Daniel1,1
« Or, que fait un rat
en éveil ? Il renifle. »
Jean-Didier – biologiste
Comme ils restent présents à ma mémoire, les
premiers instants de ma vocation de bouffon ! J’avais alors
dix-sept ans, et je passais un mois d’août plutôt morne dans un
club all inclusive en Turquie – c’est
d’ailleurs la dernière fois que je devais partir en vacances avec
mes parents. Ma conne de sœur – elle avait treize ans à l’époque –
commençait à allumer tous les mecs. C’était au petit
déjeuner ; comme chaque matin une queue s’était formée pour
les œufs brouillés, dont les estivants semblaient particulièrement
friands. À côté de moi, une vieille Anglaise (sèche, méchante, du
genre à dépecer des renards pour décorer son living-room), qui
s’était déjà largement servie d’œufs, rafla sans hésiter les trois
dernières saucisses garnissant le plat de métal. Il était onze
heures moins cinq, c’était la fin du service du petit déjeuner, il
paraissait impensable que le serveur apporte de nouvelles
saucisses. L’Allemand qui faisait la queue derrière elle se figea
sur place ; sa fourchette déjà tendue vers une saucisse
s’immobilisa à mi-hauteur, le rouge de l’indignation emplit son
visage. C’était un Allemand énorme, un colosse, plus de deux
mètres, au moins cent cinquante kilos. J’ai cru un instant qu’il
allait planter sa fourchette dans les yeux de l’octogénaire, ou la
serrer par le cou et lui écraser la tête sur le distributeur de
plats chauds. Elle, comme si de rien n’était, avec cet égoïsme
sénile, devenu inconscient, des vieillards, revenait en trottinant
vers sa table. L’Allemand prit sur lui, je sentis qu’il prenait
énormément sur lui, mais son visage recouvra peu à peu son calme et
il repartit tristement, sans saucisses, en direction de ses
congénères.
À partir de cet incident, je composai un petit
sketch relatant une révolte sanglante dans un club de vacances,
déclenchée par des détails minimes contredisant la formule
all inclusive : une pénurie de
saucisses au petit déjeuner, suivie d’un supplément à payer pour le
minigolf. Le soir même je présentai ce sketch lors de la soirée
« Vous avez du talent ! » (un soir par semaine le
spectacle était composé de numéros proposés par les vacanciers, à
la place des animateurs professionnels) ; j’interprétais tous
les personnages à la fois, débutant ainsi dans la voie du
one man show dont je ne devais
pratiquement plus sortir, tout au long de ma carrière. Presque tout
le monde venait au spectacle d’après-dîner, il n’y avait pas
grand-chose à foutre jusqu’à l’ouverture de la discothèque ;
cela faisait déjà un public de huit cents personnes. Ma prestation
obtint un succès très vif, beaucoup riaient aux larmes et il y eut
des applaudissements nourris. Le soir même, à la discothèque, une
jolie brune appelée Sylvie me dit que je l’avais beaucoup fait
rire, et qu’elle appréciait les garçons qui avaient le sens de
l’humour. Chère Sylvie. C’est ainsi que je perdis ma virginité, et
que se décida ma vocation.
Après mon baccalauréat, je m’inscrivis à un
cours d’acteurs ; s’ensuivirent des années peu glorieuses
pendant lesquelles je devins de plus en plus méchant, et par
conséquent de plus en plus caustique ; le succès, dans ces
conditions, finit par arriver – d’une ampleur, même, qui me
surprit. J’avais commencé par des petits sketches sur les familles
recomposées, les journalistes du Monde,
la médiocrité des classes moyennes en général – je réussissais très
bien les tentations incestueuses des intellectuels en milieu de
carrière face à leurs filles ou belles-filles, le nombril à l’air
et le string dépassant du pantalon. En résumé, j’étais un
observateur acéré de la réalité
contemporaine ; on me comparait souvent à Pierre
Desproges. Tout en continuant à me consacrer au one man show, j’acceptai parfois des invitations
dans des émissions de télévision que je choisissais pour leur forte
audience et leur médiocrité générale. Je ne manquais jamais de
souligner cette médiocrité, subtilement toutefois : il fallait
que le présentateur se sente un peu en danger, mais pas trop. En
somme, j’étais un bon
professionnel ; j’étais juste un peu surfait. Je
n’étais pas le seul.
Je ne veux pas dire que mes sketches n’étaient
pas drôles ; drôles, ils l’étaient. J’étais, en effet, un
observateur acéré de la réalité contemporaine ; il me semblait
simplement que c’était si élémentaire, qu’il restait si peu de
choses à observer dans la réalité contemporaine : nous avions
tant simplifié, tant élagué, tant brisé de barrières, de tabous,
d’espérances erronées, d’aspirations fausses ; il restait si
peu, vraiment. Sur le plan social il y avait les riches, il y avait
les pauvres, avec quelques fragiles passerelles – l’ascenseur social, sujet sur lequel il était convenu
d’ironiser ; la possibilité plus sérieuse de se ruiner. Sur le
plan sexuel il y avait ceux qui inspiraient le désir, et ceux qui
n’en inspiraient aucun : mécanisme exigu, avec quelques
complications de modalité (l’homosexualité, etc.), quand même
aisément résumable à la vanité et à la compétition narcissique,
déjà bien décrites par les moralistes français trois siècles
auparavant. Il y avait bien sûr par ailleurs les braves gens, ceux qui travaillent, qui opèrent la
production effective des denrées, ceux aussi qui – de manière
quelque peu comique, ou pathétique si l’on veut (mais j’étais,
avant tout, un comique) – se sacrifient pour leurs enfants ;
ceux qui n’ont ni beauté dans leur jeunesse, ni ambition plus tard,
ni richesse jamais ; qui adhèrent cependant de tout cœur – et
même les premiers, avec plus de sincérité que quiconque – aux
valeurs de la beauté, de la jeunesse, de la richesse, de l’ambition
et du sexe ; ceux qui forment, en quelque sorte, le
liant de la sauce. Ceux-là ne
pouvaient, j’ai le regret de le dire, pas constituer un
sujet. J’en introduisais quelques-uns
dans mes sketches pour donner de la diversité, de l’effet de réel ; je commençais quand même
sérieusement à me lasser. Le pire est que j’étais considéré comme
un humaniste ; un humaniste
grinçant, certes, mais un humaniste.
Voici, pour situer, une des plaisanteries qui émaillaient mes
spectacles :
« Tu sais comment on appelle le gras qu’y a
autour du vagin ?
Non.
La femme. »
Chose étrange, j’arrivais à placer ce genre de
trucs sans cesser d’avoir de bonnes critiques dans Elle et dans Télérama ; il est vrai que l’arrivée des
comiques beurs avait revalidé les dérapages machistes, et que je
dérapais concrètement avec grâce : lâchage de carres, reprise,
tout dans le contrôle. Finalement, le plus grand bénéfice du métier
d’humoriste, et plus généralement de l’attitude humoristique dans la vie, c’est de pouvoir
se comporter comme un salaud en toute impunité, et même de pouvoir
grassement rentabiliser son abjection, en succès sexuels comme en
numéraire, le tout avec l’approbation générale.
Mon humanisme supposé reposait en réalité sur
des bases bien minces : une vague saillie sur les buralistes,
une allusion aux cadavres des clandestins nègres rejetés sur les
côtes espagnoles avaient suffi à me valoir une réputation
d’homme de gauche et de défenseur des droits de l’homme. Homme de gauche,
moi ? J’avais occasionnellement pu introduire dans mes
sketches quelques altermondialistes, vaguement jeunes, sans leur
donner de rôle immédiatement antipathique ; j’avais
occasionnellement pu céder à une certaine démagogie : j’étais,
je le répète, un bon professionnel. Par ailleurs j’avais une tête
d’Arabe, ce qui facilite ; le seul contenu résiduel de la
gauche en ces années c’était l’antiracisme, ou plus exactement le
racisme antiblancs. Je ne comprenais d’ailleurs pas très bien d’où
me venait ce faciès d’Arabe, de plus en plus caractéristique au fil
des années : ma mère était d’origine espagnole et mon père, à
ma connaissance, breton. Ma sœur par exemple, la petite pétasse,
avait indiscutablement le type méditerranéen, mais elle n’était pas
moitié aussi basanée que moi, et ses cheveux étaient lisses. On
aurait pu s’interroger : ma mère s’était-elle montrée d’une
fidélité scrupuleuse ? Ou avais-je pour géniteur un Mustapha
quelconque ? Ou même – autre hypothèse – un Juif ?
Fuck with that : les Arabes
venaient à mes spectacles, massivement – les Juifs aussi
d’ailleurs, quoique un peu moins ; et tous ces gens payaient
leur ticket, plein tarif. On se sent concerné par les circonstances
de sa mort, c’est certain ; par les circonstances de sa
naissance, c’est plus douteux.
Quant aux droits de
l’homme, bien évidemment, je n’en avais rien à foutre ;
c’est à peine si je parvenais à m’intéresser aux droits de ma
queue.
Dans ce domaine, la suite de ma carrière avait à
peu près confirmé mon premier succès du club de vacances. Les
femmes manquent d’humour en général, c’est pourquoi elles
considèrent l’humour comme faisant partie des qualités
viriles ; les occasions de disposer mon organe dans un des
orifices adéquats ne m’ont donc pas manqué, tout au long de ma
carrière. Au vrai, ces coïts n’eurent rien d’éclatant : les
femmes qui s’intéressent aux comiques sont en général des femmes un
peu âgées, aux approches de la quarantaine, qui commencent à sentir
que l’affaire va mal tourner. Certaines avaient un gros cul,
d’autres des seins en gant de toilette, parfois les deux. Elles
n’avaient, en somme, rien de très bandant ; et quand
l’érection diminue, quand même, on s’intéresse moins. Elles
n’étaient pas très vieilles, non plus ; je savais qu’aux
approches de la cinquantaine elles rechercheraient de nouveau des
choses fausses, rassurantes et faciles – qu’elles ne trouveraient
d’ailleurs pas. Dans l’intervalle, je ne pouvais que leur confirmer
– bien involontairement, croyez-moi, ce n’est jamais agréable – la
décroissance de leur valeur érotique ; je ne pouvais que
confirmer leurs premiers soupçons, leur instiller malgré moi une
vision désespérée de la vie : non ce n’était pas la maturité
qui les attendait, mais simplement la vieillesse ; ce n’était
pas un nouvel épanouissement qui était au bout du chemin, mais une
somme de frustrations et de souffrances d’abord minimes, puis très
vite insoutenables ; ce n’était pas très sain, tout cela, pas
très sain. La vie commence à cinquante ans, c’est vrai ; à
ceci près qu’elle se termine à quarante.