Chapitre XXV

Le début de l'année 1766 n'augura pas d'un progrès de la langueur du roi. Au contraire. Le vingt décembre précédent, son fils, le Dauphin, avait succombé de la variole après une longue agonie. Étonnamment, l'annonce de la disparition de ce prince discret plongea la France dans le plus grand désarroi. Le peuple accourut à ses obsèques, et chacun disait que c'était une calamité de perdre un homme si plein de bonté. Je le connus seulement par ce qu'on m'en a rapporté, mais je puis dire qu'il se signalait surtout par sa grande piété. Inspirateur du parti des dévots, il fut aussi chaste que son père était libertin. Il s'opposa souvent au roi, autant qu'à ses favorites, et nourrissait pour Choiseul une sincère aversion, ce qui ne suffisait pas à en faire un allié de notre cause car il se destinait à être un souverain vertueux. La variole en décida autrement. Il affronta sa fin avec beaucoup de fermeté, laissant une veuve qui le suivrait au tombeau deux ans plus tard. Mais nous n'en sommes pas encore là.

Dans ma maison, Jeanne s'installa dans le rôle qu'elle occupait précédemment. Je recevais plusieurs soirs par semaine autour d'un souper et de parties de cartes qui tenaient la compagnie jusqu'à l'aube. Souvent, Jeanne s'éclipsait avec un invité ou quittait même le foyer pour quelques jours avant de revenir avec le produit de son affermage. Comme convenu, nous le partagions en deux parts inégales, l'essentiel pour moi, le solde pour elle – il n'y avait là rien de scandaleux car, en plus de ma maison, je mettais à sa disposition l'étendue de mes relations. Tout cela lui laissait cependant un honnête pécule dont elle usait à sa guise.

Jeanne aimait les bijoux, et hormis ceux qu'il m'arriva de lui offrir dans les premiers temps de notre association, elle sacrifiait à cette passion chez quelques bijoutiers de second ordre du Palais-Royal. L'un d'entre eux, un certain Brisard, ne manquait jamais de lui placer un colifichet ou une bague lorsqu'elle le visitait. Ses babioles étaient de peu de prix, toutefois Jeanne s'en était entichée, si bien qu'elle se montrait doublement généreuse par rapport à la valeur réelle de ces parures. Je le lui fis remarquer mais cela ne changea rien. Un jour, le hasard voulut qu'il nous croisât, Jeanne et moi, près du jardin des Tuileries. Le bonhomme se précipita, et après avoir esquissé un bref salut à mon attention, il harponna Jeanne en lui vantant les mérites de nouvelles pièces qu'il venait d'acquérir. Bien sûr, il tenait comme certain qu'elles lui plairaient. Je n'aime pas les manières de boutiquier. Et que Brisard tentât de placer sa camelote m'importuna moins que le ton qu'il employa pour le faire. On eût dit qu'il parlait à deux bourgeois de province passablement nigauds, et presque redevables de la bonne affaire qu'il proposait. Je l'interrompis donc un peu vivement, en lui signifiant qu'il m'était désagréable de sortir aux Tuileries pour me retrouver abordé comme sur une foire. Jeanne me fit les gros yeux mais je ne changeai pas de ton. Ce Brisard eut alors l'idée fort sotte de me toiser avec dédain, puis de reprendre son boniment. Simon nous accompagnait deux pas en retrait. Je me retournai vers lui et lui demandai sèchement de nous débarrasser de cet importun. Brûlant comme toujours de démontrer son zèle à Jeanne, qu'il pensait incommodée par ce boutiquier, il fut sur lui en trois enjambées, le prit par le col avant de lui administrer deux coups de pied au cul dont un seul aurait suffi à l'expédier chez lui. Brisard hurla qu'on l'assassinait, ce qui ne nous empêcha pas de continuer notre chemin. La vigueur de la scène avait rendu Jeanne muette. J'écourtai la promenade et nous rentrâmes. Jeanne ne me parla pas de la soirée, bien qu'elle fût consacrée à un petit souper que je donnais pour un ami. Deux jours plus tard, elle entra dans ma bibliothèque pour me faire admirer un nouveau pendentif dont elle venait de faire l'acquisition. Il était d'une facture médiocre et sentait son vulgaire à dix pas. Je demandai d'où il venait et, bien sûr, elle me répondit que c'était le fameux Brisard qui le lui avait vendu. Je me contentai de hausser les épaules avant de reprendre ma lecture. Elle m'en demanda la raison. Elle fit bien car cette petite anecdote me permit de la chapitrer à un certain sujet.

Je vous l'ai dit, Jeanne avait de l'éducation, les bonnes sœurs en étaient la cause. Toutefois, de ses années au faubourg Saint-Marcel, elle n'avait pas ramené des goûts très sûrs. Sa jeunesse turbulente n'arrangea rien, et du magasin de Labille, elle garda surtout l'habitude de se vêtir de façon un peu trop clinquante. En somme, Jeanne était belle mais avait plus de coquetterie que d'élégance. Et puisqu'il faut le dire, dans ses manières comme dans son parler, encore trop d'indices de sa passable extraction la désignaient aux critiques des précieux. Voilà, avec des formes, ce qu'il me prit une bonne heure à lui révéler ce jour-là. Après quelques instants de dépit, elle me demanda si je pensais qu'il y eût une façon d'améliorer cela. Jeanne était intelligente : elle sentait bien qu'il lui manquait des atours dignes de sa beauté. Je la rassurai, plutôt heureux finalement de l'épisode du bijoutier qui me fournit l'occasion d'apporter à mon projet la patine nécessaire à sa réussite.

Je proposai donc à Jeanne de la distraire par toutes sortes de leçons, prétextant qu'elle pourrait ainsi mieux figurer en société. Je ne lui mentais qu'à moitié puisque vous connaissez les détails de mon plan. Car si elle devait paraître un jour à la Cour, il lui restait encore beaucoup à apprendre pour espérer s'y faire une place. En ce pays, comme on dit là-bas, les mœurs sont cruelles mais se déguisent d'un raffinement subtil. Un mot, un vêtement, une attitude, un silence, sont autant de codes qu'il faut connaître. Celles et ceux qui les ignorent sont comme des brebis perdues au cœur d'une forêt hantée par les loups. Pour en apprendre les chemins, il faut des bergers sûrs. On dit par exemple que c'est le cardinal de Bernis qui guida la Pompadour dans les méandres de ces usages compliqués. Je trouvai donc à Jeanne un maître en la matière. Un petit maître certes, mais qui avait l'avantage d'être du nombre de mes familiers.

Le vieux M. de Saint-Rémy me rendit ainsi un dernier service, car je vous en préviens d'avance, il ne passa pas l'année 1766. Déjà très affaibli, il vint pourtant trois fois la semaine dans ma maison pour évoquer les fastes de la Cour, l'ancienne et la nouvelle. Cela plut à Jeanne qui rêvait comme toutes les jeunes filles de princes et de palais. Elle m'interrogeait souvent à ce sujet, regrettant que sa condition ne lui permette de pouvoir un jour admirer les merveilles de Versailles. Je lui répondais qu'elle s'y ennuierait sûrement, et qu'il y avait mieux à faire à Paris. Évidemment, vous pouvez imaginer ma mine lorsque je lui chantais cela. M. de Saint-Rémy ne lésina sur aucun détail pour dispenser à Jeanne la connaissance des coutumes de la Cour. Il lui parla de tout : des petits levers du roi, de l'étiquette, des ministres, de la reine, des princes du sang, et même des favorites. Saint-Rémy connaissait bien sûr mon commerce, – il en avait profité quelques fois au meilleur tarif –, mais ne se doutait pas de la position dont je rêvais pour son élève. D'ailleurs, il évoqua aussi le Parc-aux-Cerfs, mais sans en donner les détails, qu'il ignorait d'ailleurs. Jeanne fut vivement captivée, en particulier par ses descriptions des fêtes de Versailles, où il se donnait toujours un rôle dont vous savez bien maintenant qu'il était exagéré.

Un jour, j'étais là, il lui décrivit même avec force anecdotes, la personnalité du roi. La chose m'amusa : j'observai du coin de l'œil l'intérêt de Jeanne pour la peinture de M. de Saint-Rémy. Elle se montra intéressée mais préféra ensuite qu'il lui décrive encore une fois le service des dames de compagnie de la reine. Jeanne n'était pas une ambitieuse. Aussi loin que ses rêves la portaient, elle s'imaginait en dame d'atours, en suivante, jamais en maîtresse. Cette innocence me plut : elle était de celles qui attirent généralement les faveurs du destin. Quelquefois, par jeu, Jeanne demandait qu'on l'interrogeât sur ce qu'elle avait appris. M. de Saint-Rémy, ému d'approcher une telle beauté au soir de sa vie, se prêtait à ce badinage, prenant des poses d'aïeul bienveillant, quoiqu'il lorgnât assez souvent dans le corsage de Jeanne. Le précepteur était content de son élève. Et il se peut bien qu'il ait emporté dans la tombe le visage de Jeanne puisqu'un matin, après lui avoir donné la leçon, il s'effondra dans la rue, sur le chemin de sa maison. Je n'ai jamais connu son âge, mais il devait avoir près de soixante-cinq ans.

Bien qu'il se vantât de connaître personnellement la moitié des courtisans de Versailles, ses obsèques attirèrent à peine une dizaine de personnes, dont le très vieux marquis de Bouteville qui, souvenez-vous, nous hébergea dans ses appartements de Versailles. Ce brave homme s'était fait porter par deux domestiques car il ne pouvait plus marcher, et accompagna son ami jusqu'à sa dernière demeure sous une pluie battante. Sa fidélité fut récompensée : deux semaines plus tard, il le rejoignait, victime d'un fatal refroidissement. J'ai su cela par la chronique qu'on m'en a fait car je ne me rendis pas moi non plus à l'enterrement de M. de Saint-Rémy. Je signale au passage que les appartements de M. de Bouteville, enfin libres, furent donnés à un ami très proche de M. de Marigny, frère de Mme de Pompadour, preuve de la puissance de cette coterie malgré la disparition de son inspiratrice.

Jeanne fut peinée de la mort de M. de Saint-Rémy, mais je le remplaçai avantageusement par deux maîtres de grammaire et de géographie, en même temps qu'il me parut utile de faire venir un maître de danse pour la perfectionner sur ce point. Je trouvai un Italien très versé dans cette science, qui apprit à Jeanne les règles essentielles d'un art que je prise beaucoup. Bref, en quelque temps, tous ces enseignements commencèrent à étoffer la conversation autant que le maintien de ma protégée. Et sans aller jusqu'à apprendre le grec, elle fortifia son esprit au point qu'on eût pu la laisser seule avec un de ces messieurs de l'encyclopédie. Elle lui aurait d'ailleurs sûrement expliqué par l'exemple certaines définitions scabreuses.

Le neuf mai de l'année 1766, on exécuta ce pauvre comte de Lally-Tollendal sans qu'il n'eût vraiment compris pourquoi. Ce gentilhomme de souche irlandaise servait courageusement la France depuis sa jeunesse quand il fut nommé gouverneur de nos établissements aux Indes. Durant la guerre contre les Anglais, il s'y montra pourtant peu à son avantage, perdant coup sur coup plusieurs places avant de capituler à Pondichéry avec les débris de notre armée. Je l'avais rencontré une dizaine d'années auparavant, et je me rappelle d'un homme autoritaire à l'esprit plutôt capricieux. C'est d'ailleurs à cause de ce caractère qu'il se fit tant d'ennemis parmi les officiers français, qui ne le servirent pas avec le zèle nécessaire, dit-on. Pis, lorsqu'il s'agit de mener l'enquête sur la catastrophique reddition, on chargea ce chef arrogant de toutes les fautes. M. de Richelieu m'a raconté comment ces messieurs de la Compagnie des Indes avaient intrigué pour qu'il fût accusé de trahison. Je tiens même d'une certaine personne qu'un parent de M. de Choiseul, le marquis de B*, désobéit notoirement aux ordres de Lally-Tollendal pendant la campagne des Indes. Mais il fallait un coupable à nos désastres. Après un simulacre de procès, on envoya Lally-Tollendal causer avec Sanson, qui ne fit pas honneur à sa réputation puisqu'il échoua à décapiter le comte au premier coup de hache. Pris d'une fatigue nerveuse, le bourreau ne put pas continuer. Son père, déjà en retraite, mais venu au supplice en amateur, se proposa de monter sur l'échafaud pour sauver l'honneur familial. Il acheva la besogne.

Cet injuste massacre vous donne l'air du temps. L'humeur était à la sévérité, l'insoumission des parlements n'arrangeant rien à la chose. C'était comme si on avait voulu faire peur pour mieux se garantir d'éventuelles ambitions de désobéissance. Ce ne fut pas le roi, le grand ordonnateur de ce dessein, mais plutôt la volonté de M. de Choiseul qui, dans les salons, s'avouait ami de Voltaire, et dans le secret de son ministère, traquait les libertés. Son sbire, M. de Sartine, le secondait on ne peut mieux dans sa chimère de tenir Paris dans sa main. Et il ne fallut pas longtemps pour que ces censeurs reviennent chercher noise à leurs anciens ennemis.

Un matin du mois de mai, on frappa à ma porte pour s'enquérir du maître des lieux. Il s'agissait de trois agents du Châtelet qui demandaient à faire le tour de ma maison. Je fis répondre par Simon qu'il n'en était pas question mais ils lui mirent sous le nez un ordre du lieutenant criminel. Ils entrèrent et après une visite précise de chacune des pièces de mon hôtel, y compris de mes appartements privés, ils expliquèrent qu'une plainte avait été déposée contre moi au motif que je tenais une académie de jeu clandestine. La chose eût été comique si ces messieurs n'avaient été aussi sinistres. Je vous ai expliqué comment à cette époque – et aujourd'hui encore – le jeu régnait partout dans Paris. On le pratiquait dans des maisons officielles, mais aussi dans des endroits qui n'avaient de clandestin que le nom car ces cercles attiraient tous les gentilshommes de la ville. De toujours, on avait toléré ces pratiques, excepté si les lieux traînaient une réputation de repaires de tricheurs. Nul ne pouvait reprocher à ma maison cette infamie, et c'est ce que j'expliquai aux fonctionnaires du Châtelet. Je fus d'autant mieux entendu qu'il y avait chez moi seulement deux ou trois tables – bien garnies c'est vrai –, dont je pouvais toujours prouver qu'elles étaient composées d'amis. Mes explications mirent un terme à la visite des agents. C'était toutefois une semonce qui augurait de nouvelles persécutions.

Je me mis donc en devoir de relancer Lebel afin de l'engager à une rencontre avec Jeanne. Il ne me parut pas utile d'informer M. de Richelieu : je savais qu'il préférait attendre un moment plus propice. J'en étais d'accord avec lui ; toutefois, il arrive que la prudence soit mauvaise conseillère, surtout pour une vilaine action. Et puis, je voyais régulièrement Lebel pour les gourmandes raisons dont vous êtes maintenant informé : je pensais venu le temps d'en tirer profit. Comme à son habitude, il me fit le meilleur accueil.

— Monsieur le comte, vos friandises me sont devenues bien précieuses, dit-il en donnant un tour de clé au tiroir d'un petit secrétaire dans lequel il venait de déposer la boîte de pastilles qui accompagnait toujours mes visites.

— Vous m'en voyez ravi. Elles sont des auxiliaires fidèles et lorsqu'on y a goûté, elles engagent à y revenir, répondis-je d'un air complice.

Je dois rappeler au lecteur distrait qu'il m'est positivement pénible de décrire les rapports cordiaux qu'il me fut forcé d'entretenir avec Dominique Lebel, attendu que cet être était un des plus fats de la Cour. Toujours plein de complaisance pour lui-même, il n'en avait pour personne. Peut-être même pas pour son maître. Mais la réussite de mon plan dépendait de ce laquais qui affectait un air de grand seigneur. Je l'encourageais souvent dans cette pantomime en lui demandant des nouvelles du roi comme s'il fût un de ses proches parents. Lebel prenait alors une mine grave, et, après avoir expliqué ne pouvoir se laisser aller à aucune confidence, il faisait tout le contraire :

— À vous, je peux bien le dire. Sa Majesté me donne parfois du souci, dit-il d'un ton presque fâché.

— On La dit très attristée de la mort du Dauphin.

— Elle a surtout de la langueur depuis la fin de Mme de Pompadour. Pour le reste, le Dauphin lui était tellement une énigme qu'il m'est avis que son chagrin serait plus grand s'il perdait une de ses filles.

— Personne n'a su remplacer la marquise dans son cœur ?

— Non, et j'y veille ! Elles sont nombreuses à soupirer pour entrer dans sa chambre, mais à son âge, on doit être raisonnable. Le cœur épuise l'âme : il faut au roi des plaisirs du corps. Pas plus. Des jeunesses qui nous…, je veux dire le délassent, se reprit ce fieffé lubrique.

— À ce propos, me lançai-je, j'abrite depuis peu une jeune personne qui pourrait trouver à s'employer auprès de vous.

— Ah ? répondit Lebel, d'un air faussement dégagé.

— Si fait. Le tableau que vous me faites de vos besoins m'engage même à penser que ma protégée saurait soulager quelques peines… de corps.

— Seulement celles-là ?

— Elle s'en est fait une spécialité.

— Quel âge a cette philanthrope ?

— Dix-huit printemps et une mine d'angelot – comme d'habitude, je la rajeunissais.

— Elle est déjà bien vieille pour Cupidon. À son âge, il prend garde où décocher ses flèches. Est-elle vierge ?

Je ne pouvais mentir sur ce fait sans risquer de compromettre les chances de Jeanne : l'expert Lebel se serait bien vite rendu compte de la supercherie. Je contournai l'obstacle :

— Je ne puis l'affirmer mais rien n'empêche de le penser car elle ne m'a jusqu'alors offert que son revers.

Les yeux de Lebel trahirent un intérêt. Il ne s'en montra pas moins prudent :

— D'où la connaissez-vous ?

— Vous savez comment le destin se plaît à nous faire plaisir parfois. Je l'ai rencontrée aux Tuileries. Quand je l'ai vue, j'ai été subjugué par tant d'innocence – je savais par où chatouiller cet animal.

— A-t-elle connu beaucoup d'hommes, hormis vous, bien sûr ?

— Elle est fraîche, j'en réponds.

— Mais elle a déjà dix-huit ans.

— Elle les fait si peu.

Lebel se tut quelques instants, comme pensif. Je le sentais indécis.

— Vous n'ignorez pas, monsieur le comte, le prix que j'attache à la sincérité de nos relations, reprit-il. Pour cela, je vous dirais que malgré le séduisant portrait de cette jeune personne, il m'ennuie d'enfreindre les exigences dont je me fais une loi. N'en soyez pas fâché. Rien n'est en cause, sauf son âge. Le roi n'a goût ces temps derniers qu'aux vraies jeunettes, encore tièdes. Elles sont souvent novices, certes, mais ne risquent pas de devenir indispensables.

Imaginez mon dépit. Ce bougre de Lebel devenait plus exigeant du pucelage de ses recrues qu'une mère supérieure ne l'est de ses ouailles. La peur de la maladie et le vice n'y étaient pas pour rien. Il ne servait à rien d'insister pour cette fois. Je pris congé en me jurant bien de ne plus tenter de convaincre ce cerbère avant longtemps. J'étais en colère et si j'avais été plus dévot, j'aurais déposé ce soir-là un cierge à Notre-Dame afin qu'on le rappelle à Dieu sur-le-champ. Mais vous allez croire que je lui voulais du mal.

 

Quelques jours après cette déconvenue, je reçus un billet qui ne fut pas sans me surprendre. Le prince de Conti m'écrivait pour m'inviter à un souper qu'il donnait dans son palais du Temple. Depuis plusieurs années, je ne le voyais qu'au hasard de mes débauches, et s'il m'arriva de lui brocanter une fille ou deux, je n'étais plus au nombre de ses familiers. Sans compter qu'il avait sûrement eu vent de mon duel avec M. de Kallenberg – dont je n'avais aucune nouvelle –, ce qui ne dut pas le disposer favorablement à mon égard. Mais c'était surtout sa brouille avec le roi qui l'engageait à affecter avec le monde une distance étudiée. Ses inlassables critiques envers la malheureuse précédente guerre avaient fini de l'installer dans une opposition dont l'enclos du Temple était le siège. Il en sortait rarement et ne se montrait plus à Versailles. Chaud partisan des parlements, le prince prêtait la main à tous les mécontents, pourvu qu'ils portassent tort au roi et à ses ministres. Contre lui, on ne pouvait rien : sa puissance et son prestige lui garantissaient l'immunité. Cela n'empêchait pas les espions de Choiseul et de Sartine de le tenir à l'œil. Dans ces conditions, me direz-vous, il était pour ma cause un allié de poids. Ce serait se méprendre. Car si le prince de Conti cultivait l'insoumission, sa soif de pouvoir ne le rendait pas aveugle : il ne serait jamais le souverain qu'il rêvait d'être. Alors pour s'en venger, il entendait empêcher le roi de régner pleinement. Et cette cause n'était pas la mienne.

Mais ce qui me troubla particulièrement dans sa lettre, ce fut son insistance à me voir venir en compagnie d'une jeune personne dont on lui avait vanté les talents, écrivait-il. Il parlait de Jeanne, bien sûr. Dans son isolement du Temple, le prince restait bien informé. La chose était positivement ennuyeuse : je voulais bien louer Jeanne à de puissants gentilshommes, cependant il n'aurait pas été très politique de la jeter dans le lit d'un ennemi déclaré du roi. D'autant que cet homme avait de solides talents de séducteur qu'il pourrait mettre au service d'un projet tout personnel. Je ne la souhaitais pas dans la couche d'un prince du sang mais dans celle d'un monarque. Un véritable. Bref, il m'apparut salutaire de ne pas me rendre à cette invitation. Et pour me garantir de toute mauvaise surprise à l'avenir, je décidai d'en parler avec Jeanne. De toute façon, le moment approchait de lui expliquer une partie de mes ambitions pour elle. Après avoir fait parvenir au prince un billet d'excuse afin de l'avertir qu'il me serait impossible de me rendre à son souper, je la conviai à un tête-à-tête dans mon cabinet :

— Jeanne, je voudrais vous entretenir d'une chose importante.

— Je vous écoute, mon ami.

— Vous me parlez souvent de votre désir de connaître Versailles, n'est-ce pas ?

— Oh oui. Ce pauvre monsieur de Saint-Rémy m'en a tellement parlé qu'il me semble désormais l'avoir visité.

— Cela vous suffit ?

— Certes non, mais je m'en contente.

— N'aimeriez-vous pas y faire parler de vous un jour ?

— On parlerait de moi à la Cour ? Impossible…

— Et pourquoi diantre ? On y parle souvent de choses bien moins intéressantes.

— Mais que voulez-vous dire ?

— Que certains joyaux trouvent à Versailles un écrin à leur forme.

— Je ne suis pas…

— Vous êtes ce que je voudrais, si vous m'écoutez toujours bien.

— J'écoute, mon ami, j'écoute bien.

— Alors retenez d'abord qu'il n'y a aucune antichambre qui n'ouvre sur une chambre. Du jour où nous serons dans une certaine situation, il ne tiendra qu'à vous d'aller très haut.

— Très haut ?

— Encore plus haut, même, dis-je en jouant avec un louis que je venais d'extraire de mon gilet.

Jeanne me fixa, puis posa ses yeux sur la pièce.

— Quand ce moment arrivera, repris-je, il vous faudra donner le meilleur de vous-même. Vos rêves sont à ce prix.

Et je posai le louis au creux de sa main, la face gravée à l'effigie du roi ostensiblement orientée vers elle. Jeanne la contempla quelques secondes sans rien dire, puis elle leva son beau visage vers moi. Je lus dans son regard qu'elle avait compris. Je refermai sa main sur la pièce.

— Ceci est notre secret, dis-je. Je ne sais encore quand il se dévoilera, mais pour l'instant, je veux qu'il demeure entre nous. Et sachez qu'il n'y a qu'un seul chemin qui puisse mener où je vous parle. Sans moi, vous ne l'emprunterez jamais. Est-ce clair ?

— Je ne veux point d'autre guide : vous connaissez la valeur de mes promesses.

— Parfait. Désormais, nous n'en parlerons plus avant qu'une occasion ne se présente.

— Je vous en fais le serment.

— Alors, scellons ce pacte à notre manière…