Chapitre XXII
Jeanne s'installa chez moi avec le naturel d'une jeune épousée. Vous savez la relation que j'ai habituellement envers mes protégées. Avec Jeanne ce fut différent. Je l'ai dit, il me plaisait d'en faire ma maîtresse avant de l'installer ailleurs. Comme pour Elie – souvenez-vous de cette charmante Anglaise qui tint mon logis à Londres –, je donnai très vite à Jeanne une place à part dans ma maison. Et je peux dire sans rougir qu'il y eut des moments où un visiteur imprévu nous aurait pris pour le plus amoureux des jeunes couples. Jeanne quitta bien sûr son emploi chez Labille, en même temps qu'elle donna son congé à la maison de la Duquesnoy. Je la voulais pour moi. Entièrement.
Que mon lecteur me fasse grâce du soupçon de vouloir le berner sur ce point. Ne pensez pas pour autant que mon grand projet m'était sorti de l'esprit. J'y travaillais discrètement en m'enquérant des antécédents de Jeanne : pour le commerce que j'envisageais, il fallait m'assurer que rien de trop infamant ne vînt entacher son extraction. Je demandai donc à une de mes connaissances au Châtelet, un certain Louis M*15, de me fournir quelques détails sur le passé de l'Ange. Tout ce qu'elle m'en avait confié jusqu'alors se résumait à son véritable nom de naissance, Jeanne Bécu, qui était devenu par la suite Rançon, patronyme du mari de sa mère. Rompu à ce genre de besogne, le sieur Louis M* me donna rapidement des éclaircissements précis sur son état civil, Jeanne étant bien sûr déjà un peu connue de notre fouineuse police. Elle portait le nom de sa mère, Bécu, car son père n'avait pas reconnu ses œuvres. Et pour cause : il s'agissait vraisemblablement d'un moine de Vaucouleurs, dit frère Ange. Je compris d'où venait son nom de guerre – Jeanne avait de l'impertinence. Sur sa première jeunesse, Louis M* ne m'apprit rien. Elle ne commença à se faire une aimable réputation au Châtelet qu'à l'âge de quinze ans. Installée chez un jeune perruquier du nom de Lametz, la petite Rançon devint vite sa maîtresse avant de ruiner le garçon tout aussi promptement. La famille du jeune homme en ferait tout un tapage. Après ces beaux débuts, Jeanne aurait, selon M*, réussi à entrer dans la maison de M. de L*, fermier général connu pour sa grande piété et sa rare rapacité. Elle y rendit d'excellents services et assuma au pied de la lettre son office de femme de chambre en investissant rapidement les lits des deux fils de son nouveau maître. Ces messieurs avaient des goûts plaisants qu'ils mettaient d'ailleurs parfois en commun pour lui prodiguer leurs bons soins, ajoutaient les rapports de police, toujours gourmands de ce genre de détails. Faut-il les croire ? Je ne sais. Jeanne a toujours été très discrète sur cette période de sa vie. Mieux connue en revanche, l'époque où elle fréquenta quelques bonnes maisons. Pour le sieur M*, Jeanne n'y fut pas sous la coupe d'une maquerelle, ce que je veux bien croire, ou sinon je l'aurais repérée plus tôt. Non, elle préférait agir en solitaire, jusqu'à ce que le médiocre Antoine ne la ferrât. D'une confidence que je recueillis plus tard de la Duquesnoy, elle était très appréciée de certains habitués qui l'avaient pensée vierge. Rompue à beaucoup de pratiques, elle était adroite dans l'art de combler les appétits de ses clients, sans pour autant leur concéder l'essentiel. Bref, rarement une jeune fille ne ménagea sa vertu avec autant de vice. Et après presque une année passée dans cet immoral labeur, Jeanne négociait encore son pucelage à quelques dupes. L'anecdote est charmante, ne trouvez-vous pas ?
Ces renseignements me rassurèrent. Jeanne s'était commise dans quelques aventures scabreuses, mais rien qui ne se pût oublier ou déguiser. Pour ce faire, il fallait tout d'abord lui donner un nouveau patronyme. Je m'en ouvris à elle, en lui avouant également franchement tout ce que j'avais appris de son passé. Elle en fut un peu contrariée puis me le pardonna car, je vous l'ai dit, Jeanne était une âme clémente. J'en profitai pour l'interroger un peu plus sur ses premières années. Elle s'y prêta de bonne grâce cette fois : — J'ai été élevée chez les sœurs du couvent de Sainte-Aure, faubourg Saint-Marcel. C'est grâce à un ami de ma mère que l'on m'y accueillit dès l'âge de six ans.
— C'est une belle institution. Et on en conserve toujours les bons préceptes, de ce qu'il m'a été donné d'en juger, répondis-je, sarcastique.
— Vous êtes méchant. Ne blâmez pas ces braves sœurs. Elles seraient bien malheureuses de ma conduite, dit-elle très sérieusement.
— Vous regrettez votre vie ?
— Nullement, je m'amuse beaucoup. Mais je pense au mal qu'elles se sont donné pour m'éduquer.
— Ne vous inquiétez pas. Un jour, elles pourraient bien en faire un titre de gloire.
— Et pourquoi donc ?
— Parce que la vie est imprévisible, ma belle Jeanne.
— Cela est bien vrai, mon Dieu. Quelle chance de vous avoir rencontré ! Me voici dans une magnifique maison, avec des domestiques, et chérie par le maître des lieux. Dites-moi que ce n'est pas une chimère, demanda-t-elle en se blottissant contre moi.
— Vous ne rêvez point, jeune fille. Ne vous l'ai-je pas démontré ?
— Oh bien sûr que oui, monsieur. Mais depuis ma naissance, les songes ne durent pas.
— Celui-ci vous fera quelques belles nuits si vous savez m'obéir, j'en fais le serment.
— Je vous écouterai en toute chose.
— Fort bien. D'abord, il faut à cette nouvelle existence un nom tout neuf.
— J'aime bien l'Ange.
— Moi aussi, mais ce chérubin a un peu trop maraudé.
— C'était le nom d'église de mon père.
— J'entends, mais quel était le sien, le vrai, d'avant la tonsure ?
— Il s'appelle Gomard de Vaubernier.
— Fichtre, belle prise.
— Pourquoi donc, mon ami ?
— Je ne sais pas si votre père figure dans les annales de M. d'Hozier, mais voilà un patronyme qui flatte.
— Oh, j'en ai un autre. Le père de ma mère se nommait Bécu, toutefois il se faisait parfois appeler de Cantigny.
— Bigre, quel lignage. Et de quoi vivait-il ?
— Il était rôtisseur.
— Ce n'est pas une noblesse d'épée, mais plutôt de broche, alors, ne pus-je m'empêcher de remarquer.
— Vous redevenez méchant, minauda-t-elle.
— Pardonnez-moi. Non, je crois qu'il ne faut pas poursuivre dans cette voie. Et Bécu n'est pas un nom qui met en valeur votre personne, songeai-je tout haut.
— Je l'ai toujours pensé, intervint, naïve, la belle.
— Bien. Il nous reste donc frère Gomard de Vaubernier. Je dois dire que j'ai un faible pour « de Vaubernier ».
— Il en sera peut-être un peu fâché.
— Eh bien, il viendra nous le dire. Croyez-moi, Jeanne « de Vaubernier », voilà qui est un beau passeport pour le monde où je veux vous conduire.
— Je ne sais…
— Vous me faites confiance ?, lui demandai-je en prenant sa main dans la mienne.
— En tout, monsieur, je vous l'ai dit, me répondit-elle en écarquillant ses jolis yeux.
— Parfait. Ce soir, je vous mène au théâtre, Mlle de Vaubernier.
— Je vous y ferai honneur, monsieur le comte.
Tout ceci n'est-il pas charmant ? Croyez bien, lecteur attentif, que cela s'est passé comme je viens de vous le narrer. Nous sommes dans une époque où le nom ne dupe personne, pas plus qu'un masque à carnaval. Toutefois, mieux valait laisser douter des racines de Jeanne que d'avouer qu'elles trempaient dans le ruisseau.
*
Dans les semaines qui suivirent, notre belle entente s'augmenta d'un pur attachement dont Jeanne me signifia des signes sans équivoque. Cela me plut. J'étais rompu à la débauche depuis plus de dix années mais cette tendre complicité, assortie d'une parfaite sensualité, me procura un vif plaisir, je l'avoue de nouveau. Je l'ai dit plus haut, Jeanne aimait l'amour et l'amour aimait Jeanne. Elle était en quelque sorte comme un miroir qui renvoyait l'immense désir qu'elle suscitait. Et dans ses abandons, la putain cédait toujours le pas à la maîtresse éprise : elle aimait jouir de son client en lui prodiguant les soins d'une femme amoureuse. Son superbe corps ne mentait jamais. En cela, elle pouvait s'attacher même le plus cynique des amants. J'ai connu beaucoup de femmes dans ma vie, tellement qu'il me serait impossible d'en faire le compte. Jeanne figure parmi mes souvenirs les plus brûlants, non qu'elle se distinguât par un vice particulier – elle en avait autant qu'il en faut –, mais la sincérité de ses étreintes laissait entrevoir autre chose du monde. C'est ainsi qu'elle passait parfois pour un ange. N'en pensez pas pour autant qu'elle me rendit amoureux. Je gardais assez de jugement pour dominer mes sentiments. Vous vous en rendrez compte.
Comme chacun d'entre nous, Jeanne avait une mère. Elle m'en parla bientôt puisqu'elle lui rendait visite deux fois par semaine dans son petit appartement de la rue Saint-Roch. Anne Rançon était pauvre mais avait légué à sa fille son incontestable beauté. À plus de quarante ans, cette brave femme pouvait encore se vanter de posséder une mine qui attirait l'œil. Toutefois, la fille du rôtisseur Bécu ne voulut – ou ne sut – jamais se faire une rente de ses charmes. Après avoir séduit le frère Ange, un moine point trop mal de sa personne, me confia Jeanne, Anne Bécu quitta Vaucouleurs où l'affaire provoqua le scandale que vous supposez. Venue à Paris, elle réussit à se placer dans diverses bonnes maisons en qualité de cuisinière. Elle ne s'y fit pas remarquer, se contentant de brèves amours avec des domestiques ou des galants de hasard. Les années passant, Anne Bécu estima qu'il fallait songer à assurer un peu ses lendemains. L'heureux élu fut un certain Nicolas Rançon, obscur et besogneux fonctionnaire, souvent absent du logis pour son service. Jeanne trouva là un nouveau père, et Anne un mari point trop encombrant. Les deux femmes vécurent ensuite plusieurs années ensemble avant que Jeanne n'embrasse la carrière galante vers l'âge de dix-sept ans. Anne Rançon n'avait rien fait pour pousser sa fille dans cette voie, mais elle ne fit rien non plus pour l'en dissuader. Elle savait comment la vie pouvait être malaisée sans protection. Et si sa fille plaisait, c'était au moins une garantie pour l'avenir. Munie de cette jolie morale, Jeanne ne se priva donc pas de courir très tôt les cabarets et les petites maisons, rapportant souvent de quoi améliorer l'ordinaire de sa mère. Maintenant que Jeanne s'était fait une belle place près de moi, Anne Rançon brûlait de connaître son gendre, si l'on peut dire sans s'étrangler.
J'acceptai de rencontrer cette aimable personne, non pour lui être agréable, mais afin de jauger ce qu'elle pouvait recéler de menace pour mes projets. Jeanne l'invita une après-midi à prendre un chocolat. Je fus bien vite rassuré. La mère de Jeanne n'avait pas l'âme d'une maquerelle : il lui suffit de savoir sa fille en de bonnes mains pour satisfaire sa légitime curiosité maternelle. J'étais tranquille, elle ne me causerait pas d'embarras. Quant à son époux, il n'offrait pas plus de motif d'inquiétude. D'ailleurs, il était en passe de prendre un nouveau poste assez loin de Paris. Pour complaire à Jeanne, je proposai à sa mère de venir quelquefois nous visiter, une chambre étant à sa disposition lorsqu'elle le souhaiterait. Elle en fut touchée et Jeanne m'en témoigna encore plus de dévouement. Voilà comment on se fait aimer de sa belle-famille à pas très cher.
L'automne de 1764 arriva sans un nuage dans le ciel de notre nouveau couple. À mon contact, Jeanne affinait tous les jours ses manières et son allure commençait de démentir la médiocrité de sa naissance. Il restait cependant encore de l'ouvrage avant qu'elle présentât un vernis sans accrocs. Depuis son arrivée, je l'avais tenue à l'écart de mes fréquentations habituelles. Nous étions sortis quelques fois, sans cependant nous rendre dans les lieux coutumiers de la vie parisienne. Je ne l'amenai pas non plus très souvent au théâtre, préférant recevoir chez moi quelques connaissances insignifiantes afin de la distraire sans risque. À ce titre, M. de Saint-Rémy me fut d'un secours appréciable. Il battit le rappel d'une dizaine de seconds rôles de Versailles pour animer mes soupers. Jeanne n'en fut pas moins très impressionnée car elle n'avait jamais fréquenté le monde. La manœuvre me permit de la dégrossir un peu, sans la mettre en présence de gentilshommes autrement plus brillants et surtout plus retors. Dans la préparation de ces soirées, elle montra d'indéniables qualités de femme d'intérieur. Les bonnes sœurs du faubourg Saint-Marcel avaient bien travaillé. Rien ne lui échappait : elle fit marcher ma maison sur un train ferme mais tout de douceur. Avec mes filles, car bien sûr mes affaires continuaient, elle se montra presque une sœur – Jeanne savait mon commerce depuis le premier jour. Aucune de mes protégées ne prit ombrage de sa position, une ou deux s'en faisant même une confidente. Au chapitre des domestiques, tout se passa sur un ton identique : la prévenance de Jeanne conquit sans effort le cœur de mes gens. Enfin, en ce qui concerne Simon, elle adopta dès le premier matin une exquise politesse : le garçon s'en trouva désarmé. Lui, pourtant si prompt à craindre de perdre les prérogatives dont il se croyait détenteur, ne lésina plus sur le zèle dans son service auprès de Jeanne. On eût dit qu'il servait une princesse du sang. À la moindre occasion, il courait toute la maison afin de retrouver une babiole qu'elle avait égarée. Une autre fois, il molestait presque les autres domestiques car il jugeait qu'on ne la servait pas assez vite. Je le reprenais en privé à ce sujet en lui rappelant que s'il devait la respecter, cette considération nécessitait aussi un peu plus de sobriété. Évidemment, il ne comprit rien à mes remarques et je dus régulièrement le bousculer pour qu'il restât à sa place. Il n'en continua pas moins à jouer le prévenant avec Jeanne. Certains d'entre vous doivent peut-être imaginer que le bougre s'était entiché d'elle. Chez un autre que lui, je répondrais que c'eût été fort possible. Mais Simon a cela en commun avec les chiens ou les chats qu'il donne son affection à celui qui le nourrit. Voyant comme Jeanne m'était précieuse, et ne redoutant pas qu'elle l'évinçât, il voulut m'être agréable par son empressement envers elle, en même temps qu'il s'octroyait un rôle de prestige auprès des autres domestiques. Il ne faut pas chercher plus loin les raisons de son manège. Et puis, je vous l'ai expliqué, Simon est un être vil, dont j'ai fort tôt soigné les ambitions sentimentales.
Que vous dire de plus sur ces premiers mois de Jeanne dans ma maison ? Peu de chose, excepté qu'elle y prit d'autant mieux sa place qu'un coup du sort me l'attacha plus encore. Je préviens : un éditeur trouvera peut-être utile de retirer ce qui suit. Jeanne avait un peu plus de vingt ans, et son corps était rompu aux travaux de l'amour sans qu'elle n'eût jusque-là à regretter une quelconque altération de sa santé. Elle s'était gardée des clients qui arborent les stigmates de leur vérole à la manière d'une croix de Saint-Louis, comme elle avait évité les amants indélicats qui signent perfidement leur passage par des œuvres indésirables. Vous comprenez sûrement de quoi je veux parler. Bref, quand à la fin de novembre 1764, Jeanne me confia se sentir intimement embarrassée dans son être, je ne m'alarmai d'abord pas. Ce ne fut qu'au bout de la répétition des symptômes qu'il devint évident qu'elle était enceinte. La chose était fâcheuse. Elle en convint de bonne grâce car elle n'avait jamais eu l'ambition d'être une mère. Je pris donc conseil auprès d'une de mes bonnes amies du faubourg dans l'espoir de régler cet ennuyeux détail. Elle me certifia qu'il n'y avait nulle gêne de ce genre qui ne trouvât une solution. Elle vint chez moi en toute discrétion afin d'examiner Jeanne : il s'avéra en effet qu'une méthode simple effacerait toute trace de l'importune présence. Jeanne demanda si cela était dangereux. La femme répondit qu'en l'état d'avancement de l'embarras il n'y avait aucun risque à cet égard. Nous décidâmes donc d'agir le lendemain. Je donnai rendez-vous à l'avorteuse – appelons-la par son nom – dans l'appartement d'une de mes protégées, afin d'éviter les curieux dont ma maison était infestée. Je ne vous expliquerai pas comment cela se passa mais l'affaire fut un peu plus compliquée que prévue. Jeanne perdit beaucoup de sang et elle dut rester alitée dans l'appartement. L'avorteuse me rassura sur les suites mais se montra fort circonspecte sur la matrice de Jeanne. Il arrivait souvent, disait-elle, qu'une puissante hémorragie augure d'une future grande difficulté à avoir des enfants. Je n'en dis rien à Jeanne. Je restai près d'elle toute la nuit suivante, ce qui la toucha particulièrement, je crois. Nous rentrâmes chez moi le lendemain où elle ne quitta pas le lit durant trois jours. Deux semaines plus tard, cet épisode était oublié16.
15Il s'agit vraisemblablement de l'inspecteur Louis Marais, qui a durant de très nombreuses années surveillé le monde parisien de la prostitution. Le comte ne sut d'ailleurs peut-être jamais que ce même Marais suivait de près ses exploits pour les rapporter au lieutenant général de police.
16Que le lecteur me pardonne si je n'ai pas retranché cette pénible anecdote du récit, mais elle prouve combien le comte ne rechignait devant aucun expédient pour atteindre ses buts.