Chapitre II

Le 17 mai 1753, je n'étais pas encore vieux, mais déjà plus un jeune homme. De guerre lasse, j'avais presque abdiqué mes rêves d'aventures et je m'apprêtais à être le héros d'une journée d'anniversaire qui s'annonçait sans plus de relief que les vingt-neuf précédentes. Pour l'occasion, voulant m'être agréable malgré nos fréquentes disputes, mon épouse avait fait préparer un déjeuner des plus copieux, servi dans le jardin de notre maison sur des tables drapées de tulle et ornées de la grande vaisselle de porcelaine du domaine. Quelques pièces y manquaient, mais le tout avait encore une incontestable tenue. Comme chaque année, mon frère, mes deux sœurs et quelques amis du voisinage assistaient à une journée qui n'avait certes rien d'exceptionnel, mais qui, à un regard étranger, aurait pu passer comme le parfait tableau de la douceur de vivre campagnarde. Dans cette peinture en trompe l'œil, je figurais en maître de maison, jouant toute la journée le rôle du débonnaire et attentif frère et mari. Nul n'était dupe de cette mise en scène, mais elle était une survivance de l'époque où mes parents vivaient encore et où nos querelles intestines étaient soumises à une fragile trêve.

Après le traditionnel plat de rôti de veau qui présidait aux agapes de mes anniversaires – que j'appréciais d'ailleurs très modérément mais dont une légende familiale me faisait un grand amateur –, ma femme porta le toast rituel à ma santé et à ma prospérité. Elle l'agrémenta cette année-là d'un vœu :

— Cher Jean, cher mari, je vous souhaite, pour les trente prochaines années, plus de calme et de pondération que lors des trente premières, dit-elle avec une pointe de cynisme.

Bien que désirant intimement le contraire, je lui répondis gracieusement en souhaitant partager les trois prochaines décennies avec elle et entourée de mes proches. Mon frère, de son côté, ne se donna pas la peine de me souhaiter quoi que ce fût ; il se contenta de vider son verre en me regardant par en dessous. Quant à mes deux sœurs, trop occupées à se quereller un ultime morceau de veau, elles ne levèrent le nez de leurs assiettes que lorsque notre vieux valet de chambre vint annoncer l'arrivée d'un visiteur qui demandait à me voir. Nous n'attendions personne, mais, plutôt content de cet imprévu, je répondis de le faire venir jusqu'à nous. L'instant d'après, un jeune homme à la mine franche et honnête entrait timidement dans notre jardin, un gros portefeuille de cuir marron sous le bras, et tenant son chapeau dans les mains. Visiblement surpris de faire irruption dans une fête de famille, il s'arrêta au bout de quelques pas, cherchant des yeux à qui s'adresser. Je le rassurai en l'interpellant courtoisement et en l'engageant à se présenter. Rasséréné, il s'avança vers moi, et tout en me saluant fort honorablement il déclina d'un ton assuré son identité et les raisons de sa venue.

— Monsieur le comte, maître Forland, notaire à Toulouse, rue de l'Ancien-Évêché, dont je suis le premier clerc, m'a chargé de vous remettre ce pli officiel. Après que vous en aurez pris connaissance, je dois recueillir votre signature et vous informer des détails de la procédure de succession, dit sobrement le jeune clerc avant d'extraire de son portefeuille et de déposer devant moi une large enveloppe scellée d'un fort cachet de cire bleu.

Je restai interloqué. Mais, instinctivement – je m'en souviens encore fort bien près de trente années plus tard –, j'ai senti que le destin venait de prendre les traits de ce jeune homme. Mon frère Guillaume fut toutefois le plus prompt à réagir.

— Vous dites succession ? Vous devez faire erreur, monsieur, nous n'avons rien légué et, à ma connaissance, personne dans notre famille n'a l'intention de décéder rapidement, dit-il d'un ton narquois, jetant un coup d'œil vers moi à la fin de sa tirade.

Le clerc ne se démonta pas. Et sans un regard pour mon frère, il s'adressa à nouveau à moi.

— De ce que je sais, monseigneur, vous êtes bien le parent, cousin au second degré, de Jean de Bassville, comte de Cérès ?

— C'est exact, comment va-t-il ? rétorquai-je, même si je pressentais la réponse.

Et, d'un ton de circonstance, le sympathique jeune clerc nous annonça le malheur qui venait de s'abattre sur la maison de mon cousin. Mon cœur se mit à battre plus fort.

Le jeune homme relata alors les circonstances de la disparition de mon malheureux parent.

— La semaine dernière, alors qu'il rentrait en pleine nuit chez lui après avoir rendu visite à un ami – j'appris plus tard qu'il revenait d'une petite maison tenue par une Hollandaise de ma connaissance –, M. le comte a été attaqué par des brigands à quelques pas de son hôtel particulier. Ne voulant pas donner sa bourse à ses agresseurs, il a reçu une demi-douzaine de coups de poignard qui vinrent à bout de sa résistance et de sa vie.

Mes sœurs et ma femme laissèrent échapper une bordée de « ciel », « mon Dieu » et autres « quelle horreur ! » Mon frère resta, lui, plus attentif. Toujours très poli, le jeune clerc reprit son récit.

— La nouvelle a d'abord été tenue secrète par l'intendant de Toulouse pour ne pas affoler la cité. Mais trois jours après ce lâche assassinat, les meurtriers ont été arrêtés, et la mort de votre cousin a été rendue publique. Veuf et sans enfants, il n'avait en droite ligne que votre famille, conclut-il avant de préciser que, selon les recherches effectuées par le notaire, c'était à moi que revenait l'héritage.

Il me fallait désormais me rendre à Toulouse pour les formalités d'usage et prendre possession des biens de mon cousin. Croyant avoir gâché notre fête de famille avec cette nouvelle, le jeune homme demanda ensuite à se retirer après que j'eus signé un premier document. Les quelques amis présents s'en allèrent également, tout en me faisant part de leurs sincères condoléances pour le décès d'un parent que je n'avais vu que deux fois dans ma vie, lors de mon mariage et à l'enterrement de mon père. Je restai seul avec ma famille, et la conversation prit très vite un autre ton. Mon frère ouvrit le feu le premier.

— Eh bien mon frère, en cette journée d'anniversaire, voilà un beau cadeau de notre défunt cousin, dit-il en insistant légèrement sur « notre ».

Bischi, ma sœur cadette, lui emboîta le pas, et fut plus précise encore.

— Un présent qu'il vient de nous faire, ajouta-t-elle en appuyant sur « nous » d'une voix aiguë.

Avant que je n'eusse le temps de répondre, ma femme tenta de rappeler que, pour l'heure, le chagrin de la perte de notre cousin devait l'emporter sur les détails de sa succession. J'allais également le dire, quand mon frère reprit la parole.

— Chère sœur, dit-il sèchement, en s'adressant à ma femme, cette affaire regarde les du Barry. Notre parent avait l'avantage de vivre en misanthrope et il veillait à n'entretenir d'affections particulières pour quiconque. Le sage homme en laissera d'autant moins de chagrin derrière lui. Pleurez notre vieux cousin si vous le souhaitez, mais son héritage nous concerne, moi, mes sœurs et… mon frère, bien sûr. Tu es d'accord, Jean ?

— Évidemment, Guillaume, dis-je, sans relever le ton qu'il venait d'employer avec mon épouse. Mais Catherine a raison, il est encore un peu tôt pour évoquer ces questions.

Mon frère repoussa d'un geste sec la soucoupe à café en porcelaine qu'il avait devant lui. La tasse qu'elle supportait se renversa.

— Il n'est jamais trop tôt lorsqu'il s'agit de préserver le lustre de notre lignée, lâcha Guillaume, le regard noir. Cet événement est bien triste, je vous le concède, mais la déchéance dans laquelle est tombée notre famille l'est plus encore. Si l'argent de notre malheureux cousin peut subvenir à relever notre nom, nous devons parler dès maintenant de ce que « nous » allons faire de cet héritage.

Bischi et Chon dirent sensiblement la même chose, mais chacune de leur côté, si bien que les deux pies s'insultèrent bientôt mutuellement pour tenter de se faire taire. Elles ne m'entendirent même pas lorsque je rassurai mon cadet en lui précisant que dans mon esprit il n'avait jamais été question d'utiliser cet héritage à quelque autre fin qu'à l'usage du bonheur de tous les membres de la famille. Mais Guillaume ne fut pas satisfait de mes assurances.

— Jean, tout doit être bien clair entre nous. La moitié de l'héritage de notre cousin doit servir à m'installer et à doter nos sœurs. Tu n'y vois pas d'objections ? dit-il en haussant la voix.

Bischi et Chon s'arrêtèrent aussitôt de hurler.

La demande de mon frère était limpide et, je dois l'avouer aujourd'hui, non dénuée de fondement. J'étais certes le chef de famille, mais je me devais de veiller au bien-être de mes frère et sœurs. Après quelques secondes, je convenais de bonne grâce, du moins le croyais-je alors, que cet héritage devait être partagé entre nous tous. Et afin que cette affaire ne troublât pas notre harmonie familiale, je proposais de me rendre dès le lendemain à Toulouse, qui n'était qu'à une demi-journée de cheval, pour régler les funérailles de notre cousin et endosser sa succession. Le visage de Guillaume s'éclaira légèrement : semblant rassuré, il se leva, reposa délicatement sur sa soucoupe la tasse renversée et se dirigea vers la bibliothèque. Mes deux sœurs le suivirent, bras dessus, bras dessous, visiblement enchantées du cadeau que venait de leur apporter ma journée d'anniversaire.

 

Le jour commençait à tomber. L'air était d'une douceur qui ne s'éprouve qu'au printemps. Un léger vent du soir faisait frémir les arbres centenaires de la colline sur laquelle se dressait notre demeure. Je restai dans le jardin avec ma femme. Alors qu'elle l'avait vu peu d'instants lors de notre mariage, cinq ans plus tôt, Catherine semblait sincèrement peinée de la disparition de notre cousin. Mais après quelques minutes de recueillement, elle ne put toutefois s'empêcher de me demander si je savais à combien s'élevait ce miraculeux héritage. Aussitôt, je me composai un air courroucé du plus bel effet et lui reprochai d'un ton grave de poser une question si vulgaire en un tel moment. Agacé, je la renvoyai sèchement.

Une fois seul, je me versai un verre de liqueur de genièvre et pus enfin sereinement me livrer à l'inventaire des biens de mon cousin dont je me rappelais vaguement l'existence. Avec l'hôtel toulousain, les terres et le domaine de Cérès, dont il était, dans mon souvenir, propriétaire, et le numéraire que le vieux grippe-sou devait avoir caché chez quelques-uns des banquiers de la ville, j'évaluai le tout à pas moins de deux cent mille livres.

De son côté, mon frère épluchait nos papiers de famille pour tenter d'estimer les biens de notre défunt cousin. Il y passa une grande partie de la nuit.

 

Le lendemain matin, avant de monter à cheval pour prendre la route de Toulouse, Guillaume me remit un mémoire sur lequel figurait un décompte peu éloigné du mien. Chemin faisant, j'affinai cependant l'estimation à deux cent vingt mille livres, en y ajoutant le prix d'une métairie qui avait échappé à nos comptabilités respectives. Après un voyage des plus tranquille, j'entrai à Toulouse, salué par les douze coups de midi de la grande horloge de la cathédrale Saint-Étienne.