Daniel24,11
Comme probablement Marie22 au même âge, Marie23 est une néo-humaine enjouée, gracieuse. Même si le vieillissement n’a pas pour nous le caractère tragique qu’il avait pour les humains de la dernière période, il n’est pas exempt de certaines souffrances. Celles-ci sont modérées, comme le sont nos joies ; encore subsiste-t-il des variations individuelles. Marie22, par exemple, semble avoir été par moments étrangement proche de l’humanité, comme en témoigne ce message, pas du tout dans le ton néo-humain, qu’elle ne m’a finalement pas adressé (c’est Marie23 qui l’a retrouvé hier en consultant ses archives) :
Une vieille femme désespérée,
Au nez crochu
Dans son manteau de pluie
Traverse la place Saint-Pierre.
37510, 236, 43725, 82556. Des êtres humains chauves, vieux, raisonnables, vêtus de gris, se croisent à quelques mètres de distance dans leurs fauteuils roulants. Ils circulent dans un espace immense, gris et nu – il n’y a pas de ciel, pas d’horizon, rien ; il n’y a que du gris. Chacun marmotte en lui-même, la tête rentrée dans les épaules, sans remarquer les autres, sans même prêter attention à l’espace. Un examen plus attentif révèle que le plan sur lequel ils progressent est faiblement incliné ; de légères dénivellations forment un réseau de courbes de niveau qui guide la progression des fauteuils, et doit normalement empêcher toute possibilité de rencontre.
J’ai l’impression que Marie22 a souhaité, en réalisant cette image, exprimer ce que ressentiraient les humains de l’ancienne race s’ils se trouvaient confrontés à la réalité objective de nos vies – ce qui n’est pas le cas des sauvages : même s’ils circulent entre nos résidences, s’ils apprennent vite à s’en tenir éloignés, rien ne leur permet d’imaginer les conditions réelles, technologiques, de nos existences.
Son commentaire en témoigne, Marie22 semble même en être venue, sur la fin, à éprouver une certaine commisération pour les sauvages. Cela pourrait la rapprocher de Paul24, avec lequel elle a par ailleurs entretenu une correspondance soutenue ; mais alors que Paul24 trouve des accents schopenhaueriens pour évoquer l’absurdité de l’existence des sauvages, entièrement vouée à la souffrance, et pour appeler sur eux la bénédiction d’une mort rapide, Marie22 va jusqu’à envisager que leur destin aurait pu être différent, et qu’ils auraient pu, dans certaines circonstances, connaître une fin moins tragique. Il a pourtant été maintes fois démontré que la douleur physique qui accompagnait l’existence des humains leur était consubstantielle, qu’elle était la conséquence directe d’une organisation inadéquate de leur système nerveux, de même que leur incapacité à établir des relations interindividuelles sur un autre mode que celui de l’affrontement résultait d’une insuffisance relative de leurs instincts sociaux par rapport à la complexité des sociétés que leurs moyens intellectuels leur permettaient de fonder – c’était déjà patent dans le cas d’une tribu de taille moyenne, sans parler de ces conglomérats géants qui devaient rester associés aux premières étapes de la disparition effective.
L’intelligence permet la domination du monde ; elle ne pouvait apparaître qu’à l’intérieur d’une espèce sociale, et par l’intermédiaire du langage. Cette même sociabilité qui avait permis l’apparition de l’intelligence devait plus tard entraver son développement – une fois que furent mises au point les technologies de la transmission artificielle. La disparition de la vie sociale était la voie, enseigne la Sœur suprême. Il n’en reste pas moins que la disparition de tout contact physique entre néo-humains a pu avoir, a encore parfois le caractère d’une ascèse ; c’est d’ailleurs le terme même qu’emploie la Sœur suprême dans ses messages, selon leur formulation intermédiaire tout du moins. Dans les messages que j’ai moi-même adressés à Marie22, il en est certains qui relèvent de l’affectif bien plus que du cognitif, ou du propositionnel. Sans aller jusqu’à éprouver pour elle ce que les humains qualifiaient du nom de désir, j’ai pu parfois me laisser brièvement entraîner sur la pente du sentiment.
La peau fragile, glabre, mal irriguée des humains ressentait affreusement le vide des caresses. Une meilleure circulation des vaisseaux sanguins cutanés, une légère diminution de la sensibilité des fibres nerveuses de type L ont permis, dès les premières générations néo-humaines, de diminuer les souffrances liées à l’absence de contact. Il reste que j’envisagerais difficilement de vivre une journée entière sans passer ma main dans le pelage de Fox, sans ressentir la chaleur de son petit corps aimant. Cette nécessité ne diminue pas à mesure que mes forces déclinent, j’ai même l’impression qu’elle se fait plus pressante. Fox le sent, demande moins à jouer, se blottit contre moi, pose sa tête sur mes genoux ; nous demeurons des nuits entières dans cette position – rien n’égale la douceur du sommeil lorsqu’il se produit en présence de l’être aimé. Puis le jour revient, monte sur la résidence ; je prépare la gamelle de Fox, je me fais du café. Je sais à présent que je n’achèverai pas mon commentaire. Je quitterai sans vrai regret une existence qui ne m’apportait aucune joie effective. Considérant le trépas, nous avons atteint à l’état d’esprit qui était, selon les textes des moines de Ceylan, celui que recherchaient les bouddhistes du Petit Véhicule ; notre vie au moment de sa disparition « a le caractère d’une bougie qu’on souffle ». Nous pouvons dire aussi, pour reprendre les paroles de la Sœur suprême, que nos générations se succèdent « comme les pages d’un livre qu’on feuillette ».

Marie23 m’adresse plusieurs messages, que je laisse sans réponse. Ce sera le rôle de Daniel25 de prolonger, s’il le souhaite, le contact. Un froid léger envahit mes extrémités ; c’est le signe que j’entre dans les dernières heures. Fox le sent, pousse de petits gémissements, lèche mes orteils. Plusieurs fois déjà j’ai vu Fox mourir, avant d’être remplacé par son semblable ; j’ai connu les yeux qui se ferment, le rythme cardiaque qui s’interrompt sans altérer la paix profonde, animale, du beau regard brun. Je ne peux entrer dans cette sagesse, aucun néo- humain ne pourra réellement y parvenir ; je ne peux que m’en approcher, ralentir volontairement le rythme de ma respiration et de mes projections mentales.
Le soleil monte encore, atteint son zénith ; le froid, pourtant, se fait de plus en plus vif. Des souvenirs peu marqués apparaissent brièvement, puis s’effacent. Je sais que mon ascèse n’aura pas été inutile ; je sais que je participerai à l’essence des Futurs.
Les projections mentales, elles aussi, disparaissent. Il reste quelques minutes, probablement. Je ne ressens rien d’autre qu’une très légère tristesse.
La possibilité d'une île
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