Chapitre X

Il serait fastidieux de vous conter les suites de ma première année à Paris. Retenez seulement de ce voyage au long cours qu'à l'automne 1754, j'étais au seuil de la banqueroute. Eh oui, quatorze mois après ma fugue de Toulouse, il ne me restait en tout et pour tout que deux mille livres auxquelles s'ajoutaient – ou desquelles se retranchaient si vous préférez – vingt mille livres de dettes chez divers usuriers de la place et cinq mille livres de débit dans quelques bonnes maisons. Les plus parcimonieux des lecteurs se demanderont sûrement comment ai-je pu manger cent vingt mille livres en une année et me suis-je endetté pour vingt-cinq mille de plus. Moi-même, j'ai du mal à me souvenir des détails dont je ne vous entretiendrai d'ailleurs pas tant ils seraient de nature à nous endormir. Il me revient juste que j'ai beaucoup joué et peu gagné ; que j'ai souvent prêté et jamais réclamé ; que j'ai assidûment invité et toujours payé. Cette conduite vida ma bourse mais me bâtit une des plus belles réputations de Paris. Connu dans le beau monde pour être prodigue, ma popularité dans ce domaine fit toutefois tousser chez les prêteurs, si bien qu'il me devint bientôt très difficile de trouver un grippe-sou à qui tirer cent modestes louis. Discrètement, je me dessaisis de quelques bibelots chèrement acquis mais dont la revente ne correspondait jamais à ce qu'ils m'avaient coûté car ce qui s'achète trop cher se revend toujours trop peu. En même temps que je découvrais les lois élémentaires du commerce, j'apprenais à dissimuler ma gêne par toutes sortes d'artifices. À un habitué de ma maison qui s'étonnait de ne plus voir tel tableau, je racontais l'avoir offert à une belle dame ou bien, à celle qui regrettait une de mes tabatières, je prétextais l'avoir égarée. Il ne me fut toutefois pas possible de donner le change bien longtemps sur un chapitre bien particulier.

Je ne vous étonnerai pas si je vous confie avoir investi une belle part de ma petite fortune en compagnie de nombreuses galantes. J'avais en particulier fait des placements sur une cohorte d'actrices dont les talents de scène m'intéressaient moins que ceux qu'elles dispensaient en coulisse. Il m'arriva même de nourrir les auteurs pour profiter des interprètes. Bref, ce rôle de mécène me garantissait la chaude reconnaissance du milieu mais me coûtait gros. Désormais presque ruiné, il allait me falloir interrompre les représentations privées de ces dames. Il demeurait les gargotes mais, là aussi, les meilleures adresses faisaient souffrir le peu de crédit qu'il me restait. Et bien que les bordels miteux des faubourgs de Paris ne m'aient jamais rebuté, je ne pouvais me résoudre à en faire ma pitance quotidienne.

Dans mon intérieur, je vous l'ai dit, j'avais également dû m'habituer à mener moins grand train. Mes domestiques n'en furent pas dupes, car le nombre de dîners que je donnais avait décru jusqu'à atteindre un étiage qui laissait deviner le fond de mon portefeuille. Sentant bien que leur maître perdait chaque jour un peu plus de sa superbe, ces braves gens se mirent à cancaner en cuisine. Nous étions presque en vue de l'hiver et les premières froidures de novembre les inquiétaient. Cette engeance aime son confort : un jour où j'oubliai de doter ma cuisinière de quelques écus pour acheter du bois de chauffage, la rumeur gonfla à l'office. Je me répète, les gens de maison sont les premiers propagateurs des fausses nouvelles. Et quand ils en colportent de vraies, elles sont de celles dont on se serait passé qu'elles fussent dévoilées. À ce chapitre, mon couple de domestiques et la naine dont j'avais fait une insolite soubrette observaient scrupuleusement les navrants usages de leur servile congrégation. Ces butors ne manquèrent donc pas de jaser auprès de leurs congénères sur les petits désagréments que leur causaient mes déboires financiers. Comme toujours, la rumeur passa de l'office aux écuries puis dans les chambres de bonne avant de terminer sa course à la table des maîtres où ces ragots de cuisine font le sel des dîners. C'est une leçon qui m'a souvent servi : si vous voulez faire du tort à quelqu'un, confiez les pires médisances à un laquais, il en fera une calomnie à la mode.

Désormais, on parlait dans mon dos, mais suffisamment fort pour qu'il m'en revînt l'écho. Il en allait tout autant à Versailles : lors d'une partie de cartes un impudent abbé, fort de l'immunité de son petit collet et voulant faire un bon mot, se risqua même une fois à me demander des nouvelles de mon banquier. À cet instant, je compris la cruauté de ce monde. L'épisode m'ouvrit les yeux sur les bavardages de la bonne société et m'instruisit des défiances que je suscitais. Depuis plus d'une année, j'avais certes dépensé sans compter, mais en négligeant les lois essentielles de la survie dans ce marigot : je n'étais d'aucune coterie, je n'attachais mes pas à ceux d'aucun puissant personnage, et, à Versailles, j'avais négligé de me faire connaître du roi ou de ses favoris. Bref, malgré ma fortune dilapidée, j'étais un inconnu, on ne me craignait pas, mais surtout je n'étais utile à personne.

Que faire ? Ma situation était sérieusement compromise. Je ne pouvais espérer vivre d'une quelconque pension, n'en ayant jamais sollicité la moindre, à l'inverse de nombre de courtisans dont l'embarras était souvent apaisé par ces menus subsides. En outre, j'avais, comme vous le savez, rompu les ponts un peu cavalièrement avec Lévignac, et sans une franche explication avec ma famille, il m'était difficile de compter sur le secours des maigres revenus de ma terre. La chose était évidemment impossible, on le comprendra. J'écrivis toutefois une lettre à Adélaïde, ma cousine – c'était la première fois en dix mois – pour m'enquérir des nouveautés, espérant secrètement que la Providence aurait à nouveau œuvré en mon absence. Entendons-nous bien, je ne souhaitais aucun mal à ma famille, mais, rappelez-vous, j'avais déjà été grassement payé pour savoir que la fortune emprunte parfois de biens funèbres chemins. En outre, je ne l'ai peut-être pas dit, mais un codicille du testament de mes parents précisait que si j'étais l'usufruitier de notre terre de Lévignac, il m'était toutefois impossible d'en vendre une partie sans l'accord de mon frère. La réponse de ma cousine ne tarda pas, coupant court à d'éventuelles conjectures : tout le monde était en parfaite santé au pays. J'accueillis la nouvelle sans tristesse ni joie. Au passage, Adélaïde m'informa du départ de mon frère pour le service de Sa Majesté : Guillaume avait choisi de se faire officier de marine. Pour un garçon que les voyages rebutaient, la chose était étonnante. Mais, autant dire que seul un naufrage pouvait dorénavant me permettre d'user à ma guise de nos biens. Je ne le désirais évidemment pas.

 

Deux mille livres, c'était donc tout ce qui me restait d'argent valide. En réduisant mon train de manière drastique, je pouvais faire illusion encore un mois ou deux, à condition de ne pas répondre aux injonctions de plus en plus pressantes de quelques-uns de mes créanciers. Un en particulier, dénommé Chenu, s'alarmait bruyamment. Le bonhomme m'avait été présenté par M. de Saint-Rémy, dont il était une des pratiques habituelles. Je lui avais emprunté quinze mille livres avec la promesse de le rembourser, principal et intérêt, trois mois plus tard pour moitié et le solde à un an. Le premier terme était échu depuis un mois et, l'usurier ne voyant rien venir, il me manda de lui rendre l'intégralité de son prêt. Évidemment, je savais en contractant cette créance qu'il me serait difficile d'en honorer l'échéance, mais cette perspective n'avait pas suffi à me décourager. Je tablais en particulier sur la fin de ma mauvaise chance aux cartes. Depuis mon arrivée à Paris, le jeu m'avait dévoré au moins cinquante mille livres, dont la totalité de l'argent que j'avais emprunté. Malheureusement pour le sieur Chenu, son crédit suivit le même chemin. Je ne répondis donc pas à son injonction, si bien qu'il m'en fit une seconde qu'il demanda à un sbire de porter en main propre à mon domicile. Jugez plutôt de l'effet de sa méthode. J'étais levé depuis quelques instants quand le fâcheux se fit annoncer. Il ne voulut pas remettre la missive à mon domestique et se piqua de ne pas bouger de mon salon avant d'avoir accompli sa mission. Mon valet vint me rendre compte, tout affolé, car l'importun l'avait un petit peu bousculé. Mon sang s'échauffa. Il en va de mes gens comme de mes chevaux ou de mes bibelots : je ne supporte pas que l'on en dispose sans ma permission. Furieux, je me transportai à la rencontre du porteur de missive, ayant pris soin au passage de me munir d'une belle canne au pommeau d'ivoire. L'homme sembla stupéfait de mon irruption – je vous dis tout : j'étais en robe de chambre, la tête couverte d'un mouchoir –, mais, surtout, je compris à ses interrogations balbutiantes qu'il ne s'attendait pas à affronter un client de cinq pieds huit pouces de haut, à la mine passablement courroucée. Je n'eus même pas à brandir ma canne pour qu'il détalât en abandonnant sa lettre derrière lui. Sans prendre la peine de la lire, je la jetai encore cachetée dans le feu. Huit jours plus tard, Chenu réclamait son dû en justice, ce qui ne m'alarma pas outre mesure car en cette affaire comme en bien d'autres, les lenteurs de nos tribunaux octroyaient généralement un répit de plusieurs années.

En attendant, ce fesse-mathieu fit une telle publicité de l'incident qu'il me perdit un peu plus auprès des autres prêteurs. À bout de ressources, il ne me resta plus que la table de jeu pour retarder le moment de ma complète faillite7. Avec deux mille livres devant moi, il allait toutefois me falloir jouer serré. Ce n'était pas dans mes habitudes, car j'ai toujours pensé que les petites mises n'attirent que les petits gains. Nanti de cette belle philosophie, je passai un soir à l'hôtel de Soissons où il m'était arrivé de gagner de fortes sommes au pharaon – que je reperdais généralement chez la Marchainville. La nuit était déjà bien avancée et les joueurs se faisaient moins nombreux. Quelques-uns des plus sérieux tenaient quartier autour d'une table dont la banque était aux mains d'un vieux marquis que j'avais croisé à plusieurs reprises dans une petite maison proche des Tuileries. Je m'approchai et le saluai discrètement avant de prendre place. À la différence de l'hombre, le pharaon n'est qu'un jeu de hasard : on perd ou on gagne et nulle stratégie ne peut vous garantir l'issue.

 

Pour un homme dans ma situation, ce jeu avait l'avantage d'être rapide et sans équivoque. Je misai donc cinq fois de suite cent livres sans autre résultat qu'une quintuple déroute. Il me restait quinze cents livres en tout et pour tout. Je ne me démontai pas : cinq nouvelles fois, je pariai cent livres. Qu'arriva-t-il ? Rien de bon. Il me resta mille livres. Le vieux marquis interrompit un instant la partie au prétexte de se désaltérer. Il en profita pour me conseiller cordialement de ne pas insister, la veine n'étant manifestement pas de mon côté ce soir-là. Malheureusement pour moi, cet honnête conseil me fut prodigué devant quelques autres joueurs. De fait, il m'était impossible de le suivre sans me perdre auprès de la belle société : le comte du Barry se retirant avec prudence, voilà qui aurait sonné le glas définitif de ma réputation. Je continuai donc. Et ce qui devait arrivait ne manqua pas d'advenir : minuit sonnait quand je perdai mes ultimes cent livres. J'étais dès lors ruiné.

Comment vous expliquer le sentiment qui s'empara de moi à cet instant ? Comme ivre, je contemplais mon désastre sans y croire vraiment. Demain, je vendrais encore quelques meubles, braderais mon cabriolet, disperserais ma garde-robe, le tout pour quelques centaines de livres. Et après ? Le monde se détournerait de moi, mon nom ne me servirait plus qu'à de sordides expédients, et il ne me resterait qu'à rentrer dans ma province pour affronter peut-être pire encore. Rien ne semblait devoir éclairer ce sombre tableau ; pourtant, je n'arrivais pas à me débarrasser d'une douce euphorie. Le vertige de la défaite, sans doute.

Je m'apprêtais à rentrer chez moi quand une dame entre deux âges mais encore très belle m'aborda franchement.

— Monsieur le comte, vous avez eu une bien belle tenue à la table de pharaon, mais elle aurait mérité meilleur salaire.

— Madame, il ne vous a pas échappé que les dieux du jeu n'étaient pas avec moi ce soir. Qu'importe, car si j'avais gagné, peut-être ne m'auriez-vous pas remarqué, répondis-je galamment.

— C'est vrai, la malchance est parfois une chance, lança-t-elle avec un léger clignement d'œil.

Elle continua :

— Monsieur, je mentirais si je jouais la comédie de la coquette qui s'émeut des infortunes d'un gentilhomme. Vous et moi avons passé l'âge de ces enfantillages et je sais un lieu où vous pourrez vous consoler de cette débandade.

— Madame, la proposition serait la bienvenue si ma bourse m'offrait encore l'opportunité d'y souscrire. Mais pour ce soir, mon crédit n'est pas de ceux qui vous satisferaient, rétorquai-je sincèrement.

— Monsieur le comte, j'ai bien compris qu'un homme de votre qualité joue à fond. En vous invitant, je n'espérais pas trouer vos poches un peu plus. Disons qu'il me plaît quelques fois d'offrir le réconfort à des inconnus choisis, m'expliqua-t-elle.

Je restai un moment interdit par l'aplomb de la suggestion. Je ne suis pas d'un naturel prudent, comme vous l'avez remarqué ; toutefois, cette ouverture inopinée m'intriguait. Mais, après tout, quel était le risque ? Ne possédant plus rien, j'aurais eu mauvaise grâce à m'inquiéter. Je remerciai donc la dame de son offre en la suivant sans tarder dans la cour de l'hôtel de Soissons où une voiture nous chargea pour une destination inconnue, du moins pour moi. Juste avant de monter, la dame me dit se nommer Marguerite Lambert.

 

Nous fîmes un peu mieux connaissance sur le trajet. Ma bienfaitrice du soir était au moins aussi directe que séduisante : le voyage fut animé. Et lorsque nous arrivâmes à destination, Marguerite – appelons-la ainsi désormais – m'avait déjà témoigné un échantillon de son admirable savoir-faire. Sûre d'elle-même et de son petit commerce, elle était installée non loin de la Bastille, dans un charmant hôtel niché au cœur d'un vaste jardin. En y pénétrant, quel ne fut pas mon éblouissement. Là, en plus de ses activités, elle n'hébergeait pas moins d'une quinzaine de filles parmi les plus jolies des environs. Il y en avait de presque tous les âges, entre dix-sept et vingt-cinq ans. On pouvait même y rencontrer deux ou trois femmes passablement mûres mais encore aussi belles que la maîtresse des lieux. Marguerite me présenta à quelques-unes de ses pensionnaires et m'expliqua qu'elles cultivaient des spécialités du meilleur effet en société : l'une était connue pour ses goûts musicaux, l'autre faisait la conversation aussi bien qu'un jésuite, une autre enfin entendait la peinture comme un maître italien. En plus de cette belle éducation, les pupilles de Marguerite se distinguaient par des penchants intimes tout aussi colorés. Sophie de Chartres, une de ses plus jeunes disciples, s'était par exemple fait une vigoureuse réputation dans le gamahuchage de son prochain ou de sa prochaine. Artémis, belle brune un peu ronde, appréciait les hommages multiples et simultanés. De même, Fleur de Lys, qui augmentait cette philanthropique manie d'un plus égoïste don pour l'onanisme. Je ne poursuivrai pas plus loin la description des grâces de cette digne maison mais, pour faire bref, sachez que ses sociétaires conjuguaient des mines d'ange avec des mœurs de damnées. L'enfer n'était d'ailleurs pas moins fréquenté car pléthore de gentilshommes ou d'honnêtes bourgeois connaissaient le chemin de ce sérail. Des femmes s'y rendaient également pour profiter des leçons de saphisme que Mlle Prunelle, remarquable jeune beauté de dix-huit ans, y dispensait avec entrain. Plus discrètes, des femmes de condition venaient parfois quelques jours en pension pour s'offrir la vie d'une putain. Vous seriez d'ailleurs surpris de savoir qui j'y ai parfois rencontré.

Marguerite connaissait son monde, mais la concurrence d'autres belles entreprises de cette nature lui causait du souci. Après qu'elle m'eut fait sans façon les honneurs de la maison en me confiant aux bons soins de trois de ses filles, elle s'en ouvrit à moi le lendemain. J'étais encore au lit en plaisante compagnie lorsqu'elle vint me rendre visite pour m'inviter à la suivre dans un boudoir attenant à la chambre.

— Jean, il faut que je vous parle, m'annonça-t-elle gravement.

— Chère amie, je vous sens bien sérieuse ce matin. La nuit a été mauvaise ? demandai-je.

— Nullement, vous n'y êtes d'ailleurs pas pour rien, souffla-t-elle. Mais laissons-là la nuit. Vous vous demandez peut-être les raisons de ma soudaine générosité avec votre personne ?

— J'avoue, madame, m'être un peu questionné sur l'instant, mais vos arguments ont su me convaincre qu'il aurait été grossier de pousser plus avant mes interrogations. Par nature, les bonnes fortunes ne se font pas annoncer. Elles passent et mon seul talent est de savoir les saisir.

— Mon ami, merci de ne pas me prêter d'autres projets que celui de vous être agréable. Mais je vais peut-être vous décevoir : un plan était dans mes intentions.

— Je ne connais aucune femme qui n'ait pas de stratégie, même les plus ingénues. Je vous écoute.

— Eh bien, cher comte, si c'est le hasard qui m'a fait vous rencontrer hier soir à l'hôtel de Soissons, je dois avouer que je m'étais préparée à cette éventualité.

— Vous m'intéressez…

— Je peux en dire autant de vous. Car votre réputation m'est trop souvent revenue aux oreilles pour qu'il ne me naisse l'idée d'en savoir plus. Ce fut facile, beaucoup de mes consœurs ne tarissent pas d'éloges à votre égard. Vous aimez le théâtre, m'a-t-on dit.

— J'y ai quelque intérêt, c'est vrai…

— Mais laissons ce chapitre. J'ai également appris qu'il vous arrivait de rosser les créanciers un peu trop pressants.

— Ce genre de réputation m'agrée moins.

— Ne vous inquiétez pas, cher comte, je n'ai nul intérêt chez cette sorte de gens, ou alors c'est moi qui leur fais crédit, et à bon taux. Non, ce que je veux vous dire, c'est qu'un gentilhomme qui se ruine avec autant d'entrain suscite mon franc respect.

— Votre sollicitude me flatte, madame, mais j'imagine que vous ne m'avez pas offert les délices de votre belle maison pour m'en féliciter de ne pouvoir les payer.

— Certes. Toutefois en vous traitant ainsi, j'avais dans l'idée de vous mettre en confiance.

— Je me sens en terre amie, soyez sans crainte.

— Tant mieux. Car savez-vous que ce paisible territoire recèle des ressources qui suffiraient à nourrir bien plus que ses naturels ?

— Que voulez-vous dire, madame ?

— Rien de plus, cher comte. Rien de plus mais rien de moins. Je vais être claire : mon négoce est rentable, vous avez pu juger de la qualité de l'offre.

J'acquiesçai de bon cœur. Elle reprit :

— Toutefois, il s'agit de ne pas s'endormir. Les règles de mon commerce sont aussi strictes que celles de la Compagnie des Indes : la marchandise rare se vend cher si elle se propose aux connaisseurs. Et les gentilshommes qui frayent par ici ne sont pas toujours de cette trempe. Il me faut ferrer d'autres poissons, plus gros. À cet effet, j'élève deux ou trois beautés qui, je l'espère, me seront une rente, à condition d'être placées dans des milieux où je n'ai pas toujours mes entrées. Me comprenez-vous ?

— Très bien. Mais je ne saisis pas ce que ma personne vient faire là…, l'interrogeai-je, sincèrement perplexe.

— Cher comte, vous plairait-il d'être actionnaire d'une compagnie comme la mienne ?

La proposition me laissa sans voix. Je vais d'ailleurs en profiter pour traduire son contenu aux lecteurs qui n'auraient pas suivi.

 

De nature perspicace, Marguerite avait vite compris que j'étais un homme à qui l'on pouvait sans rougir proposer cette sorte de marché. Clairement, elle attendait de notre association que je prenne sous ma protection certaines de ses pensionnaires afin de les faire évoluer dans des sphères où elles étaient rarement admises. À ce propos, elle me prêtait plus d'entregent que je n'en avais encore vraiment, mais je ne la détrompai pas sur ce point. Car l'offre ne manqua pas de me séduire. La perspective de tirer une rente sur cette belle maison n'y était évidemment pas étrangère, vous connaissez ma situation d'alors. Restait une interrogation : pourquoi Marguerite avait-elle porté son choix sur moi ? Paris regorgeait de gentilshommes désœuvrés dont les finances étaient à sec et qui se seraient soumis de bonne grâce à de tels expédients. Marguerite n'en doutait pas mais avait des critères bien établis qui me plaçaient en tête des candidats à cette curieuse association :

— Mon ami, vous n'êtes pas en cette ville depuis fort longtemps, m'expliqua-t-elle. Grâce à vos talents, vous vous y êtes bâti une charmante notoriété, toutefois pas de celles qui font les figures à la mode. Tant mieux. Dans notre discret commerce, il s'agit d'être connu mais point trop célèbre. Par ailleurs, votre nom est ancien, sonne vrai ; pas comme ces freluquets forts en caquet, marquis d'avant-hier, en qui vos égaux rechignent à placer leur confiance. Vous me semblez également sans vice, du moins de ceux qui rebutent à fonder une entente commerciale. Enfin, vous avez besoin d'argent.

Que répondre ? Marguerite n'avait pas beaucoup d'éducation, mais savait jauger les situations et les hommes. Je n'avais rien à retrancher à ce lucide tableau. Notre pacte se scella dans une étreinte à laquelle elle convia mes compagnes de la nuit. Ensemble, nous formâmes un attelage des plus plaisants jusqu'au dîner.

Cher lecteur, ici débute un chapitre de ma vie dont on me flatte d'avoir fait une œuvre. Depuis le début de ce récit, les plus indulgents d'entre vous se sont peut-être accoutumés à mes écarts de conduite. Sûrement parce qu'ils ne connaissent pas la suite, répliqueront tous les autres. À ces derniers, je souhaite dire qu'il est hasardeux de juger du caractère d'un homme à l'aune de ce qu'il est devenu. On ne naît pas souteneur, curé, charpentier, colonel ou pêcheur à la ligne : on le devient. Ma carrière, je ne l'ai pas voulue. Je ne la renie pas, bien qu'elle me vaille encore aujourd'hui le mépris des bonnes âmes. Elle m'a conduit en des lieux et auprès de puissants personnages que peu parmi vous approcheront, et seulement en rêve. Mais tout cela, j'en fais le serment, sans qu'une seule seconde je l'aie comploté. J'ai versé dans l'ornière par hasard. Lecteur, fermez ce livre si vous espérez des aveux car la suite décevra ceux qui y chercheraient mon repentir.

Après nous être mis d'accord sur les détails de notre alliance, je rentrai chez moi pour établir un plan de bataille. Marguerite me proposait de ne rien changer à mes habitudes, seulement d'y ajouter un détail qui avait son importance. Désormais, partout où je me rendais, je me fis accompagner d'une charmante jeune fille de sa maison. Nous débutâmes avec une beauté de vingt ans qui répondait au prénom d'Hélène. Des yeux vert amande, une peau de nacre, des lèvres rose vermillon, des cheveux clairs presque blonds, lui composaient un visage dont un peintre aurait rêvé. Quant à son corps, il ne le cédait en rien aux canons des modèles qui ont fourni les plus beaux chefs-d'œuvre des cabinets d'antiquités. C'est donc avec cette vestale à mon bras que je déambulais quelque temps dans tout Paris. Évidemment, il ne fallut pas longtemps pour qu'une ou deux de mes relations s'inquiètent d'en savoir plus sur elle. Nous étions convenus qu'elle se présenterait comme ma cousine, sachant qu'à Paris personne n'est dupe de cette farce. Paravent commode, l'alibi du cousinage a du moins le mérite de préserver les apparences et tout le monde s'en satisfait. Une de mes relations, en particulier, était tombée sous le charme d'Hélène. Point sotte celle-ci m'en avertit avant même que je m'en fusse rendu compte.

Le duc de Brisach était un vieux soudard célibataire qui avait fait carrière et fortune durant les campagnes de Hollande et sur le Rhin, où l'on se souvint de ses pillages longtemps après son passage. Chez ses frères d'armes, en revanche, ses vertus guerrières n'avaient pas laissé des souvenirs impérissables. Il s'était en particulier fait une spécialité dans l'art de mener les retraites tambour battant. Farouchement en pointe de l'armée lorsqu'il fallait déguerpir, il assurait avec beaucoup d'abnégation les arrières de ses camarades lors des combats. Cette stratégie l'avait garanti des méchantes blessures, autant qu'elle lui avait permis de marauder à son aise dans les contrées qu'il traversa. Sa fortune, disait-on, dépassait les dix millions de livres.

Un soir où nous étions à la table de jeu chez la marquise de Nesle, il se lança hardiment à l'assaut. C'était contre ses habitudes, mais l'enjeu lui donnait du courage. Il me demanda si ma cousine et moi accepterions de lui rendre visite dans sa propriété de Saint-Germain un de ces jours, au prétexte de nous montrer une curieuse ménagerie qu'il s'y était bâtie. Entre deux macaques, trois ou quatre zèbres et une myriade d'oiseaux des îles, une panthère noire en était le clou. Où le bonhomme avait-il pu pêcher cette passion, je serais bien incapable de vous le dire. Hélène se montra enthousiaste à la proposition : rendez-vous fut pris. Deux jours plus tard, j'envoyai un billet au duc pour le prévenir d'une subite indisposition qui, je le regrettais, me ferait manquer cette exotique excursion. En revanche, je ne me sentais pas le cœur d'en priver ma cousine et je le priais d'en prendre soin car elle viendrait seule. La ficelle était grossière, mais ne manqua pas de réussir. Après la visite de la ménagerie, Hélène croqua le vieux grigou le soir même. Elle fit si bien qu'en quelques semaines elle lui soutira pour plus de trente mille livres de cadeaux. Une large partie revint à Marguerite, qui m'en octroya une portion non négligeable. Où était le mal ? Le duc était heureux d'ajouter une nouvelle panthère à sa ménagerie, Hélène vivait dans le luxe, et mon associée et moi tirions les dividendes de cette heureuse union. Ce coup d'essai me séduisit. Le hasard allait se charger de me convaincre définitivement.

Après le placement d'Hélène, Marguerite me présenta une autre perle de sa collection. Faustine avait dix-huit ans. J'ai transformé son prénom car elle est devenue depuis une distinguée duchesse de la Cour. Pour la même raison, je ne vous la décrirai pas, elle serait trop aisément reconnaissable – bien que les années ne l'aient pas épargnée. Sachez seulement qu'à une beauté presque parfaite elle alliait une immoralité sans défaut. Avec cela, elle promenait le maintien que lui aurait donné une éducation de princesse du sang. Marguerite me la confia donc et je pus juger par moi-même de ses vices avant qu'il ne s'offrît une opportunité de la présenter au beau monde. Cette occasion ne tarda pas : une fête était donnée à Versailles par Monsieur le Dauphin. Nous nous y rendîmes après qu'un excellent tailleur eut fourni à Faustine une robe au dernier goût du jour. Il m'arrivait rarement de venir à Versailles accompagné : la présence de la belle n'en fut que plus remarquée.

À peine étions-nous arrivés qu'une surprise m'attendait : à l'entrée de la Grande Galerie, le prince de Conti devisait avec deux autres gentilshommes. Cela faisait maintenant plus d'une année que nous ne nous étions vus car il avait beaucoup couru l'Europe pour des affaires d'État. Il me reconnut dans l'instant et se porta vers moi. Très amicalement, il demanda de mes nouvelles tout en jetant des coups d'œil appuyés vers ma compagne du soir. Il semblait vivement intéressé. Le hasard est du parti de l'inconduite, je vous l'ai déjà dit, et ce soir-là il était évident qu'il ne fallait pas le détromper. Le prince nous invita à nous asseoir dans un salon où l'on servait des rafraîchissements. Il m'interrogea pour savoir comment j'occupais mon temps et s'étonna de ne pas m'avoir à nouveau croisé depuis notre dernière entrevue. Il rappela également avec beaucoup d'élégance qu'il me devait un service. Je m'engouffrai dans la brèche :

— Monseigneur, répondis-je, je n'ai point de services à vous demander, je vous remercie de votre sollicitude.

Après un instant, j'ajoutai cependant :

— À y réfléchir, il se peut toutefois que votre bienveillance puisse trouver à s'employer. Ma filleule que voici est à Paris depuis peu de temps. Son éducation est des meilleures, mais j'avoue ne pas suffisamment connaître les antichambres des puissantes dames de la Cour pour lui faire une place.

Le visage du prince eut une expression que je ne lui avais jamais connue, comme si son masque cédait sous la puissance d'une douce émotion. Il en parut plus jeune.

— Cher comte, voilà un service qui ne soldera pas mon compte mais me rendra doublement débiteur. C'est pour cela qu'il m'est agréable de l'accepter. Comment puis-je me rendre utile à la cause de cette enfant ? demanda-t-il.

— En lui manifestant votre intérêt, vous la désignez déjà à un avenir meilleur, monseigneur. Je vous laisse seul juge de la méthode. Vous verrez, Faustine est d'une nature docile.

Le prince se leva et me prit à part.

— Monsieur, je n'ai pas pour habitude de blesser un homme à qui je veux être agréable. Il me faut pourtant vous avertir : votre filleule ne m'a pas laissé indifférent. S'il arrivait que cet intérêt soit partagé, en seriez-vous froissé ?

— L'offense serait qu'elle ne répondît pas à vos bons soins, rétorquai-je.

L'essentiel était dit. Le lendemain, Faustine se rendit à une invitation du prince qui l'emmena ensuite en villégiature dans son château de l'Isle-Adam. Nous la revîmes vingt jours plus tard. M. de Conti avait le caractère d'un monarque et les cadeaux d'un roi : Faustine ramena chez Marguerite une parure de bijoux d'au moins dix mille livres, ainsi qu'une lettre de change de cinq mille autres livres dont le prince voulut qu'elle le remboursât en venant souvent le voir en son palais du grand prieur. Entre-temps, il m'avait fait passer un amical billet où il me remerciait de ma confiance et dans lequel il m'engageait à lui présenter de nouvelles filleules si l'occasion advenait. Il accompagna la missive de deux splendides tabatières en or incrustées de pierres précieuses d'une valeur que j'estimai à trois mille livres chacune.

7À ce sujet, la rumeur d'une méchante affaire advenue au comte m'est parvenue par un collègue orléanais. L'aventure l'aurait conduit devant la juridiction royale de cette ville au motif d'une inculpation de tricherie lors d'une partie de cartes. Le gentilhomme qui l'accusait se serait ensuite rétracté pour on ne sait quelle raison.