Daniel25,9
Des sphères de métal brillant lévitaient dans
l’atmosphère ; elles tournaient lentement sur elles-mêmes en
émettant un chant légèrement vibrant. La population locale avait à
leur égard un comportement étrange, fait de vénération et de
sarcasme. Cette population était indiscutablement composée de
primates sociaux – avait-on cela dit affaire à des sauvages, à des
néo-humains, ou à une troisième espèce ? Leur habillement,
composé de grandes capes noires, de cagoules noires avec des trous
percés pour les yeux, ne permettait pas de le déterminer. Le décor
effondré comportait vraisemblablement des références à des paysages
réels – certaines vues pouvaient rappeler la description que
Daniel1 donne de Lanzarote ; je ne comprenais pas tout à fait
où Marie23 voulait en venir, avec cette reconstitution
iconographique.
Nous rendons
témoignage
Au centre
aperceptif,
À l’IGUS émotif
Survivant du
naufrage.
Même si Marie23, même si l’ensemble des
néo-humains et moi-même n’étions, comme il m’arrivait de le soup
çonner, que des fictions logicielles, la prégnance même de ces
fictions démontrait l’existence d’un ou plusieurs IGUS, que leur
nature soit biologique, numérique ou intermédiaire. L’existence en
elle-même d’IGUS suffisait à établir qu’une décrue s’était
produite, à un moment de la durée, au sein du champ des
potentialités innombrables ; cette décrue était la condition
du paradigme de l’existence. Les Futurs eux-mêmes, s’ils venaient à
être, devraient conformer leur statut ontologique aux conditions
générales de fonctionnement des IGUS. Hartle et Gell-Mann
établissent déjà que la fonction cognitive des IGUS (Information
Gathering and Utilizing Systems) présuppose des conditions de
stabilité et d’exclusion mutuelle des séquences d’événements. Pour
un IGUS observateur, qu’il soit naturel ou artificiel, une seule
branche d’univers peut être dotée d’une existence réelle ; si
cette conclusion n’exclut nullement la possibilité d’autres
branches d’univers, elle en interdit tout accès à un observateur
donné ; pour reprendre la formule, assez mystérieuse mais
synthétique, de Gell-Mann, « sur chaque branche, seule cette
branche est préservée ». La présence même d’une communauté
d’observateurs, fût-elle réduite à deux IGUS, apportait ainsi la
preuve de l’existence d’une réalité.
Pour s’en tenir à l’hypothèse courante, celle
d’une évolution sans solution de continuité au sein d’une lignée
« biologie du carbone », il n’y avait aucune raison de
penser que l’évolution des sauvages ait été interrompue par le
Grand Assèchement ; rien n’indiquait cependant qu’ils aient
pu, comme le supposait Marie23, accéder de nouveau au langage, ni
que des communautés intelligentes se soient formées, reconstruisant
des sociétés nouvelles sur des bases opposées à celles instaurées
jadis par les Fondateurs.
Ce thème des sociétés de sauvages, pourtant,
obsède Marie23, et elle y revient de plus en plus souvent au cours
de nos échanges, qui se font de plus en plus animés. Je ressens en
elle une sorte d’ébullition intellectuelle, d’impatience qui
déteint peu à peu sur moi alors que rien, dans les circonstances
extérieures, ne justifie la sortie de notre état de stase, et je
sors souvent ébranlé, et comme affaibli, de nos séquences
d’intermédiation. La présence de Fox, heureusement, ne tarde pas à
m’apaiser, et je m’installe dans mon fauteuil préféré, à
l’extrémité Nord de la pièce principale, pour attendre, les yeux
clos, tranquillement assis dans la lumière, notre prochain
contact.