Daniel1,15
La vie sexuelle de l’homme se décompose en deux phases : la première où il éjacule trop tôt, la seconde où il n’arrive plus à bander. Durant les premières semaines de ma relation avec Esther, je m’aperçus que j’étais revenu à la première phase – alors que je croyais depuis longtemps avoir abordé la seconde. Par moments, en marchant à ses côtés dans un parc, ou le long de la plage, j’étais envahi par une ivresse extraordinaire, j’avais l’impression d’être un garçon de son âge, et je marchais plus vite, je respirais profondément, je me tenais droit, je parlais fort. À d’autres moments par contre, en croisant nos reflets dans un miroir, j’étais envahi par la nausée et, le souffle coupé, je me recroquevillais entre les couvertures ; d’un seul coup je me sentais si vieux, si flasque. Dans l’ensemble pourtant mon corps n’était pas mal conservé, je n’avais pas un poil de graisse, j’avais même quelques muscles ; mais mes fesses pendaient, et surtout mes couilles, elles pendaient de plus en plus, et c’était irrémédiable, je n’avais jamais entendu parler d’aucun traitement ; pourtant elle léchait ces couilles, et les caressait, sans paraître en ressentir la moindre gêne. Son corps à elle était si frais, si lisse.
Vers la mi-janvier, je dus me rendre à Paris pour quelques jours ; une vague de froid intense s’était abattue sur la France, tous les matins on retrouvait des SDF gelés sur les trottoirs. Je comprenais parfaitement qu’ils refusent d’aller dans les centres d’hébergement ouverts pour eux, qu’ils n’aient aucune envie de se mêler à leurs congénères ; c’était un monde sauvage, peuplé de gens cruels et stupides, dont la stupidité, par un mélange particulier et répugnant, exacerbait encore la cruauté ; c’était un monde où l’on ne rencontrait ni solidarité, ni pitié – les rixes, les viols, les actes de torture y étaient monnaie courante, c’était en fait un monde presque aussi dur que celui des prisons, à ceci près que la surveillance y était inexistante, et le danger constant. Je rendis visite à Vincent, son pavillon était surchauffé. Il m’accueillit en chaussons et en robe de chambre, il clignait des yeux et mit quelques minutes avant de parvenir à s’exprimer normalement ; il avait encore maigri. J’avais l’impression d’être son premier visiteur depuis des mois. Il avait beaucoup travaillé dans son sous-sol, me dit-il, est-ce que j’avais envie de voir ? Je ne m’en sentis pas le courage et je repartis après un café ; il continuait à s’enfermer dans son petit monde merveilleux, onirique, et je me rendais compte que personne n’y aurait plus jamais accès.
Comme j’étais dans un hôtel près de la place de Clichy, j’en profitai pour me rendre dans quelques sex-shops afin d’acheter des dessous sexy à Esther – elle m’avait dit qu’elle aimait bien le latex, qu’elle appréciait aussi d’être cagoulée, menottée, couverte de chaînes. Le vendeur me paraissant inhabituellement compétent, je lui parlai de mon problème d’éjaculation précoce ; il me conseilla une crème allemande récemment mise sur le marché, à la composition complexe – il y avait du sulfate de benzocaïne, de l’hydrochlorite de potassium, du camphre. En l’appliquant sur le gland avant le rapport sexuel, et en massant soigneusement pour faire pénétrer, la sensibilité se trouvait diminuée, la montée du plaisir et l’éjaculation survenaient beaucoup plus lentement. Je l’essayai dès mon retour en Espagne et ce fut d’emblée un succès total, je pouvais la pénétrer pendant des heures, sans autre limite que l’épuisement respiratoire – pour la première fois de ma vie j’eus envie d’arrêter de fumer. Généralement je me réveillais avant elle, mon premier mouvement était de la lécher, très vite sa chatte était humide et elle ouvrait les cuisses pour être prise : nous faisions l’amour dans le lit, sur les divans, à la piscine, à la plage. Peut-être des gens vivent-ils ainsi pendant de longues années, mais moi je n’avais jamais connu un tel bonheur, et je me demandais comment j’avais pu vivre jusque-là. Elle avait d’instinct les mimiques, les petits gestes (s’humecter les lèvres avec gourmandise, serrer ses seins entre les paumes pour vous les tendre) qui évoquent la fille un peu salope, et portent l’excitation de l’homme à son plus haut point. Être en elle était une source de joies infinies, je sentais chacun des mouvements de sa chatte lorsqu’elle la refermait, doucement ou plus fort, sur mon sexe, pendant des minutes entières je criais et je pleurais en même temps, je ne savais plus du tout où j’en étais, parfois lorsqu’elle se retirait je m’apercevais qu’il y avait eu, très fort, de la musique, et que je n’en avais rien entendu. Nous sortions rarement, parfois nous allions prendre un cocktail dans un lounge bar de San José, mais là aussi très vite elle se rapprochait de moi, posait la tête sur mon épaule, ses doigts pressaient ma bite à travers le tissu mince, et souvent nous allions tout de suite baiser dans les toilettes – j’avais renoncé à porter des sous-vêtements, elle n’avait jamais de culotte. Elle avait vraiment très peu d’inhibitions : parfois, lorsque nous étions seuls dans le bar, elle s’agenouillait entre mes jambes sur la moquette et me suçait tout en terminant son cocktail à petites gorgées. Un jour, en fin d’après-midi, nous fûmes surpris dans cette position par le serveur : elle retira ma bite de sa bouche, mais la garda entre ses mains, releva la tête et lui fit un grand sourire tout en continuant à me branler de deux doigts ; il sourit également, encaissa l’addition, et ce fut alors comme si tout était prévu, arrangé de longue date par une autorité supérieure, et que mon bonheur, lui aussi, était inclus dans l’économie du système.
J’étais au paradis, et je n’avais aucune objection à continuer à y vivre pour le restant de mes jours, mais elle dut partir au bout d’une semaine pour reprendre ses leçons de piano. Le matin de son départ, avant son réveil, je massai soigneusement mon gland avec la crème allemande ; puis je m’agenouillai au-dessus de son visage, écartai ses longs cheveux blonds et introduisis mon sexe entre ses lèvres ; elle commença à téter avant même d’ouvrir les yeux. Plus tard, alors que nous prenions le petit déjeuner, elle me dit que le goût plus prononcé de mon sexe au réveil, mélangé à celui de la crème, lui avait rappelé celui de la cocaïne. Je savais qu’après avoir sniffé beaucoup de gens aimaient à lécher les grains de poudre restants. Elle m’expliqua alors que, dans certaines parties, les filles avaient un jeu consistant à se faire une ligne de coke sur le sexe des garçons présents ; enfin elle n’allait plus tellement à ce genre de parties maintenant, c’était plutôt quand elle avait seize, dix-sept ans.
Le choc, pour moi, fut assez douloureux ; le rêve de tous les hommes c’est de rencontrer des petites salopes innocentes, mais prêtes à toutes les dépravations – ce que sont, à peu près, toutes les adolescentes. Ensuite peu à peu les femmes s’assagissent, condamnant ainsi les hommes à rester éternellement jaloux de leur passé dépravé de petite salope. Refuser de faire quelque chose parce qu’on l’a déjà fait, parce qu’on a déjà vécu l’expérience, conduit rapidement à une destruction, pour soi-même comme pour les autres, de toute raison de vivre comme de tout futur possible, et vous plonge dans un ennui pesant qui finit par se transformer en une amertume atroce, accompagnée de haine et de rancœur à l’égard de ceux qui appartiennent encore à la vie. Esther, heureusement, ne s’était nullement assagie, mais je ne pus pourtant pas m’empêcher de l’interroger sur sa vie sexuelle ; elle me répondit, comme je m’y attendais, sans détour, et avec beaucoup de simplicité. Elle avait fait l’amour pour la première fois à l’âge de douze ans, après une soirée en discothèque lors d’un séjour linguistique en Angleterre ; mais ce n’était pas très important, me dit-elle, plutôt une expérience isolée. Ensuite, il ne s’était rien passé pendant à peu près deux ans. Puis elle avait commencé à sortir à Madrid, et là oui, il s’était passé pas mal de choses, elle avait vraiment découvert les jeux sexuels. Quelques partouzes, oui. Un peu de SM. Pas tellement de filles – sa sœur était complètement bisexuelle, elle non, elle préférait les garçons. Pour son dix-huitième anniversaire elle avait eu envie, pour la première fois, de coucher avec deux garçons en même temps, et elle en gardait un excellent souvenir, les garçons étaient en pleine forme, cette histoire à trois s’était même prolongée quelque temps, les garçons s’étaient peu à peu spécialisés, elle les branlait et les suçait tous les deux mais l’un la pénétrait plutôt par-devant, l’autre par-derrière, et c’était peut-être ce qu’elle préférait, il réussissait vraiment à l’enculer très fort, surtout lorsqu’elle avait acheté des poppers. Je l’imaginais, frêle petite jeune fille, entrant dans les sex-shops de Madrid pour demander des poppers. Il y a une brève période idéale, pendant la dissolution des sociétés à morale religieuse forte, où les jeunes ont vraiment envie d’une vie libre, débridée, joyeuse ; ensuite ils se lassent, peu à peu la compétition narcissique reprend le dessus, et à la fin ils baisent encore moins qu’à l’époque de morale religieuse forte ; mais Esther appartenait encore à cette brève période idéale, plus tardive en Espagne. Elle avait été si simplement, si honnêtement sexuelle, elle s’était prêtée de si bonne grâce à tous les jeux, à toutes les expériences dans le domaine sexuel, sans jamais penser que ça puisse avoir quelque chose de mal, que je ne parvenais même pas réellement à lui en vouloir. J’avais juste la sensation tenace et lancinante de l’avoir rencontrée trop tard, beaucoup trop tard, et d’avoir gâché ma vie ; cette sensation, je le savais, ne m’abandonnerait pas, tout simplement parce qu’elle était juste.

Nous nous revîmes très souvent les semaines suivantes, je passais pratiquement tous les week-ends à Madrid. J’ignorais complètement si elle couchait avec d’autres garçons en mon absence, je suppose que oui, mais je parvenais assez bien à chasser la pensée de mon esprit, après tout elle était chaque fois disponible pour moi, heureuse de me voir, elle faisait toujours l’amour avec autant de candeur, aussi peu de retenue, et je ne vois vraiment pas ce que j’aurais pu demander de plus. Il ne me venait même pas à l’esprit, ou très rarement, de m’interroger sur ce qu’une jolie fille comme elle pouvait bien me trouver. Après tout j’étais drôle, elle riait beaucoup en ma compagnie, c’était peut-être tout simplement la même chose qui me sauvait, aujourd’hui comme avec Sylvie, trente ans auparavant, au moment où j’avais commencé une vie amoureuse dans l’ensemble peu satisfaisante et traversée de longues éclipses. Ce n’était certainement pas mon argent qui l’attirait, ni ma célébrité – en fait, à chaque fois que j’étais reconnu dans la rue en sa présence, elle s’en montrait plutôt gênée. Elle n’aimait pas tellement non plus être reconnue elle-même comme actrice – cela se produisait aussi, quoique plus rarement. Il est vrai qu’elle ne se considérait pas tout à fait comme une comédienne ; la plupart des comédiens acceptent sans problème d’être aimés pour leur célébrité, et après tout à juste titre puisqu’elle fait partie d’eux-mêmes, de leur personnalité la plus authentique, de celle en tout cas qu’ils se sont choisie. Rares par contre sont les hommes qui acceptent d’être aimés pour leur argent, en Occident tout du moins, c’est autre chose chez les commerçants chinois. Dans la simplicité de leurs âmes, les commerçants chinois considèrent que leurs Mercedes classe S, leurs salles de bains avec appareil d’hydromassage et plus généralement leur argent font partie d’eux-mêmes, de leur personnalité profonde, et n’ont donc aucune objection à soulever l’enthousiasme des jeunes filles par ces attributs matériels, ils ont avec eux le même rapport immédiat, direct, qu’un Occidental pourra avoir avec la beauté de son visage – et au fond à plus juste titre, puisque, dans un système politico-économique suffisamment stable, s’il arrive fréquemment qu’un homme soit dépouillé de sa beauté physique par la maladie, si la vieillesse de toute façon l’en dépouillera inéluctablement, il est beaucoup plus rare qu’il le soit de ses villas sur la Côte d’Azur, ou de ses Mercedes classe S. Il reste que j’étais un névrosé occidental, et non pas un commerçant chinois, et que dans la complexité de mon âme je préférais largement être apprécié pour mon humour que pour mon argent, ou même que pour ma célébrité – car je n’étais nullement certain, au cours d’une carrière pourtant longue et active, d’avoir donné le meilleur de moi-même, d’avoir exploré toutes les facettes de ma personnalité, je n’étais pas un artiste authentique au sens où pouvait l’être, par exemple, Vincent, parce que je savais bien au fond que la vie n’avait rien de drôle mais j’avais refusé d’en tenir compte, j’avais été un peu une pute quand même, je m’étais adapté aux goûts du public, jamais je n’avais été réellement sincère à supposer que ce soit possible, mais je savais qu’il fallait le supposer et que si la sincérité, en elle-même, n’est rien, elle est la condition de tout. Au fond de moi je me rendais bien compte qu’aucun de mes misérables sketches, aucun de mes lamentables scénarios, mécaniquement ficelés, avec l’habileté d’un professionnel retors, pour divertir un public de salauds et de singes, ne méritait de me survivre. Cette pensée était, par moments, douloureuse ; mais je savais que je parviendrais, elle aussi, à la chasser assez vite.

La seule chose que je m’expliquais mal, c’était l’espèce de gêne qu’éprouvait Esther quand sa sœur lui téléphonait, et que j’étais avec elle dans une chambre d’hôtel. En y pensant, je pris conscience que si j’avais rencontré certains de ses amis – des homosexuels essentiellement –, je n’avais jamais rencontré sa sœur, avec qui pourtant elle vivait. Après un moment d’hésitation, elle m’avoua qu’elle n’avait jamais parlé à sa sœur de notre relation ; chaque fois qu’on se voyait elle prétendait être avec une amie, ou un autre garçon. Je lui demandai pourquoi : elle n’avait jamais réellement réfléchi à la question ; elle sentait que sa sœur serait choquée, mais elle n’avait pas cherché à approfondir. Ce n’était certainement pas le contenu de mes productions, shows ou films, qui était en cause ; elle était encore adolescente à la mort de Franco, elle avait participé activement à la movida qui s’était ensuivie, et mené une vie passablement débridée. Toutes les drogues avaient droit de cité chez elle, de la cocaïne au LSD en passant par les champignons hallucinogènes, la marijuana et l’ecstasy. Lorsque Esther avait cinq ans sa sœur vivait avec deux hommes, eux-mêmes bisexuels ; tous trois couchaient dans le même lit, et venaient ensemble lui dire bonsoir avant qu’elle ne s’endorme. Plus tard elle avait vécu avec une femme, sans cesser de recevoir de nombreux amants, à plusieurs reprises elle avait organisé des soirées assez chaudes dans l’appartement. Esther passait dire bonsoir à tout le monde avant de rentrer dans sa chambre lire ses Tintin. Il y avait quand même certaines limites, et sa sœur avait une fois viré de chez elle sans ménagements un invité qui s’essayait à des caresses trop appuyées sur la petite fille, menaçant même d’appeler la police. « Entre adultes libres et consentants », telle était la limite, et l’âge adulte commençait à la puberté, tout cela était parfaitement clair, je voyais très bien le genre de femme que c’était, et en matière artistique elle était certainement partisane d’une liberté d’expression totale. En tant que journaliste de gauche elle devait respecter la thune, dinero, enfin je ne voyais pas ce qu’elle pouvait me reprocher. Il devait y avoir autre chose de plus secret, de moins avouable, et pour en avoir le cœur net je finis par poser directement la question à Esther.
Elle me répondit après quelques minutes de réflexion, d’une voix pensive : « Je pense qu’elle va trouver que tu es trop vieux… » Oui c’était ça, j’en fus convaincu dès qu’elle le dit, et la révélation ne me causa aucune surprise, c’était comme l’écho d’un choc sourd, attendu. La différence d’âge était le dernier tabou, l’ultime limite, d’autant plus forte qu’elle restait la dernière, et qu’elle avait remplacé toutes les autres. Dans le monde moderne on pouvait être échangiste, bi, trans, zoophile, SM, mais il était interdit d’être vieux. « Elle va trouver ça malsain, pas normal que je ne sois pas avec un garçon de mon âge… » poursuivit-elle avec résignation. Eh bien oui j’étais un homme vieillissant, j’avais cette disgrâce – pour reprendre le terme employé par Coetzee, il me paraissait parfait, je n’en voyais aucun autre ; cette liberté de mœurs si charmante, si fraîche et si séduisante chez les adolescents ne pouvait devenir chez moi que l’insistance répugnante d’un vieux cochon qui refuse de passer la main. Ce que penserait sa sœur, à peu près tout le monde l’aurait pensé à sa place, il n’y avait à cela pas d’issue – à moins d’être un commerçant chinois.
J’avais décidé cette fois-là de rester à Madrid toute la semaine, et deux jours plus tard j’eus une petite dispute avec Esther au sujet de Ken Park, le dernier film de Larry Clark, qu’elle avait tenu à aller voir. J’avais détesté Kids, je détestai Ken Park encore davantage, la scène où cette sale petite ordure bat ses grands-parents m’était en particulier insupportable, ce réalisateur me dégoûtait au dernier degré, et c’est sans doute ce dégoût sincère qui fit que je fus incapable de m’empêcher d’en parler alors que je me doutais bien qu’Esther l’aimait par habitude, par conformisme, parce qu’il était cool d’approuver la représentation de la violence dans les arts, qu’elle l’aimait en somme sans vrai discernement, comme elle aimait Michael Haneke par exemple, sans même se rendre compte que le sens des films de Michael Haneke, douloureux et moral, était aux antipodes de celui des films de Larry Clark. Je savais que j’aurais mieux fait de me taire, que l’abandon de mon personnage comique habituel ne pouvait m’attirer que des ennuis, mais je ne pouvais pas, le démon de la perversité était le plus fort ; nous étions dans un bar bizarre, très kitsch, avec des miroirs et des dorures, rempli d’homosexuels paroxystiques qui s’enculaient sans retenue dans des backrooms adjacentes, mais cependant ouvert à tous, des groupes de garçons et de filles prenaient tranquillement des Cocas aux tables voisines. Je lui expliquai en vidant rapidement ma tequila glacée que l’ensemble de ma carrière et de ma fortune je l’avais bâti sur l’exploitation commerciale des mauvais instincts, sur cette attirance absurde de l’Occident pour le cynisme et pour le mal, et que je me sentais donc spécialement bien placé pour affirmer que parmi tous les commerçants du mal Larry Clark était l’un des plus communs, des plus vulgaires, simplement parce qu’il prenait sans retenue le parti des jeunes contre les vieux, que tous ses films n’avaient d’autre objectif que d’inciter les enfants à se comporter envers leurs parents sans la moindre humanité, sans la moindre pitié, et que cela n’avait rien de nouveau ni d’original, c’était la même chose dans tous les secteurs culturels depuis une cinquantaine d’années, cette tendance prétendument culturelle ne dissimulait en fait que le désir d’un retour à l’état primitif où les jeunes se débarrassaient des vieux sans ménagements, sans états d’âme, simplement parce qu’ils étaient trop faibles pour se défendre, elle n’était donc qu’un reflux brutal, typique de la modernité, vers un stade antérieur à toute civilisation, car toute civilisation pouvait se juger au sort qu’elle réservait aux plus faibles, à ceux qui n’étaient plus ni productifs ni désirables, en somme Larry Clark et son abject complice Harmony Korine n’étaient que deux des spécimens les plus pénibles – et artistiquement les plus misérables – de cette racaille nietzschéenne qui proliférait dans le champ culturel depuis trop longtemps, et ne pouvaient en aucun cas être mis sur le même plan que des gens comme Michael Haneke, ou comme moi-même par exemple – qui m’étais toujours arrangé pour introduire une certaine forme de doute, d’incertitude, de malaise au sein de mes spectacles, même s’ils étaient (j’étais le premier à le reconnaître) globalement répugnants. Elle m’écoutait d’un air désolé mais avec beaucoup d’attention, elle n’avait pas encore touché à son Fanta.
L’avantage de tenir un discours moral, c’est que ce type de propos a été soumis à une censure si forte, et depuis tant d’années, qu’il provoque un effet d’incongruité et attire aussitôt l’attention de l’interlocuteur ; l’inconvénient, c’est que celui-ci ne parvient jamais à vous prendre tout à fait au sérieux. L’expression sérieuse et attentive d’Esther me désarçonna un instant, mais je commandai un autre verre de tequila et je continuai tout en prenant conscience que je m’excitais artificiellement, que ma sincérité elle-même avait quelque chose de faux : outre le fait patent que Larry Clark n’était qu’un petit commerçant sans envergure et que le citer dans la même phrase que Nietzsche avait déjà en soi quelque chose de dérisoire, je me sentais au fond à peine plus concerné par ces sujets que par la faim dans le monde, les droits de l’homme ou n’importe quelle connerie du même genre. Je continuai pourtant, avec une acrimonie croissante, emporté par cet étrange mélange de méchanceté et de masochisme dont je souhaitais peut-être qu’il me conduise à ma perte après m’avoir apporté la notoriété et la fortune. Non seulement les vieux n’avaient plus le droit de baiser, poursuivis-je avec férocité, mais ils n’avaient plus le droit de se révolter contre un monde qui pourtant les écrasait sans retenue, en faisait la proie sans défense de la violence des délinquants juvéniles avant de les parquer dans des mouroirs ignobles où ils étaient humiliés et maltraités par des aides-soignants décérébrés, et malgré tout cela la révolte leur était interdite, la révolte elle aussi – comme la sexualité, comme le plaisir, comme l’amour – semblait réservée aux jeunes, et n’avoir aucune justification possible en dehors d’eux, toute cause incapable de mobiliser l’intérêt des jeunes était par avance disqualifiée, en somme les vieillards étaient en tout point traités comme de purs déchets auxquels on n’accordait plus qu’une survie misérable, conditionnelle et de plus en plus étroitement limitée. Dans mon scénario « le déficit de la sécurité sociale », qui n’avait pas abouti – c’était d’ailleurs le seul de mes projets à n’avoir pas abouti, et ça me paraissait hautement significatif, poursuivis-je presque hors de moi –, j’incitais au contraire les vieux à se révolter contre les jeunes, à les utiliser et à les mater. Pourquoi par exemple les adolescents mâles ou femelles, consommateurs voraces et moutonniers, toujours friands d’argent de poche, ne seraient-ils pas contraints à la prostitution, seul moyen pour eux de rembourser dans une faible mesure les efforts et fatigues immenses consentis pour leur bien-être ? Et pourquoi, à une époque où la contraception était au point, et le risque de dégénérescence génétique parfaitement localisé, maintenir cet absurde et humiliant tabou de l’inceste ? Voilà des vraies questions, des problèmes moraux authentiques ! m’exclamai-je avec emportement ; ça, ce n’était plus du Larry Clark.
Si j’étais acrimonieux, elle était douce ; et si je prenais, sans la moindre retenue, le parti des vieux, elle ne prenait pas, dans la même mesure, le parti des jeunes. Une longue conversation s’ensuivit, de plus en plus émouvante et tendre, dans ce bar d’abord, puis au restaurant, puis dans un autre bar, dans la chambre d’hôtel enfin ; nous en oubliâmes même, pour un soir, de faire l’amour. C’était notre première vraie conversation, et c’était d’ailleurs me semblait-il la première vraie conversation que j’aie avec qui que ce soit depuis des années, la dernière remontait probablement aux débuts de ma vie commune avec Isabelle, je n’avais peut-être jamais eu de véritable conversation avec quelqu’un d’autre qu’une femme aimée, et au fond il me paraissait normal que l’échange d’idées avec quelqu’un qui ne connaît pas votre corps, n’est pas en mesure d’en faire le malheur ou au contraire de lui apporter la joie, soit un exercice faux et finalement impossible, car nous sommes des corps, nous sommes avant tout, principalement et presque uniquement des corps, et l’état de nos corps constitue la véritable explication de la plupart de nos conceptions intellectuelles et morales. J’appris ainsi qu’Esther avait eu une maladie de reins très grave, à l’âge de treize ans, qui avait nécessité une longue opération, et que l’un de ses reins était resté définitivement atrophié, ce qui l’obligeait à boire au moins deux litres d’eau par jour, alors que le deuxième, pour l’instant sauvé, pouvait à tout moment donner des signes de faiblesse ; il me paraissait évident que c’était un détail capital, que c’était même sans doute pour cela qu’elle ne s’était pas assagie sur le plan sexuel : elle connaissait le prix de la vie, et sa durée si brève. J’appris aussi, et cela me parut encore plus important, qu’elle avait eu un chien, recueilli dans les rues de Madrid, et qu’elle s’en était occupée depuis l’âge de dix ans ; il était mort l’année précédente. Une très jolie jeune fille, traitée avec des égards constants et des attentions démesurées par l’ensemble de la population masculine, y compris par ceux – l’immense majorité – qui n’ont plus aucun espoir d’en obtenir une faveur d’ordre sexuel, et même à vrai dire tout particulièrement par eux, avec une émulation abjecte confinant chez certains quinquagénaires au gâtisme pur et simple, une très jolie jeune fille devant qui tous les visages s’ouvrent, toutes les difficultés s’aplanissent, accueillie partout comme si elle était la reine du monde, devient naturellement une espèce de monstre d’égoïsme et de vanité autosatisfaite. La beauté physique joue ici exactement le même rôle que la noblesse de sang sous l’Ancien Régime, et la brève conscience qu’elles pourraient prendre à l’adolescence de l’origine purement accidentelle de leur rang cède rapidement la place chez la plupart des très jolies jeunes filles à une sensation de supériorité innée, naturelle, instinctive, qui les place entièrement en dehors, et largement au-dessus du reste de l’humanité. Chacun autour d’elle n’ayant pour objectif que de lui éviter toute peine, et de prévenir le moindre de ses désirs, c’est tout uniment qu’une très jolie jeune fille en vient à considérer le reste du monde comme composé d’autant de serviteurs, elle-même n’ayant pour seule tâche que d’entretenir sa propre valeur érotique – dans l’attente de rencontrer un garçon digne d’en recevoir l’hommage. La seule chose qui puisse la sauver sur le plan moral, c’est d’avoir la responsabilité concrète d’un être plus faible, d’être directement et personnellement responsable de la satisfaction de ses besoins physiques, de sa santé, de sa survie – cet être pouvant être un frère ou une sœur plus jeune, un animal domestique, peu importe.
Esther n’était certainement pas bien éduquée au sens habituel du terme, jamais l’idée ne lui serait venue de vider un cendrier ou de débarrasser le relief de ses repas, et c’est sans la moindre gêne qu’elle laissait la lumière allumée derrière elle dans les pièces qu’elle venait de quitter (il m’est arrivé, suivant pas à pas son parcours dans ma résidence de San José, d’avoir à actionner dix-sept commutateurs) ; il n’était pas davantage question de lui demander de penser à faire un achat, de ramener d’un magasin où elle se rendait une course non destinée à son propre usage, ou plus généralement de rendre un service quelconque. Comme toutes les très jolies jeunes filles elle n’était au fond bonne qu’à baiser, et il aurait été stupide de l’employer à autre chose, de la voir autrement que comme un animal de luxe, en tout choyé et gâté, protégé de tout souci comme de toute tâche ennuyeuse ou pénible afin de mieux pouvoir se consacrer à son service exclusivement sexuel. Elle n’en était pas moins très loin d’être ce monstre d’arrogance, d’égoïsme absolu et froid, ou, pour parler en termes plus baudelairiens, cette infernale petite salope que sont la plupart des très jolies jeunes filles ; il y avait en elle la conscience de la maladie, de la faiblesse et de la mort. Quoique belle, très belle, infiniment érotique et désirable, Esther n’en était pas moins sensible aux infirmités animales, parce qu’elle les connaissait ; c’est ce soir-là que j’en pris conscience, et que je mis véritablement à l’aimer. Le désir physique, si violent soit-il, n’avait jamais suffi chez moi à conduire à l’amour, il n’avait pu atteindre ce stade ultime que lorsqu’il s’accompagnait, par une juxtaposition étrange, d’une compassion pour l’être désiré ; tout être vivant, évidemment, mérite la compassion du simple fait qu’il est en vie et se trouve par là-même exposé à des souffrances sans nombre, mais face à un être jeune et en pleine santé c’est une considération qui paraît bien théorique. Par sa maladie de reins, par sa faiblesse physique insoupçonnable mais réelle, Esther pouvait susciter en moi une compassion non feinte, chaque fois que l’envie me prendrait d’éprouver ce sentiment à son égard. Étant elle-même compatissante, ayant même des aspirations occasionnelles à la bonté, elle pouvait également susciter en moi l’estime, ce qui parachevait l’édifice, car je n’étais pas un être de passion, pas essentiellement, et si je pouvais désirer quelqu’un de parfaitement méprisable, s’il m’était arrivé à plusieurs reprises de baiser des filles dans l’unique but d’assurer mon emprise sur elles et au fond de les dominer, si j’étais même allé jusqu’à utiliser ce peu louable sentiment dans des sketches, jusqu’à manifester une compréhension troublante pour ces violeurs qui sacrifient leur victime immédiatement après avoir disposé de son corps, j’avais par contre toujours eu besoin d’estimer pour aimer, jamais au fond je ne m’étais senti parfaitement à l’aise dans une relation sexuelle basée sur la pure attirance érotique et l’indifférence à l’autre, j’avais toujours eu besoin, pour me sentir sexuellement heureux, d’un minimum – à défaut d’amour – de sympathie, d’estime, de compréhension mutuelle ; l’humanité, non, je n’y avais pas renoncé.

Non seulement Esther était compatissante et douce, mais elle était suffisamment intelligente et fine pour se mettre en l’occurrence à ma place. À l’issue de cette discussion où j’avais défendu avec une impétuosité pénible – et stupide au demeurant, puisqu’elle ne songeait nullement à me ranger dans cette catégorie – le droit au bonheur pour les personnes vieillissantes, elle conclut qu’elle parlerait de moi à sa sœur, et qu’elle procéderait aux présentations dans un délai assez bref.
Pendant cette semaine à Madrid, où je fus presque tout le temps avec Esther, et qui reste une des périodes les plus heureuses de ma vie, je me rendis compte aussi que si elle avait d’autres amants leur présence était singulièrement discrète, et qu’à défaut d’être le seul – ce qui était, après tout, également possible – j’étais sans nul doute le préféré. Pour la première fois de ma vie je me sentais, sans restrictions, heureux d’être un homme, je veux dire un être humain de sexe masculin, parce que pour la première fois j’avais trouvé une femme qui s’ouvrait complètement à moi, qui me donnait totalement, sans restrictions, ce qu’une femme peut donner à un homme. Pour la première fois aussi je me sentais animé à l’égard d’autrui d’intentions charitables et amicales, j’aurais aimé que tout le monde soit heureux, comme je l’étais moi-même. Je n’étais plus du tout un bouffon alors, j’avais laissé loin de moi l’attitude humoristique ; je revivais en somme, même si je savais que c’était pour la dernière fois. Toute énergie est d’ordre sexuel, non pas principalement mais exclusivement, et lorsque l’animal n’est plus bon à se reproduire il n’est absolument plus bon à rien. Il en va de même pour les hommes ; lorsque l’instinct sexuel est mort, écrit Schopenhauer, le véritable noyau de la vie est consumé ; ainsi, note-t-il dans une métaphore d’une terrifiante violence, « l’existence humaine ressemble à une représentation théâtrale qui, commencée par des acteurs vivants, serait terminée par des automates revêtus des mêmes costumes ». Je ne voulais pas devenir un automate, et c’était cela, cette présence réelle, cette saveur de la vie vivante, comme aurait dit Dostoïevski, qu’Esther m’avait rendue. À quoi bon maintenir en état de marche un corps qui n’est touché par personne ? Et pourquoi choisir une jolie chambre d’hôtel si l’on doit y dormir seul ? Je ne pouvais, après tant d’autres finalement vaincus malgré leurs ricanements et leurs grimaces, que m’incliner : immense et admirable, décidément, était la puissance de l’amour.
La possibilité d'une île
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