Daniel1,27
De retour à San José je continuai, c’est à peu près tout ce qu’on peut en
dire. Les choses en somme se passaient plutôt bien, pour un
suicide, et c’est avec une facilité surprenante que j’achevai,
durant les mois de juillet et d’août, la narration d’événements qui
étaient pourtant les plus significatifs et les plus atroces de ma
vie. J’étais un auteur débutant dans le domaine de
l’autobiographie, à vrai dire je n’étais même pas un auteur du
tout, c’est sans doute ce qui explique que je ne me sois jamais
rendu compte, au cours de ces journées, que c’était le simple fait
d’écrire, en me donnant l’illusion d’un contrôle sur les
événements, qui m’empêchait de sombrer dans des états justifiables
de ce que les psychiatres, dans leur jargon charmant, appellent des
traitements lourds. Il est surprenant
que je ne me sois pas rendu compte que je marchais au bord d’un
précipice ; et cela d’autant plus que mes rêves auraient dû
m’alerter. Esther y revenait de plus en plus souvent, de plus en
plus aimable et coquine, et ils
prenaient un tour naïvement pornographique, un tour d’authentiques
rêves de famine qui n’annonçait rien de
bon. Il me fallait bien sortir, de temps en temps, pour racheter de
la bière et des biscottes, en général je revenais par la plage,
évidemment je croisais des jeunes filles nues, et même en très
grand nombre : elles se retrouvaient la nuit même au centre
d’orgies d’un pathétique irréalisme dont j’étais le héros, et
Esther l’organisatrice ; je songeais, de plus en plus souvent,
aux pollutions nocturnes des
vieillards, qui font le désespoir des aides-soignantes – tout en me
répétant que je n’en arriverais pas là, que j’accomplirais à temps
le geste fatal, qu’il y avait quand même en moi une certaine
dignité (ce dont rien pourtant, dans ma
vie, ne donnait jusqu’à présent l’exemple). Il n’était peut-être au
fond nullement certain que je me suicide, je ferais peut-être
partie de ceux qui font chier jusqu’au
bout, d’autant plus qu’ayant suffisamment de pognon je pouvais
faire chier un nombre de gens considérable. Je haïssais l’humanité,
c’est certain, je l’avais haïe dès le début, et le malheur rendant
mauvais je la haïssais aujourd’hui encore bien davantage. En même
temps j’étais devenu un pur toutou, qu’un simple morceau de sucre
aurait suffi à apaiser (je ne pensais même pas spécialement au
corps d’Esther, n’importe quoi aurait convenu : des seins, une
touffe) ; mais personne ne me le tendrait, ce morceau de
sucre, et j’étais bien parti pour terminer ma vie comme je l’avais
commencée : dans la déréliction et dans la rage, dans un état
de panique haineuse encore exacerbé par la chaleur de l’été. C’est
par l’effet d’une ancienne appartenance animale que les gens ont
tant de conversations au sujet de la météorologie et du climat, par
l’effet d’un souvenir primitif, inscrit dans les organes des sens,
et relié aux conditions de survie à l’époque préhistorique. Ces
dialogues balisés, convenus, sont cependant toujours le signe d’un
enjeu réel : alors même que nous vivons en appartement, dans
des conditions de stabilité thermique garanties par une technologie
fiable et bien rodée, il nous reste impossible de nous défaire de
cet atavisme animal ; c’est ainsi que la pleine conscience de
notre ignominie et de notre malheur, de leur caractère entier et
définitif, ne peut par contraste se manifester que dans des
conditions climatiques suffisamment favorables.
Peu à peu, le temps de la narration rejoignit le
temps de ma vie effective ; le 17 août, par une chaleur
atroce, je mis en forme mes souvenirs de la party d’anniversaire de Madrid – qui s’était
déroulée un an auparavant, jour pour jour. Je passai rapidement sur
mon dernier séjour à Paris, sur la mort d’Isabelle : tout cela
me semblait déjà inscrit dans les pages précédentes, c’était de
l’ordre de la conséquence, du sort commun de l’humanité, et je
souhaitais au contraire faire œuvre de pionnier, apporter quelque
chose de surprenant et de neuf.
Le mensonge m’apparaissait à présent dans toute
son étendue : il s’appliquait à tous les aspects de
l’existence humaine, et son usage était universel ; les
philosophes sans exception l’avaient entériné, ainsi que la
quasi-totalité des littérateurs ; il était probablement
nécessaire à la survie de l’espèce, et Vincent avait raison :
mon récit de vie, une fois diffusé et commenté, allait mettre fin à
l’humanité telle que nous la connaissions. Mon commanditaire, pour parler en termes mafieux (et il
s’agissait bel et bien d’un crime, et même, en termes propres, d’un
crime contre l’humanité) pouvait être
satisfait. L’homme allait bifurquer ; il allait se
convertir.
Avant de mettre le point final à mon récit je
repensai pour la dernière fois à Vincent, le véritable inspirateur
de ce livre, et le seul être humain qui m’ait jamais inspiré ce
sentiment si étranger à ma nature : l’admiration. C’est à
juste titre que Vincent avait discerné en moi les capacités d’un
espion et d’un traître. Des espions, des traîtres, dans l’histoire
humaine, il y en avait déjà eu (pas tant que ça d’ailleurs, juste
quelques-uns, à intervalles espacés, c’était plutôt remarquable
dans l’ensemble de constater à quel point les hommes s’étaient
comportés en braves bêtes, avec la
bonne volonté du bœuf grimpant joyeusement dans le camion qui
l’emmène à l’abattoir) ; mais j’étais sans doute le premier à
vivre à une époque où les conditions technologiques pouvaient
donner à ma trahison tout son impact. Je ne ferais d’ailleurs
qu’accélérer, en la conceptualisant, une évolution historique
inéluctable. De plus en plus les hommes allaient vouloir vivre dans
la liberté, dans l’irresponsabilité, dans la quête éperdue de la
jouissance ; ils allaient vouloir vivre comme vivaient déjà,
au milieu d’eux, les kids, et lorsque
l’âge ferait décidément sentir son poids, lorsqu’il leur serait
devenu impossible de soutenir la lutte, ils mettraient fin ;
mais ils auraient entre-temps adhéré à l’Église élohimite, leur
code génétique aurait été sauvegardé, et ils mourraient dans
l’espoir d’une continuation indéfinie de cette même existence vouée
aux plaisirs. Tel était le sens du mouvement historique, telle
était sa direction à long terme, qui ne se limiterait pas à
l’Occident, l’Occident se contentait de défricher, de tracer la
route, comme il le faisait depuis la fin du Moyen Âge.
Alors disparaîtrait l’espèce, sous sa forme
actuelle ; alors apparaîtrait quelque chose de différent, dont
on ne pouvait encore dire le nom, qui serait peut-être pire,
peut-être meilleur, mais qui serait plus limité dans ses ambitions,
et qui serait de toute façon plus calme, l’importance de
l’impatience et de la frénésie ne devait pas être sous-estimée dans
l’histoire humaine. Peut-être ce grossier imbécile de Hegel
avait-il vu juste, au bout du compte, peut-être étais-je une
ruse de la raison. Il était peu
vraisemblable que l’espèce appelée à nous succéder soit, au même
degré, une espèce sociale ; depuis
mon enfance l’idée qui concluait toutes les discussions, qui
mettait fin à toutes les divergences, l’idée autour de laquelle
j’avais le plus souvent vu se dégager un consensus absolu,
tranquille, sans histoires, pouvait à
peu près se résumer ainsi : « Au fond on naît seul, on
vit seul et on meurt seul. » Accessible aux esprits les plus
sommaires, cette phrase était également la conclusion des penseurs
les plus déliés ; elle provoquait en toutes circonstances une
approbation unanime, et il semblait à chacun, ces mots sitôt
prononcés, qu’il n’avait jamais rien entendu d’aussi beau, d’aussi
profond ni d’aussi juste – ceci quels que soient l’âge, le sexe, la
position sociale des interlocuteurs. C’était déjà frappant pour ma
génération, et ça l’était encore bien davantage pour celle
d’Esther. De telles dispositions d’esprit ne peuvent guère, à long
terme, favoriser une sociabilité riche. La sociabilité avait fait
son temps, elle avait joué son rôle historique ; elle avait
été indispensable dans les premiers temps de l’apparition de
l’intelligence humaine, mais elle n’était plus aujourd’hui qu’un
vestige inutile et encombrant. Il en allait de même de la
sexualité, depuis la généralisation de la procréation artificielle.
« Se masturber, c’est faire l’amour avec quelqu’un qu’on aime
vraiment » : la phrase était attribuée à différentes
personnalités, allant de Keith Richards à Jacques Lacan ; elle
était de toute façon, à l’époque où elle fut prononcée,
en avance sur son temps, et ne pouvait
par conséquent avoir de réel impact. Les relations sexuelles
allaient d’ailleurs certainement se maintenir quelque temps comme
support publicitaire et principe de différenciation narcissique,
tout en étant de plus en plus réservées à des spécialistes, à une
élite érotique. Le combat narcissique
durerait aussi longtemps qu’il pourrait s’alimenter de victimes
consentantes, prêtes à y chercher leur ration d’humiliation, il
durerait probablement aussi longtemps que la sociabilité elle-même,
il en serait l’ultime vestige, mais il finirait par s’éteindre.
Quant à l’amour, il ne fallait plus y
compter : j’étais sans doute un des derniers hommes de ma
génération à m’aimer suffisamment peu pour être capable d’aimer
quelqu’un d’autre, encore ne l’avais-je été que rarement, deux fois
dans ma vie exactement. Il n’y a pas d’amour dans la liberté
individuelle, dans l’indépendance, c’est tout simplement un
mensonge, et l’un des plus grossiers qui se puisse concevoir ;
il n’y a d’amour que dans le désir d’anéantissement, de fusion, de
disparition individuelle, dans une sorte comme on disait autrefois
de sentiment océanique, dans quelque
chose de toute façon qui était, au moins dans un futur proche,
condamné.
Trois ans auparavant, j’avais découpé dans
Gente Libre une photographie où le sexe
d’un homme, dont on ne distinguait que le bassin, s’enfonçait à
moitié, et pour ainsi dire calmement, dans celui d’une femme
d’environ vingt-cinq ans, aux longs cheveux châtains et bouclés.
Toutes les photographies de ce magazine destiné aux « couples
libéraux » tournaient plus ou moins autour du même
thème : pourquoi ce cliché me charmait-il tant ? Appuyée
sur les genoux et les avant-bras, la jeune femme tournait son
visage vers l’objectif comme si elle était surprise par cette
intromission inattendue, survenue au moment où elle pensait tout à
fait à autre chose, par exemple à nettoyer son carrelage ;
elle semblait d’ailleurs plutôt agréablement surprise, son regard
trahissait une satisfaction benoîte et impersonnelle, comme si
c’étaient ses muqueuses qui réagissaient à ce contact imprévu,
plutôt que son esprit. En lui-même son sexe paraissait souple et
doux, de bonnes dimensions, confortable, il était en tout cas
agréablement ouvert et donnait l’impression de pouvoir s’ouvrir
facilement, à la demande. Cette hospitalité aimable, sans tragédie,
à la bonne franquette en quelque sorte, était à présent tout ce que
je demandais au monde, je m’en rendais compte semaine après semaine
en regardant cette photographie ; je me rendais compte aussi
que je ne parviendrais plus jamais à l’obtenir, que je ne
chercherais même plus vraiment à l’obtenir, et que le départ
d’Esther n’avait pas été une transition douloureuse, mais une fin
absolue. Elle était peut-être rentrée des États-Unis à l’heure
actuelle, probablement même, il me paraissait peu vraisemblable que
sa carrière de pianiste ait connu de grands développements, elle
n’avait quand même pas le talent nécessaire, ni la dose de folie
qui l’accompagne, c’était une petite créature au fond très
raisonnable. Rentrée ou pas je savais que cela n’y changerait rien,
qu’elle n’aurait pas envie de me revoir, pour elle j’étais de
l’histoire ancienne, et à vrai dire j’étais de l’histoire ancienne
pour moi-même également, toute idée de reprendre une carrière
publique, ou plus généralement d’avoir des relations avec mes
semblables, m’avait cette fois définitivement quitté, elle m’avait
vidé, j’avais utilisé avec elle mes dernières forces, j’étais
rendu à présent ; elle avait été
mon bonheur, mais elle avait été aussi, et comme je le pressentais
dès le début, ma mort ; cette prémonition ne m’avait du reste
nullement fait hésiter, tant il est vrai qu’on doit rencontrer sa
propre mort, la voir au moins une fois en face, que chacun d’entre
nous, au fond de lui-même, le sait, et qu’il est à tout prendre
préférable que cette mort, plutôt que celui, habituel, de l’ennui
et de l’usure, ait par extraordinaire le visage du plaisir.