Le matin du vendredi dix-sept janvier 1794 – 28 nivôse, An II –, Jean du Barry fut transféré de la prison de la Visitation au Tribunal révolutionnaire. Pour l'occasion, il s'habilla à l'ancienne mode, avec perruque, habit à la française, bas et chaussures à boucles. Il faisait froid et un brave gardien lui prêta un manteau avant de l'aider à monter dans la charrette des prévenus. Dans les rues de Toulouse, l'impression fut saisissante : on eût dit un personnage d'un autre temps. Les badauds le regardèrent passer en silence. Trois ou quatre individus seulement lui crièrent des injures. Arrivé au Tribunal, on le fit attendre deux bonnes heures dans une petite pièce en compagnie d'autres suspects que l'on devait juger. La salle d'audience était pleine : beaucoup de monde avait tenu à voir comment le roué se défendrait. Le pays se trouvait alors assiégé par les puissances de l'Europe réunies, et tout concourait à le désigner coupable d'intelligence avec l'ennemi. Les preuves étaient accablantes. Le président du Tribunal me prévint qu'il ne servait à rien de faire durer l'affaire : Paris voulait des têtes. Celle d'un du Barry valait son pesant de symbole.
Lorsque son tour fut venu, le comte entra dans la salle d'audience, appuyé au bras de son avocat. C'était un dénommé Barère, commis d'office à la cause des accusés. Il n'en sauvait jamais aucun. D'ailleurs, comment l'aurait-il pu ? Presque bègue, ne lisant pas les dossiers de ses clients, Barère laissait aux prévenus le soin de se défendre, et opinait toujours aux décisions du tribunal. J'ai souvent regretté cette pantomime, mais l'époque était ainsi. Le comte du Barry ne sembla pas ému de la nullité de son défenseur ; il écouta avec attention ma lecture de l'acte d'accusation. Je démontrai durant une demi-heure les preuves de sa culpabilité. À la fin, je réclamai la sentence suprême. Quelques applaudissements me saluèrent, et le président demanda au comte ce qu'il avait à répondre. Jean du Barry se leva, me regarda, considéra ensuite longuement la salle, puis se rassit sur son banc sans un mot. Le président réitéra sa demande. Le comte se contenta de le toiser, un franc sourire aux lèvres. Ce fut tout. On ne tira plus rien de lui. Quarante minutes après le début du procès, à midi exactement, le Tribunal condamna le comte du Barry à avoir la tête tranchée. La sentence était exécutable dans l'instant.
La coutume voulait que les condamnés retournent à leur prison afin de se mettre en règle avec Dieu ou leurs affaires privées. Le comte ne réclama pas les secours d'un prêtre, mais fit le tour de chacun des autres prisonniers, à qui il distribua les maigres biens de sa cellule. Ensuite, il mangea un peu. Tout du long, il se montra calme et comme las. À deux heures de l'après-midi, on vint le chercher. La guillotine était dressée face au Capitole sur l'ancienne place Royale, à quelques minutes de la prison de la Visitation. Une foule nombreuse s'y rassembla une heure avant l'exécution. L'air était glacial mais le soleil brillait dans un ciel dégagé. Le convoi eut un peu de mal à se frayer un chemin parmi la foule qui encombrait les abords de la place. Le comte était debout, se tenant des deux mains aux ridelles de la charrette ; sa haute taille permettait de le distinguer parfaitement. Il était maintenant tête nue car avant de quitter la prison, l'auxiliaire du bourreau avait exigé qu'il ôtât sa perruque. La chose sembla l'amuser. La charrette s'arrêta au pied de l'échafaud. On aida le comte à descendre. Il parut hésiter un instant avant de se reprendre et de gravir d'un pas assuré les escaliers en haut desquels l'attendait le bourreau. Pendant qu'on lui liait les mains, il me donna le sentiment de chercher quelqu'un du regard dans la foule. Il conserva beaucoup de calme et fut d'une grande fermeté d'âme jusqu'à l'ultime instant. Sa tête tomba à trois heures de l'après-midi.
Quelques minutes plus tard, la place était en train de se vider quand des cris se firent entendre. Une bousculade s'ensuivit et la garde nationale eut le plus grand mal à arracher des mains de la foule un individu tout couvert de sang. Selon plusieurs témoins, on l'avait surpris sous l'échafaud en train de boire le sang qui coulait entre les planches. Plusieurs personnes le prirent alors violemment à partie. Et bien que l'homme ait été d'une taille formidable, la foule l'aurait massacré sans l'intervention des soldats ; on le plaça ensuite sous bonne garde à la conciergerie de l'hôtel de ville. Je jugeai l'épisode fort curieux et je demandai à voir ce dément. D'une cinquantaine d'années, la mine fort ingrate, mais d'une belle carrure, l'homme me parut encore très exalté, comme ivre. Il parlait de boire le sang du tyran, de vengeance, et, étrangement, du bon tour qu'il aurait joué au condamné. Je lui demandai son nom. Il me répondit « Simon Cérès, domestique du ci-devant du Barry » et éclata d'un rire d'aliéné. L'affaire avait fait beaucoup de scandale : je décidai de le garder en prison afin d'en savoir plus. Le lendemain, je me rendis dans sa cellule. Sa santé mentale semblait encore bien altérée, mais son élocution était maintenant plus claire. Voici ce qu'il me raconta. Au service du comte depuis quarante années, il avoua l'avoir haï dès le premier instant de leur rencontre. Au fil de son service, sa haine grandit des mauvais traitements qu'il se plaignait d'avoir subi. Esclave de son maître, il en conçut le sourd désir de se venger. À ma grande stupeur, il m'expliqua comment, lors d'un voyage où il accompagnait le comte en Italie, il contrefit plusieurs lettres qu'il envoya lui-même à Toulouse, au domicile de du Barry. Là, un domestique de ses complices les récupéra avant de les lui rendre après son retour. Il les cacha ensuite derrière un meuble. J'étais abasourdi. Tout cela ressemblait à une lugubre farce, pourtant Simon pouvait réciter les fameuses lettres au mot près. Il se vanta aussi de s'être éduqué patiemment, en secret du comte, qui, disait-il, le jugeait une brute. Il me le prouva sur-le-champ en écrivant un courrier en tout point ressemblant à ceux qui avaient envoyé le comte à l'échafaud. Il jubilait, ne semblant pas se rendre compte de ce qu'il disait. À un moment, il éclata en sanglots puis fut repris d'un rire déplaisant. Le bougre n'avait plus que des bribes de raison. Quant à savoir pourquoi il s'était piqué de boire le sang de son maître, il me broda une fable macabre où il était question de philtres, de potions et autres magies de bazar. À cette époque, je n'avais pas encore pris connaissance des Mémoires du comte, mais maintenant, je perçois un peu mieux ce qui traversa l'esprit dérangé de Simon.
Vrais ou faux, les aveux de ce pauvre homme m'embarrassèrent, je l'avoue. Peut-être avait-on condamné le comte sur de fausses preuves, je n'aurais su le dire, mais dans le doute, je préférai taire les déclarations de Simon : l'époque demandait une justice ferme et sereine. Je le fis envoyer dans une institution où l'on renfermait les déments. Il paraît qu'il s'en serait évadé quelques années plus tard. On n'entendit plus jamais parler de lui.
J'ai récupéré les papiers personnels et le manuscrit des Mémoires du comte au greffe de la prison, avant de les oublier toutes ces années au fond de ma bibliothèque. Je les rends publiques aujourd'hui car plus aucun des protagonistes de cette histoire n'est encore en vie. Guillaume du Barry a échappé à la guillotine, et recouvra une partie de ses biens sous le Directoire. Il mourut en 1811, paisiblement. Comme ses deux sœurs, Bischi et Chon, décédées respectivement en 1801 et 1809. De cette famille, il vient de mourir le dernier représentant : Alexandre Edmé du Barry, fils de Guillaume. Il fut lieutenant-colonel durant l'Empire, et y gagna la Légion d'honneur, avant d'être décoré de l'ordre de Saint-Louis sous Louis XVIII.
L'hôtel du Barry, à Toulouse, est aujourd'hui un pensionnat de jeunes filles tenu par des Bénédictines. Le roué aurait certainement apprécié.