit pour une pression plus forte, tu t’en rends compte suivant qu’elles sont plus ou moins dures. Voilà, c’est tout. »
Il devait être cinq heures du matin et je venais de jouir en elle et ça allait, ça allait vraiment bien, tout était réconfortant et tendre et je sentais que j’étais en train d’entrer dans une phase heureuse de ma vie, lorsque je remarquai, sans raison précise, la décoration de la chambre – je me souviens qu’à cet instant la clarté lunaire tombait sur une gravure de rhinocéros, une gravure ancienne, du genre qu’on trouve dans les encyclopédies animales du xixe siècle.
« Ça te plaît, chez moi ?
– Oui, tu as du goût.
– Ça te surprend que j’aie du goût alors que je travaille pour un journal de merde ? »
Décidément, il allait être bien difficile de lui dissimuler mes pensées. Cette constatation, curieusement, me remplit d’une certaine joie ; je suppose que c’est un des signes de l’amour authentique.
« Je suis bien payée… Tu sais, souvent, il ne faut pas chercher plus loin.
– Combien ?
– Cinquante mille euros par mois.
– C’est beaucoup, oui ; mais en ce moment je gagne plus.
– C’est normal. Tu es un gladiateur, tu es au centre de l’arène. C’est normal que tu sois bien payé : tu risques ta peau, tu peux tomber à chaque instant.
– Ah… »
Là, je n’étais pas tout à fait d’accord ; je me souviens d’en avoir ressenti une nouvelle joie. C’est bien d’être en accord parfait, de s’entendre sur tous les sujets, dans un premier temps c’est même indispensable ; mais il est bien, aussi, d’avoir des divergences minimes, ne serait-ce que pour pouvoir les résorber ensuite par une discussion facile.
« Je suppose que tu as dû coucher avec pas mal de filles qui venaient à tes spectacles… poursuivit-elle.
– Quelques-unes, oui. »
Pas tant que ça, en réalité : il y en avait peut-être eu cinquante, cent au grand maximum ; mais je m’abstins de préciser que la nuit que nous venions de vivre était de très loin la meilleure ; je sentais qu’elle le savait. Pas par forfanterie ni par vanité exagérée, juste par intuition, par sens des rapports humains ; par une appréciation exacte, aussi, de sa propre valeur érotique.
« Si les filles sont attirées sexuellement par les types qui montent sur scène, poursuivit-elle, ce n’est pas uniquement qu’elles recherchent la célébrité ; c’est aussi qu’elles sentent qu’un individu qui monte sur scène risque sa peau, parce que le public est un gros animal dangereux, et qu’il peut à tout instant anéantir sa créature, la chasser, l’obliger à s’enfuir sous la honte et les quolibets. La récompense qu’elles peuvent offrir au type qui risque sa peau en montant sur scène, c’est leur corps ; c’est exactement la même chose qu’avec un gladiateur, ou un torero. Il serait stupide de s’imaginer que ces mécanismes primitifs ont disparu : je les connais, je les utilise, je gagne ma vie avec. Je connais exactement le pouvoir d’attraction érotique du rugbyman, celui de la rock star, de l’acteur de théâtre ou du coureur automobile : tout cela se distribue selon des schémas très anciens, avec de petites variations de mode ou d’époque. Un bon journal pour jeunes filles, c’est celui qui sait anticiper – légèrement – les variations. »
Je réfléchis une bonne minute ; il fallait que je lui fasse comprendre mon point de vue. C’était important, ou pas – disons que j’en avais envie.
« Tu as entièrement raison… dis-je. Sauf que, dans mon cas, je ne risque rien.
– Pourquoi ? » Elle s’était redressée sur le lit, et me considérait avec surprise.
« Parce que, même s’il prenait au public l’envie de me virer, il ne pourrait pas le faire ; il n’a personne à mettre à ma place. Je suis, très exactement, irremplaçable. »
Elle fronça les sourcils, me regarda ; le jour était levé maintenant, je voyais ses mamelons bouger au rythme de sa respiration. J’avais envie d’en prendre un dans ma bouche, de téter et de ne plus penser à rien ; je me dis quand même qu’il valait mieux la laisser réfléchir un peu. Ça ne lui prit pas plus de trente secondes ; c’était vraiment une fille intelligente.
« C’est vrai, dit-elle. Il y a chez toi une franchise tout à fait anormale. Je ne sais pas si c’est un événement particulier de ta vie, une conséquence de ton éducation ou quoi ; mais il n’y a aucune chance que le phénomène se reproduise dans la même génération. Effectivement, les gens ont besoin de toi plus que tu n’as besoin d’eux – les gens de mon âge, tout du moins. Dans quelques années, ça va changer. Tu connais le journal où je travaille : ce que nous essayons de créer c’est une humanité factice, frivole, qui ne sera plus jamais accessible au sérieux ni à l’humour, qui vivra jusqu’à sa mort dans une quête de plus en plus désespérée du fun et du sexe ; une génération de kids définitifs. Nous allons y parvenir, bien sûr ; et, dans ce monde-là, tu n’auras plus ta place. Mais je suppose que ce n’est pas trop grave, tu as dû avoir le temps de mettre de l’argent de côté.
– Six millions d’euros. » J’avais répondu machinalement, sans même y penser ; il y avait une autre question qui me tarabustait, depuis quelques minutes :
« Ton journal… En fait, je ne ressemble pas du tout à ton public. Je suis cynique, amer, je ne peux intéresser que des gens un peu enclins au doute, des gens qui commencent à être dans une ambiance de fin de partie ; l’interview ne peut pas rentrer dans ta ligne éditoriale.
– C’est vrai… » dit-elle calmement, avec un calme qui me paraît rétrospectivement surprenant – elle était si limpide et si franche, si peu douée pour le mensonge. « Il n’y aura pas d’interview ; c’était juste un prétexte pour te rencontrer. »
Elle me regardait droit dans les yeux, et j’étais dans un tel état que ces seules paroles suffirent à me faire bander. Je crois qu’elle fut émue par cette érection si sentimentale, si humaine ; elle se rallongea près de moi, posa sa tête au creux de mon épaule et entreprit de me branler. Elle prit son temps, serrant mes couilles dans le creux de la paume, variant l’amplitude et la vigueur des mouvements de ses doigts. Je me détendis, m’abandonnant complètement à la caresse. Quelque chose naissait entre nous, comme un état d’innocence, et j’avais manifestement surestimé l’ampleur de mon cynisme. Elle habitait dans le XVIe arrondissement, sur les hauteurs de Passy ; au loin, un métro aérien traversait la Seine. La journée s’installait, la rumeur de la circulation devenait perceptible ; le sperme jaillit sur ses seins. Je la pris dans mes bras.
« Isabelle… lui dis-je à l’oreille, j’aimerais bien que tu me racontes comment tu es arrivée dans ce journal.
– Ça fait à peine plus d’un an, Lolita n’en est qu’à son numéro 14. Je suis restée très longtemps à 20 Ans, j’ai occupé tous les postes ; Germaine, la rédactrice en chef, se reposait entièrement sur moi. À la fin, juste avant que le journal soit racheté, elle m’a nommée rédactrice en chef adjointe ; c’était bien le moins, depuis deux ans c’est moi qui faisais tout le travail à sa place. Ça ne l’empêchait pas de me détester ; je me souviens du regard de haine qu’elle m’a lancé quand elle m’a transmis l’invitation de Lajoinie. Tu vois qui c’est, Lajoinie, ça te dit quelque chose ?
– Un peu…
– Oui, il n’est pas tellement connu du grand public. Il était actionnaire de 20 Ans, actionnaire minoritaire, mais c’est lui qui avait poussé à la revente ; c’est un groupe italien qui avait racheté. Germaine, évidemment, était virée ; les Italiens étaient prêts à me garder, mais si Lajoinie m’invitait à bruncher chez lui un dimanche matin c’est qu’il avait autre chose pour moi ; Germaine le sentait, bien entendu, et c’est ça qui la rendait folle de rage. Il habitait dans le Marais, tout près de la place des Vosges. En arrivant, j’ai quand même eu un choc : il y avait Karl Lagerfeld, Naomi Campbell, Tom Cruise, Jade Jagger, Björk… Enfin, ce n’était pas exactement le genre de gens que j’étais habituée à fréquenter.
– Ce n’est pas lui qui a créé ce magazine pour pédés qui marche très fort ?
– Pas vraiment, au départ GQ n’était pas ciblé pédés, plutôt macho second degré : des bimbos, des bagnoles, un peu d’actualité militaire ; c’est vrai qu’au bout de six mois ils se sont aperçu qu’il y avait énormément de gays parmi les acheteurs, mais c’était une surprise, je ne crois pas qu’ils aient réussi à cerner exactement le phénomène. De toute façon il a revendu peu de temps après, et c’est ça qui a énormément impressionné la profession : il a revendu GQ au plus haut, alors qu’on pensait qu’il allait encore monter, et il a lancé 21. Depuis GQ a périclité, je crois qu’ils ont perdu 40 % en diffusion nationale, et 21 est devenu le premier mensuel masculin – ils viennent de dépasser Le Chasseur français. Leur recette, à eux, est très simple : strictement métrosexuel. La remise en forme, les soins de beauté, les tendances. Pas un poil de culture, pas un gramme d’actu ; pas d’humour. Bref, je me demandais vraiment ce qu’il allait me proposer. Il m’a accueillie très gentiment, m’a présentée à tout le monde, m’a fait asseoir en face de lui. “J’ai beaucoup d’estime pour Germaine…” a-t-il commencé. J’ai essayé de ne pas sursauter : personne ne pouvait avoir d’estime pour Germaine ; cette vieille alcoolique pouvait inspirer le mépris, la compassion, le dégoût, enfin différentes choses, mais en aucun cas l’estime. Je devais m’apercevoir plus tard que c’était sa méthode de gestion de personnel : ne dire du mal de personne, en aucune circonstance, jamais ; toujours au contraire couvrir les autres d’éloges, aussi immérités soient-ils – sans évidemment s’interdire de les virer le moment venu. J’étais quand même un peu gênée, et je tentai de détourner la conversation sur 21.
« “Nous de-vons…” il parlait bizarrement, en détachant les syllabes, un peu comme s’il s’exprimait dans une langue étrangère, “mes confrères sont, c’est mon im-pres-sion, beaucoup trop pré-oc-cup-pés par la presse a-mé-ri-caine. Nous res-tons des Eu-rop-péens… Pour nous, la ré-fé-rence, c’est ce qui se passe en An-gle-terre…”
« Bon, évidemment 21 était copié sur une référence anglaise, mais GQ également ; ça n’expliquait pas comment il avait senti qu’il fallait passer de l’un à l’autre. Y avait-il eu des études en Angleterre, un glissement du public ?
« “Pas à ma con-nais-sance… Vous êtes très jolie…” poursuivit-il sans relation apparente. “Vous pourriez être plus mé-dia-tique…”
« J’étais assise juste à côté de Karl Lagerfeld, qui mangeait sans discontinuer : il se servait dans le plat de saumon à pleines mains, trempait les morceaux dans la sauce à la crème et à l’aneth, enfournait le tout. Tom Cruise lui jetait de temps à autre des regards écœurés ; Björk par contre semblait absolument fascinée – il faut dire qu’elle avait toujours essayé de se la jouer poésie des sagas, énergie islandaise, etc., alors qu’elle était en fait conventionnelle et maniérée à l’extrême : ça ne pouvait que l’intéresser de se trouver en présence d’un sauvage authentique. J’ai soudain pris conscience qu’il aurait suffi d’enlever au couturier sa chemise à jabot, sa lavallière, son smoking à revers de satin, et de le recouvrir de peaux de bêtes : il aurait été parfait dans le rôle d’un Teuton des origines. Il attrapa une pomme de terre bouillie, la recouvrit largement de caviar avant de s’adresser à moi : “Il faut être médiatique, même un petit peu. Moi, par exemple, je suis très médiatique. Je suis une grosse patate médiatique…” Je crois qu’il venait d’abandonner son deuxième régime, en tout cas il avait déjà écrit un livre sur le premier.
« Quelqu’un a mis de la musique, il y a eu un petit mouvement de foule, je crois que Naomi Campbell s’est mise à danser. Je continuais à fixer Lajoinie, attendant sa proposition. En désespoir de cause j’ai engagé la conversation avec Jade Jagger, on a dû parler de Formentera ou quelque chose du genre, un sujet facile, mais elle m’a fait bonne impression, c’était une fille intelligente et sans manières ; Lajoinie avait les yeux mi-clos, il semblait s’être assoupi, mais je crois maintenant qu’il observait comment je me comportais avec les autres – ça aussi, ça faisait partie de ses méthodes de gestion de personnel. À un moment donné il a grommelé quelque chose mais je n’ai pas entendu, la musique était trop forte ; puis il a jeté un bref regard agacé sur sa gauche : dans un coin de la pièce, Karl Lagerfeld s’était mis à marcher sur les mains ; Björk le regardait en riant aux éclats. Puis le couturier est venu se rasseoir, m’a donné une grande claque sur les épaules en hurlant : “Ça va ? Ça va bien ?” avant d’avaler trois anguilles coup sur coup. “C’est vous la plus belle femme ici ! Vous les écrasez toutes !….” puis il a attrapé le plateau de fromages ; je crois qu’il m’avait vraiment prise en affection. Lajoinie le regardait dévorer le livarot avec incrédulité. “Tu es vraiment une grosse patate, Karl…” fit-il dans un souffle ; puis il se retourna vers moi et prononça : “Cinquante mille euros.” Et c’est tout ; c’est tout ce qu’il a dit ce jour-là.
« Le lendemain je suis passée à son bureau, il m’en a expliqué un peu plus. Le magazine devait s’appeler Lolita. “Une question de décalage…” dit-il. Je comprenais à peu près ce qu’il voulait dire : 20 Ans, par exemple, était surtout acheté par des filles de quinze, seize ans qui voulaient paraître affranchies sur tout, en particulier sur le sexe ; avec Lolita, il voulait opérer le décalage inverse. “Notre cible commence à dix ans… dit-il ; mais il n’y a pas de limite supérieure.” Son pari, c’était que, de plus en plus, les mères tendraient à copier leurs filles. Il y a évidemment un certain ridicule pour une femme de trente ans à acheter un magazine appelé Lolita ; mais pas davantage qu’un top moulant, ou un mini-short. Son pari, c’était que le sentiment du ridicule, qui avait été si vif chez les femmes, en particulier chez les femmes françaises, allait peu à peu disparaître au profit de la fascination pure pour une jeunesse sans limites.
« Le moins qu’on puisse dire, c’est qu’il a gagné son pari. L’âge moyen de nos lectrices est de vingt-huit ans – et ça augmente un peu tous les mois. Pour les responsables de pub, on est en train de devenir le féminin de référence – je te le dis comme on me l’a dit, mais j’ai un peu de mal à le croire. Je pilote, j’essaie de piloter, ou plutôt je fais semblant de piloter, mais au fond je n’y comprends plus rien. Je suis une bonne professionnelle, c’est vrai, je t’ai dit que j’étais un peu psycho-rigide, ça vient de là : il n’y a jamais de coquilles dans le journal, les photos sont bien cadrées, on sort toujours à la date prévue ; mais le contenu… C’est normal que les gens aient peur de vieillir, surtout les femmes, ça a toujours été comme ça, mais là… Ça dépasse tout ce qu’on peut imaginer ; je crois qu’elles sont devenues complètement folles. »
La possibilité d'une île
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