Daniel24,4
Ce passage de la narration de Daniel1 est sans
doute, pour nous, l’un des plus difficiles à comprendre. Les
cassettes vidéo auxquelles il fait allusion ont été retranscrites,
et annexées à son récit de vie. Il m’est arrivé de consulter ces
documents. Étant génétiquement issu de Daniel1 j’ai bien entendu
les mêmes traits, le même visage ; la plupart de nos mimiques,
même, sont semblables (quoique les miennes, vivant dans un
environnement non social, soient naturellement plus
limitées) ; mais cette subite distorsion expressive,
accompagnée de gloussements caractéristiques, qu’il appelait le
rire, il m’est impossible de
l’imiter ; il m’est même impossible d’en imaginer le
mécanisme.
Les notes de mes prédécesseurs, de Daniel2 à
Daniel23, témoignent en gros de la même incompréhension. Daniel2 et
Daniel3 s’affirment encore capables de reproduire le phénomène,
sous l’influence de certaines liqueurs ; mais pour Daniel4,
déjà, il s’agit d’une réalité inaccessible. Plusieurs travaux ont
été produits sur la disparition du rire chez les néo-humains ;
tous s’accordent à reconnaître qu’elle fut rapide.
Une évolution analogue, quoique plus lente, a pu
être observée pour les larmes, autre
trait caractéristique de l’espèce humaine. Daniel9 signale avoir
pleuré, en une occasion bien précise (la mort accidentelle de son
chien Fox, électrocuté par la barrière de protection) ; à
partir de Daniel10, il n’en est plus fait mention. De même que le
rire est justement considéré par Daniel1 comme symptomatique de la
cruauté humaine, les larmes semblent dans cette espèce associées à
la compassion. On ne pleure jamais uniquement sur soi-même, note
quelque part un auteur humain anonyme. Ces deux sentiments, la
cruauté et la compassion, n’ont évidemment plus grand sens dans les
conditions d’absolue solitude où se déroulent nos vies. Certains de
mes prédécesseurs, comme Daniel13, manifestent dans leur
commentaire une étrange nostalgie de cette double perte ; puis
cette nostalgie disparaît pour laisser place à une curiosité de
plus en plus épisodique ; on peut aujourd’hui, tous mes
contacts sur le réseau en témoignent, la considérer comme
pratiquement éteinte.