Daniel1,15
La vie sexuelle de l’homme se décompose en deux
phases : la première où il éjacule trop tôt, la seconde où il
n’arrive plus à bander. Durant les premières semaines de ma
relation avec Esther, je m’aperçus que j’étais revenu à la première
phase – alors que je croyais depuis longtemps avoir abordé la
seconde. Par moments, en marchant à ses côtés dans un parc, ou le
long de la plage, j’étais envahi par une ivresse extraordinaire,
j’avais l’impression d’être un garçon de son âge, et je marchais
plus vite, je respirais profondément, je me tenais droit, je
parlais fort. À d’autres moments par contre, en croisant nos
reflets dans un miroir, j’étais envahi par la nausée et, le souffle
coupé, je me recroquevillais entre les couvertures ; d’un seul
coup je me sentais si vieux, si flasque. Dans l’ensemble pourtant
mon corps n’était pas mal conservé, je n’avais pas un poil de
graisse, j’avais même quelques muscles ; mais mes fesses
pendaient, et surtout mes couilles, elles pendaient de plus en
plus, et c’était irrémédiable, je n’avais jamais entendu parler
d’aucun traitement ; pourtant elle léchait ces couilles, et
les caressait, sans paraître en ressentir la moindre gêne. Son
corps à elle était si frais, si lisse.
Vers la mi-janvier, je dus me rendre à Paris
pour quelques jours ; une vague de froid intense s’était
abattue sur la France, tous les matins on retrouvait des SDF gelés
sur les trottoirs. Je comprenais parfaitement qu’ils refusent
d’aller dans les centres d’hébergement ouverts pour eux, qu’ils
n’aient aucune envie de se mêler à leurs congénères ; c’était
un monde sauvage, peuplé de gens cruels et stupides, dont la
stupidité, par un mélange particulier et répugnant, exacerbait
encore la cruauté ; c’était un monde où l’on ne rencontrait ni
solidarité, ni pitié – les rixes, les viols, les actes de torture y
étaient monnaie courante, c’était en fait un monde presque aussi
dur que celui des prisons, à ceci près que la surveillance y était
inexistante, et le danger constant. Je rendis visite à Vincent, son
pavillon était surchauffé. Il m’accueillit en chaussons et en robe
de chambre, il clignait des yeux et mit quelques minutes avant de
parvenir à s’exprimer normalement ; il avait encore maigri.
J’avais l’impression d’être son premier visiteur depuis des mois.
Il avait beaucoup travaillé dans son sous-sol, me dit-il, est-ce
que j’avais envie de voir ? Je ne m’en sentis pas le courage
et je repartis après un café ; il continuait à s’enfermer dans
son petit monde merveilleux, onirique, et je me rendais compte que
personne n’y aurait plus jamais accès.
Comme j’étais dans un hôtel près de la place de
Clichy, j’en profitai pour me rendre dans quelques sex-shops afin
d’acheter des dessous sexy à Esther – elle m’avait dit qu’elle
aimait bien le latex, qu’elle appréciait aussi d’être cagoulée,
menottée, couverte de chaînes. Le vendeur me paraissant
inhabituellement compétent, je lui parlai de mon problème
d’éjaculation précoce ; il me conseilla une crème allemande
récemment mise sur le marché, à la composition complexe – il y
avait du sulfate de benzocaïne, de l’hydrochlorite de potassium, du
camphre. En l’appliquant sur le gland avant le rapport sexuel, et
en massant soigneusement pour faire pénétrer, la sensibilité se
trouvait diminuée, la montée du plaisir et l’éjaculation
survenaient beaucoup plus lentement. Je l’essayai dès mon retour en
Espagne et ce fut d’emblée un succès total, je pouvais la pénétrer
pendant des heures, sans autre limite que l’épuisement respiratoire
– pour la première fois de ma vie j’eus envie d’arrêter de fumer.
Généralement je me réveillais avant elle, mon premier mouvement
était de la lécher, très vite sa chatte était humide et elle
ouvrait les cuisses pour être prise : nous faisions l’amour
dans le lit, sur les divans, à la piscine, à la plage. Peut-être
des gens vivent-ils ainsi pendant de longues années, mais moi je
n’avais jamais connu un tel bonheur, et je me demandais comment
j’avais pu vivre jusque-là. Elle avait d’instinct les mimiques, les
petits gestes (s’humecter les lèvres avec gourmandise, serrer ses
seins entre les paumes pour vous les tendre) qui évoquent la fille
un peu salope, et portent l’excitation
de l’homme à son plus haut point. Être en elle était une source de
joies infinies, je sentais chacun des mouvements de sa chatte
lorsqu’elle la refermait, doucement ou plus fort, sur mon sexe,
pendant des minutes entières je criais et je pleurais en même
temps, je ne savais plus du tout où j’en étais, parfois lorsqu’elle
se retirait je m’apercevais qu’il y avait eu, très fort, de la
musique, et que je n’en avais rien entendu. Nous sortions rarement,
parfois nous allions prendre un cocktail dans un lounge bar de San
José, mais là aussi très vite elle se rapprochait de moi, posait la
tête sur mon épaule, ses doigts pressaient ma bite à travers le
tissu mince, et souvent nous allions tout de suite baiser dans les
toilettes – j’avais renoncé à porter des sous-vêtements, elle
n’avait jamais de culotte. Elle avait vraiment très peu
d’inhibitions : parfois, lorsque nous étions seuls dans le
bar, elle s’agenouillait entre mes jambes sur la moquette et me
suçait tout en terminant son cocktail à petites gorgées. Un jour,
en fin d’après-midi, nous fûmes surpris dans cette position par le
serveur : elle retira ma bite de sa bouche, mais la garda
entre ses mains, releva la tête et lui fit un grand sourire tout en
continuant à me branler de deux doigts ; il sourit également,
encaissa l’addition, et ce fut alors comme si tout était prévu,
arrangé de longue date par une autorité supérieure, et que mon
bonheur, lui aussi, était inclus dans l’économie du système.
J’étais au paradis, et je n’avais aucune
objection à continuer à y vivre pour le restant de mes jours, mais
elle dut partir au bout d’une semaine pour reprendre ses leçons de
piano. Le matin de son départ, avant son réveil, je massai
soigneusement mon gland avec la crème allemande ; puis je
m’agenouillai au-dessus de son visage, écartai ses longs cheveux
blonds et introduisis mon sexe entre ses lèvres ; elle
commença à téter avant même d’ouvrir les yeux. Plus tard, alors que
nous prenions le petit déjeuner, elle me dit que le goût plus
prononcé de mon sexe au réveil, mélangé à celui de la crème, lui
avait rappelé celui de la cocaïne. Je savais qu’après avoir sniffé
beaucoup de gens aimaient à lécher les grains de poudre restants.
Elle m’expliqua alors que, dans certaines parties, les filles
avaient un jeu consistant à se faire une ligne de coke sur le sexe
des garçons présents ; enfin elle n’allait plus tellement à ce
genre de parties maintenant, c’était plutôt quand elle avait seize,
dix-sept ans.
Le choc, pour moi, fut assez douloureux ;
le rêve de tous les hommes c’est de rencontrer des petites salopes
innocentes, mais prêtes à toutes les dépravations – ce que sont, à
peu près, toutes les adolescentes. Ensuite peu à peu les femmes
s’assagissent, condamnant ainsi les hommes à rester éternellement
jaloux de leur passé dépravé de petite salope. Refuser de faire
quelque chose parce qu’on l’a déjà fait, parce qu’on a déjà
vécu l’expérience, conduit rapidement à
une destruction, pour soi-même comme pour les autres, de toute
raison de vivre comme de tout futur possible, et vous plonge dans
un ennui pesant qui finit par se transformer en une amertume
atroce, accompagnée de haine et de rancœur à l’égard de ceux qui
appartiennent encore à la vie. Esther, heureusement, ne s’était
nullement assagie, mais je ne pus
pourtant pas m’empêcher de l’interroger sur sa vie sexuelle ;
elle me répondit, comme je m’y attendais, sans détour, et avec
beaucoup de simplicité. Elle avait fait l’amour pour la première
fois à l’âge de douze ans, après une soirée en discothèque lors
d’un séjour linguistique en Angleterre ; mais ce n’était pas
très important, me dit-elle, plutôt une expérience isolée. Ensuite,
il ne s’était rien passé pendant à peu près deux ans. Puis elle
avait commencé à sortir à Madrid, et là oui, il s’était passé pas
mal de choses, elle avait vraiment découvert les jeux sexuels.
Quelques partouzes, oui. Un peu de SM. Pas tellement de filles – sa
sœur était complètement bisexuelle, elle non, elle préférait les
garçons. Pour son dix-huitième anniversaire elle avait eu envie,
pour la première fois, de coucher avec deux garçons en même temps,
et elle en gardait un excellent souvenir, les garçons étaient en
pleine forme, cette histoire à trois s’était même prolongée quelque
temps, les garçons s’étaient peu à peu spécialisés, elle les
branlait et les suçait tous les deux mais l’un la pénétrait plutôt
par-devant, l’autre par-derrière, et c’était peut-être ce qu’elle
préférait, il réussissait vraiment à l’enculer très fort, surtout
lorsqu’elle avait acheté des poppers. Je l’imaginais, frêle petite
jeune fille, entrant dans les sex-shops de Madrid pour demander des
poppers. Il y a une brève période idéale, pendant la dissolution
des sociétés à morale religieuse forte, où les jeunes ont vraiment
envie d’une vie libre, débridée, joyeuse ; ensuite ils se
lassent, peu à peu la compétition narcissique reprend le dessus, et
à la fin ils baisent encore moins qu’à l’époque de morale
religieuse forte ; mais Esther appartenait encore à cette
brève période idéale, plus tardive en Espagne. Elle avait été si
simplement, si honnêtement sexuelle, elle s’était prêtée de si
bonne grâce à tous les jeux, à toutes les expériences dans le
domaine sexuel, sans jamais penser que ça puisse avoir quelque
chose de mal, que je ne parvenais même
pas réellement à lui en vouloir. J’avais juste la sensation tenace
et lancinante de l’avoir rencontrée trop tard, beaucoup trop tard,
et d’avoir gâché ma vie ; cette sensation, je le savais, ne
m’abandonnerait pas, tout simplement parce qu’elle était
juste.
Nous nous revîmes très souvent les semaines
suivantes, je passais pratiquement tous les week-ends à Madrid.
J’ignorais complètement si elle couchait avec d’autres garçons en
mon absence, je suppose que oui, mais je parvenais assez bien à
chasser la pensée de mon esprit, après tout elle était chaque fois
disponible pour moi, heureuse de me voir, elle faisait toujours
l’amour avec autant de candeur, aussi peu de retenue, et je ne vois
vraiment pas ce que j’aurais pu demander de plus. Il ne me venait
même pas à l’esprit, ou très rarement, de m’interroger sur ce
qu’une jolie fille comme elle pouvait bien me trouver. Après tout
j’étais drôle, elle riait beaucoup en
ma compagnie, c’était peut-être tout simplement la même chose qui
me sauvait, aujourd’hui comme avec Sylvie, trente ans auparavant,
au moment où j’avais commencé une vie amoureuse dans l’ensemble peu
satisfaisante et traversée de longues éclipses. Ce n’était
certainement pas mon argent qui l’attirait, ni ma célébrité – en
fait, à chaque fois que j’étais reconnu dans la rue en sa présence,
elle s’en montrait plutôt gênée. Elle n’aimait pas tellement non
plus être reconnue elle-même comme actrice – cela se produisait
aussi, quoique plus rarement. Il est vrai qu’elle ne se considérait
pas tout à fait comme une comédienne ; la plupart des comédiens
acceptent sans problème d’être aimés pour leur célébrité, et après
tout à juste titre puisqu’elle fait partie d’eux-mêmes, de leur
personnalité la plus authentique, de celle en tout cas qu’ils se
sont choisie. Rares par contre sont les hommes qui acceptent d’être
aimés pour leur argent, en Occident tout du moins, c’est autre
chose chez les commerçants chinois. Dans la simplicité de leurs
âmes, les commerçants chinois considèrent que leurs Mercedes classe
S, leurs salles de bains avec appareil d’hydromassage et plus
généralement leur argent font partie d’eux-mêmes, de leur
personnalité profonde, et n’ont donc aucune objection à soulever
l’enthousiasme des jeunes filles par ces attributs matériels, ils
ont avec eux le même rapport immédiat, direct, qu’un Occidental
pourra avoir avec la beauté de son visage – et au fond à plus juste
titre, puisque, dans un système politico-économique suffisamment
stable, s’il arrive fréquemment qu’un homme soit dépouillé de sa
beauté physique par la maladie, si la vieillesse de toute façon
l’en dépouillera inéluctablement, il est beaucoup plus rare qu’il
le soit de ses villas sur la Côte d’Azur, ou de ses Mercedes classe
S. Il reste que j’étais un névrosé occidental, et non pas un
commerçant chinois, et que dans la complexité de mon âme je
préférais largement être apprécié pour mon humour que pour mon
argent, ou même que pour ma célébrité – car je n’étais nullement
certain, au cours d’une carrière pourtant longue et active, d’avoir
donné le meilleur de moi-même, d’avoir exploré toutes les facettes
de ma personnalité, je n’étais pas un artiste authentique au sens
où pouvait l’être, par exemple, Vincent, parce que je savais bien
au fond que la vie n’avait rien de drôle mais j’avais refusé d’en
tenir compte, j’avais été un peu une pute quand même, je m’étais
adapté aux goûts du public, jamais je n’avais été réellement
sincère à supposer que ce soit possible, mais je savais qu’il
fallait le supposer et que si la sincérité, en elle-même, n’est
rien, elle est la condition de tout. Au fond de moi je me rendais
bien compte qu’aucun de mes misérables sketches, aucun de mes
lamentables scénarios, mécaniquement ficelés, avec l’habileté d’un
professionnel retors, pour divertir un public de salauds et de
singes, ne méritait de me survivre. Cette pensée était, par
moments, douloureuse ; mais je savais que je parviendrais,
elle aussi, à la chasser assez vite.
La seule chose que je m’expliquais mal, c’était
l’espèce de gêne qu’éprouvait Esther quand sa sœur lui téléphonait,
et que j’étais avec elle dans une chambre d’hôtel. En y pensant, je
pris conscience que si j’avais rencontré certains de ses amis – des
homosexuels essentiellement –, je n’avais jamais rencontré sa sœur,
avec qui pourtant elle vivait. Après un moment d’hésitation, elle
m’avoua qu’elle n’avait jamais parlé à sa sœur de notre
relation ; chaque fois qu’on se voyait elle prétendait être
avec une amie, ou un autre garçon. Je lui demandai pourquoi :
elle n’avait jamais réellement réfléchi à la question ; elle
sentait que sa sœur serait choquée, mais elle n’avait pas cherché à
approfondir. Ce n’était certainement pas le contenu de mes
productions, shows ou films, qui était en cause ; elle était
encore adolescente à la mort de Franco, elle avait participé
activement à la movida qui s’était ensuivie, et mené une vie
passablement débridée. Toutes les drogues avaient droit de cité
chez elle, de la cocaïne au LSD en passant par les champignons
hallucinogènes, la marijuana et l’ecstasy. Lorsque Esther avait
cinq ans sa sœur vivait avec deux hommes, eux-mêmes
bisexuels ; tous trois couchaient dans le même lit, et
venaient ensemble lui dire bonsoir avant qu’elle ne s’endorme. Plus
tard elle avait vécu avec une femme, sans cesser de recevoir de
nombreux amants, à plusieurs reprises elle avait organisé des
soirées assez chaudes dans l’appartement. Esther passait dire
bonsoir à tout le monde avant de rentrer dans sa chambre lire ses
Tintin. Il y avait quand même certaines limites, et sa sœur avait
une fois viré de chez elle sans ménagements un invité qui
s’essayait à des caresses trop appuyées sur la petite fille,
menaçant même d’appeler la police. « Entre adultes libres et
consentants », telle était la limite, et l’âge adulte
commençait à la puberté, tout cela était parfaitement clair, je
voyais très bien le genre de femme que c’était, et en matière
artistique elle était certainement partisane d’une liberté
d’expression totale. En tant que journaliste de gauche elle devait
respecter la thune, dinero, enfin je ne
voyais pas ce qu’elle pouvait me reprocher. Il devait y avoir autre
chose de plus secret, de moins avouable, et pour en avoir le cœur
net je finis par poser directement la question à Esther.
Elle me répondit après quelques minutes de
réflexion, d’une voix pensive : « Je pense qu’elle va
trouver que tu es trop vieux… » Oui c’était ça, j’en fus
convaincu dès qu’elle le dit, et la révélation ne me causa aucune
surprise, c’était comme l’écho d’un choc sourd, attendu. La
différence d’âge était le dernier tabou, l’ultime limite, d’autant
plus forte qu’elle restait la dernière, et qu’elle avait remplacé
toutes les autres. Dans le monde moderne on pouvait être
échangiste, bi, trans, zoophile, SM, mais il était interdit d’être
vieux. « Elle va trouver ça
malsain, pas normal que je ne sois pas avec un garçon de mon
âge… » poursuivit-elle avec résignation. Eh bien oui j’étais
un homme vieillissant, j’avais cette disgrâce – pour reprendre le terme employé par
Coetzee, il me paraissait parfait, je n’en voyais aucun
autre ; cette liberté de mœurs si charmante, si fraîche et si
séduisante chez les adolescents ne pouvait devenir chez moi que
l’insistance répugnante d’un vieux cochon qui refuse de
passer la main. Ce que penserait sa
sœur, à peu près tout le monde l’aurait pensé à sa place, il n’y
avait à cela pas d’issue – à moins d’être un commerçant
chinois.
J’avais décidé cette fois-là de rester à Madrid
toute la semaine, et deux jours plus tard j’eus une petite dispute
avec Esther au sujet de Ken Park, le
dernier film de Larry Clark, qu’elle avait tenu à aller voir.
J’avais détesté Kids, je détestai
Ken Park encore davantage, la scène où
cette sale petite ordure bat ses grands-parents m’était en
particulier insupportable, ce réalisateur me dégoûtait au dernier
degré, et c’est sans doute ce dégoût sincère qui fit que je fus
incapable de m’empêcher d’en parler alors que je me doutais bien
qu’Esther l’aimait par habitude, par conformisme, parce qu’il était
cool d’approuver la représentation de
la violence dans les arts, qu’elle l’aimait en somme sans vrai
discernement, comme elle aimait Michael Haneke par exemple, sans
même se rendre compte que le sens des films de Michael Haneke,
douloureux et moral, était aux antipodes de celui des films de
Larry Clark. Je savais que j’aurais mieux fait de me taire, que
l’abandon de mon personnage comique habituel ne pouvait m’attirer
que des ennuis, mais je ne pouvais pas, le démon de la perversité
était le plus fort ; nous étions dans un bar bizarre, très
kitsch, avec des miroirs et des dorures, rempli d’homosexuels
paroxystiques qui s’enculaient sans retenue dans des backrooms
adjacentes, mais cependant ouvert à tous, des groupes de garçons et
de filles prenaient tranquillement des Cocas aux tables voisines.
Je lui expliquai en vidant rapidement ma tequila glacée que
l’ensemble de ma carrière et de ma fortune je l’avais bâti sur
l’exploitation commerciale des mauvais instincts, sur cette
attirance absurde de l’Occident pour le cynisme et pour le mal, et
que je me sentais donc spécialement bien placé pour affirmer que
parmi tous les commerçants du mal Larry Clark était l’un des plus
communs, des plus vulgaires, simplement parce qu’il prenait sans
retenue le parti des jeunes contre les vieux, que tous ses films
n’avaient d’autre objectif que d’inciter les enfants à se comporter
envers leurs parents sans la moindre humanité, sans la moindre
pitié, et que cela n’avait rien de nouveau ni d’original, c’était
la même chose dans tous les secteurs culturels depuis une
cinquantaine d’années, cette tendance prétendument culturelle ne
dissimulait en fait que le désir d’un retour à l’état primitif où
les jeunes se débarrassaient des vieux sans ménagements, sans états
d’âme, simplement parce qu’ils étaient trop faibles pour se
défendre, elle n’était donc qu’un reflux brutal, typique de la
modernité, vers un stade antérieur à toute civilisation, car toute
civilisation pouvait se juger au sort qu’elle réservait aux plus
faibles, à ceux qui n’étaient plus ni productifs ni désirables, en
somme Larry Clark et son abject complice Harmony Korine n’étaient
que deux des spécimens les plus pénibles – et artistiquement les
plus misérables – de cette racaille nietzschéenne qui proliférait
dans le champ culturel depuis trop longtemps, et ne pouvaient en
aucun cas être mis sur le même plan que des gens comme Michael
Haneke, ou comme moi-même par exemple – qui m’étais toujours
arrangé pour introduire une certaine forme de doute, d’incertitude,
de malaise au sein de mes spectacles, même s’ils étaient (j’étais
le premier à le reconnaître) globalement répugnants. Elle
m’écoutait d’un air désolé mais avec beaucoup d’attention, elle
n’avait pas encore touché à son Fanta.
L’avantage de tenir un discours moral, c’est que
ce type de propos a été soumis à une censure si forte, et depuis
tant d’années, qu’il provoque un effet d’incongruité et attire
aussitôt l’attention de l’interlocuteur ; l’inconvénient,
c’est que celui-ci ne parvient jamais à vous prendre tout à fait au
sérieux. L’expression sérieuse et attentive d’Esther me désarçonna
un instant, mais je commandai un autre verre de tequila et je
continuai tout en prenant conscience que je m’excitais
artificiellement, que ma sincérité elle-même avait quelque chose de
faux : outre le fait patent que Larry Clark n’était qu’un
petit commerçant sans envergure et que le citer dans la même phrase
que Nietzsche avait déjà en soi quelque chose de dérisoire, je me
sentais au fond à peine plus concerné par ces sujets que par la
faim dans le monde, les droits de l’homme ou n’importe quelle
connerie du même genre. Je continuai pourtant, avec une acrimonie
croissante, emporté par cet étrange mélange de méchanceté et de
masochisme dont je souhaitais peut-être qu’il me conduise à ma
perte après m’avoir apporté la notoriété et la fortune. Non
seulement les vieux n’avaient plus le droit de baiser,
poursuivis-je avec férocité, mais ils n’avaient plus le droit de se
révolter contre un monde qui pourtant les écrasait sans retenue, en
faisait la proie sans défense de la violence des délinquants
juvéniles avant de les parquer dans des mouroirs ignobles où ils
étaient humiliés et maltraités par des aides-soignants décérébrés,
et malgré tout cela la révolte leur était interdite, la révolte
elle aussi – comme la sexualité, comme le plaisir, comme l’amour –
semblait réservée aux jeunes, et n’avoir aucune justification
possible en dehors d’eux, toute cause incapable de mobiliser
l’intérêt des jeunes était par avance disqualifiée, en somme les
vieillards étaient en tout point traités comme de purs déchets
auxquels on n’accordait plus qu’une survie misérable,
conditionnelle et de plus en plus étroitement limitée. Dans mon
scénario « le déficit de la sécurité
sociale », qui n’avait pas abouti – c’était d’ailleurs
le seul de mes projets à n’avoir pas abouti, et ça me paraissait
hautement significatif, poursuivis-je presque hors de moi –,
j’incitais au contraire les vieux à se révolter contre les jeunes,
à les utiliser et à les mater. Pourquoi
par exemple les adolescents mâles ou femelles, consommateurs
voraces et moutonniers, toujours friands d’argent de poche, ne
seraient-ils pas contraints à la
prostitution, seul moyen pour eux de rembourser dans une faible
mesure les efforts et fatigues immenses consentis pour leur
bien-être ? Et pourquoi, à une époque où la contraception
était au point, et le risque de dégénérescence génétique
parfaitement localisé, maintenir cet absurde et humiliant tabou de
l’inceste ? Voilà des vraies questions, des problèmes moraux
authentiques ! m’exclamai-je avec emportement ; ça, ce
n’était plus du Larry Clark.
Si j’étais acrimonieux, elle était douce ;
et si je prenais, sans la moindre retenue, le parti des vieux, elle
ne prenait pas, dans la même mesure, le parti des jeunes. Une
longue conversation s’ensuivit, de plus en plus émouvante et
tendre, dans ce bar d’abord, puis au restaurant, puis dans un autre
bar, dans la chambre d’hôtel enfin ; nous en oubliâmes même,
pour un soir, de faire l’amour. C’était notre première vraie
conversation, et c’était d’ailleurs me semblait-il la première
vraie conversation que j’aie avec qui que ce soit depuis des
années, la dernière remontait probablement aux débuts de ma vie
commune avec Isabelle, je n’avais peut-être jamais eu de véritable
conversation avec quelqu’un d’autre qu’une femme aimée, et au fond
il me paraissait normal que l’échange d’idées avec quelqu’un qui ne
connaît pas votre corps, n’est pas en mesure d’en faire le malheur
ou au contraire de lui apporter la joie, soit un exercice faux et
finalement impossible, car nous sommes des corps, nous sommes avant
tout, principalement et presque uniquement des corps, et l’état de
nos corps constitue la véritable explication de la plupart de nos
conceptions intellectuelles et morales. J’appris ainsi qu’Esther
avait eu une maladie de reins très grave, à l’âge de treize ans,
qui avait nécessité une longue opération, et que l’un de ses reins
était resté définitivement atrophié, ce qui l’obligeait à boire au
moins deux litres d’eau par jour, alors que le deuxième, pour
l’instant sauvé, pouvait à tout moment donner des signes de
faiblesse ; il me paraissait évident que c’était un détail
capital, que c’était même sans doute pour cela qu’elle ne s’était
pas assagie sur le plan sexuel :
elle connaissait le prix de la vie, et sa durée si brève. J’appris
aussi, et cela me parut encore plus important, qu’elle avait eu un
chien, recueilli dans les rues de Madrid, et qu’elle s’en était
occupée depuis l’âge de dix ans ; il était mort l’année
précédente. Une très jolie jeune fille, traitée avec des égards
constants et des attentions démesurées par l’ensemble de la
population masculine, y compris par ceux – l’immense majorité – qui
n’ont plus aucun espoir d’en obtenir une faveur d’ordre sexuel, et
même à vrai dire tout particulièrement par eux, avec une émulation
abjecte confinant chez certains quinquagénaires au gâtisme pur et
simple, une très jolie jeune fille devant qui tous les visages
s’ouvrent, toutes les difficultés s’aplanissent, accueillie partout
comme si elle était la reine du monde, devient naturellement une
espèce de monstre d’égoïsme et de vanité autosatisfaite. La beauté
physique joue ici exactement le même rôle que la noblesse de sang
sous l’Ancien Régime, et la brève conscience qu’elles pourraient
prendre à l’adolescence de l’origine purement accidentelle de leur
rang cède rapidement la place chez la plupart des très jolies
jeunes filles à une sensation de supériorité innée, naturelle,
instinctive, qui les place entièrement en dehors, et largement
au-dessus du reste de l’humanité. Chacun autour d’elle n’ayant pour
objectif que de lui éviter toute peine, et de prévenir le moindre
de ses désirs, c’est tout uniment qu’une très jolie jeune fille en
vient à considérer le reste du monde comme composé d’autant de
serviteurs, elle-même n’ayant pour
seule tâche que d’entretenir sa propre valeur érotique – dans
l’attente de rencontrer un garçon digne d’en recevoir l’hommage. La
seule chose qui puisse la sauver sur le plan moral, c’est d’avoir
la responsabilité concrète d’un être plus faible, d’être
directement et personnellement responsable de la satisfaction de
ses besoins physiques, de sa santé, de sa survie – cet être pouvant
être un frère ou une sœur plus jeune, un animal domestique, peu
importe.
Esther n’était certainement pas bien éduquée au sens habituel du terme, jamais
l’idée ne lui serait venue de vider un cendrier ou de débarrasser
le relief de ses repas, et c’est sans la moindre gêne qu’elle
laissait la lumière allumée derrière elle dans les pièces qu’elle
venait de quitter (il m’est arrivé, suivant pas à pas son parcours
dans ma résidence de San José, d’avoir à actionner dix-sept
commutateurs) ; il n’était pas davantage question de lui
demander de penser à faire un achat, de ramener d’un magasin où
elle se rendait une course non destinée à son propre usage, ou plus
généralement de rendre un service quelconque. Comme toutes les très
jolies jeunes filles elle n’était au fond bonne qu’à baiser, et il
aurait été stupide de l’employer à autre chose, de la voir
autrement que comme un animal de luxe, en tout choyé et gâté,
protégé de tout souci comme de toute tâche ennuyeuse ou pénible
afin de mieux pouvoir se consacrer à son service exclusivement
sexuel. Elle n’en était pas moins très loin d’être ce monstre
d’arrogance, d’égoïsme absolu et froid, ou, pour parler en termes
plus baudelairiens, cette infernale petite
salope que sont la plupart des très jolies jeunes
filles ; il y avait en elle la conscience de la maladie, de la
faiblesse et de la mort. Quoique belle, très belle, infiniment
érotique et désirable, Esther n’en était pas moins sensible aux
infirmités animales, parce qu’elle les connaissait ; c’est ce
soir-là que j’en pris conscience, et que je mis véritablement à
l’aimer. Le désir physique, si violent soit-il, n’avait jamais
suffi chez moi à conduire à l’amour, il n’avait pu atteindre ce
stade ultime que lorsqu’il s’accompagnait, par une juxtaposition
étrange, d’une compassion pour l’être désiré ; tout être
vivant, évidemment, mérite la compassion du simple fait qu’il est
en vie et se trouve par là-même exposé à des souffrances sans
nombre, mais face à un être jeune et en pleine santé c’est une
considération qui paraît bien théorique. Par sa maladie de reins,
par sa faiblesse physique insoupçonnable mais réelle, Esther
pouvait susciter en moi une compassion non feinte, chaque fois que
l’envie me prendrait d’éprouver ce sentiment à son égard. Étant
elle-même compatissante, ayant même des aspirations occasionnelles
à la bonté, elle pouvait également susciter en moi l’estime, ce qui
parachevait l’édifice, car je n’étais pas un être de passion, pas
essentiellement, et si je pouvais désirer quelqu’un de parfaitement
méprisable, s’il m’était arrivé à plusieurs reprises de baiser des
filles dans l’unique but d’assurer mon emprise sur elles et au fond
de les dominer, si j’étais même allé
jusqu’à utiliser ce peu louable sentiment dans des sketches,
jusqu’à manifester une compréhension troublante pour ces violeurs
qui sacrifient leur victime immédiatement après avoir disposé de
son corps, j’avais par contre toujours eu besoin d’estimer pour
aimer, jamais au fond je ne m’étais senti parfaitement à l’aise
dans une relation sexuelle basée sur la pure attirance érotique et
l’indifférence à l’autre, j’avais toujours eu besoin, pour me
sentir sexuellement heureux, d’un minimum – à défaut d’amour – de
sympathie, d’estime, de compréhension mutuelle ; l’humanité,
non, je n’y avais pas renoncé.
Non seulement Esther était compatissante et
douce, mais elle était suffisamment intelligente et fine pour se
mettre en l’occurrence à ma place. À l’issue de cette discussion où
j’avais défendu avec une impétuosité pénible – et stupide au
demeurant, puisqu’elle ne songeait nullement à me ranger dans cette
catégorie – le droit au bonheur pour les personnes vieillissantes,
elle conclut qu’elle parlerait de moi à sa sœur, et qu’elle
procéderait aux présentations dans un délai assez bref.
Pendant cette semaine à Madrid, où je fus
presque tout le temps avec Esther, et qui reste une des périodes
les plus heureuses de ma vie, je me rendis compte aussi que si elle
avait d’autres amants leur présence était singulièrement discrète,
et qu’à défaut d’être le seul – ce qui était, après tout, également
possible – j’étais sans nul doute le préféré. Pour la première fois de ma vie je me
sentais, sans restrictions, heureux d’être un homme, je veux dire
un être humain de sexe masculin, parce que pour la première fois
j’avais trouvé une femme qui s’ouvrait complètement à moi, qui me
donnait totalement, sans restrictions, ce qu’une femme peut donner
à un homme. Pour la première fois aussi je me sentais animé à
l’égard d’autrui d’intentions charitables et amicales, j’aurais
aimé que tout le monde soit heureux, comme je l’étais moi-même. Je
n’étais plus du tout un bouffon alors, j’avais laissé loin de moi
l’attitude humoristique ; je
revivais en somme, même si je savais que c’était pour la dernière
fois. Toute énergie est d’ordre sexuel, non pas principalement mais
exclusivement, et lorsque l’animal n’est plus bon à se reproduire
il n’est absolument plus bon à rien. Il en va de même pour les
hommes ; lorsque l’instinct sexuel est mort, écrit
Schopenhauer, le véritable noyau de la vie est consumé ;
ainsi, note-t-il dans une métaphore d’une terrifiante violence,
« l’existence humaine ressemble à une représentation théâtrale
qui, commencée par des acteurs vivants, serait terminée par des
automates revêtus des mêmes costumes ». Je ne voulais pas
devenir un automate, et c’était cela, cette présence réelle, cette
saveur de la vie vivante, comme aurait
dit Dostoïevski, qu’Esther m’avait rendue. À quoi bon maintenir en
état de marche un corps qui n’est touché par personne ? Et
pourquoi choisir une jolie chambre d’hôtel si l’on doit y dormir
seul ? Je ne pouvais, après tant d’autres finalement vaincus
malgré leurs ricanements et leurs grimaces, que m’incliner :
immense et admirable, décidément, était la puissance de
l’amour.