Chapitre V

La voiture de poste quitta Toulouse à l'aube. Nous filâmes bon train en direction du prochain relais. Durant les premières lieues, l'obscurité m'empêcha de bien distinguer la physionomie de mes compagnons de voyage. Une heure plus tard, la clarté était désormais suffisante pour que je pusse satisfaire à ma curiosité. Nous étions cinq. Face à moi, sur la banquette, un jeune homme semblait veiller jalousement sur sa voisine ; les regards qu'il lançait régulièrement alentour cachaient mal un air sévère lorsqu'il surprenait que l'on observait sa protégée. Je fis ostensiblement mine de me désintéresser de sa compagne, bien que la jeune personne détînt quelques arguments dignes de retenir l'attention. Dotée d'une beauté certes passable, il se dégageait de sa personne une expression indéfinissable, mais qui justifiait qu'on la tienne à l'œil, que l'on fût son mari ou son amant. Placé juste à ma droite, un prêtre à la figure constellée de tâches de rousseur et à la panse rebondie feuilletait distraitement son missel. À l'autre bout de la banquette, un homme d'âge mûr somnolait. D'une mise quelconque, il me parut qu'il devait s'agir d'un voyageur de commerce ou d'un fonctionnaire subalterne.

Après m'être présenté, j'engageai la conversation avec le prêtre. Nous échangeâmes des propos ordinaires, de ceux qui peuplent la monotonie d'un voyage mais qui me permirent de briser la glace avec le jeune couple. L'homme expliqua qu'ils rentraient à Orléans après avoir séjourné à Toulouse chez la tante de sa jeune épouse, en manière de voyage de noces. De concert avec le prêtre, nous leur présentâmes alors les félicitations et vœux d'usage. Puis le silence s'installa à nouveau. Je restais toujours poliment indifférent à la dame. Et ce qui de toute époque et de tout continent fait force de loi chez les personnes de l'autre sexe ne manqua pas de se produire : elle n'eut bientôt plus de cesse que d'essayer de capter le regard de celui qui osait l'ignorer.

 

La route était particulièrement peu carrossable à partir de Montauban. Durant quelques lieues, nous fûmes copieusement ballottés et ma blessure en profita pour me rappeler qu'elle était encore douloureuse. Bien calé dans l'angle de la cabine, je supportai l'épreuve sans broncher, essayant de faire fi des embardées du curé qui se répandait alternativement sur moi ou sur le voyageur de commerce. En face de nous, les cahots du chemin me permirent de jauger un peu mieux des atouts de la jeune mariée. Après presque une heure de ce régime, le prêtre affichait une mine de l'autre monde. Jaunâtre, il suait abondamment, répandant dans la voiture des relents âcres qui se mêlaient aux effluves de lavande du parfum de la fraîche épousée. Le jeune garçon, lui, somnolait. J'en profitai maintenant pour échanger des œillades appuyées avec la mariée qui, jusqu'à l'arrivée à Caussade, notre première étape, ne se déroba pas. Le relais était bien tenu et nous trouvâmes facilement à nous loger. Hasard, ma chambre était contiguë à celle des jeunes époux – je ne fis rien, je le jure, pour forcer le choix de notre hôte du soir. Après le souper que je pris avec le curé, nous allâmes rejoindre les deux tourtereaux pour nous divertir avec une gentille partie de cartes sans enjeux. Je me rendis agréable en perdant à chaque tour et nous nous séparâmes bons amis, en promettant d'agrémenter le jeu de quelques louis le lendemain. Je rentrai dans ma chambre, curieux, je l'avoue, d'entendre si les jeunes mariés faisaient honneur à leur condition – en ces auberges, les murs sont impudiques. J'en fus pour mon indiscrétion car à part quelques bruits fort communs en de tels lieux, rien ne vint me divertir. Après quelques minutes, j'entendis distinctement un ronflement qui me confirma que la nuit serait chaste.

Le lendemain, la jeune mariée me parut passablement contrariée. Le voyage se déroula sans autres péripéties que deux arrêts pour soulager nos besoins naturels. À cette occasion, on manqua oublier le curé qui s'attarda plus que de raisons dans un bosquet, ce qui sembla dérider la jeune mariée. J'en profitai pour faire un peu d'esprit, teinté d'une sauce légèrement grivoise auquel la jeune dame voulut bien rire de bon cœur. Je considérai cela comme un signal : à l'étape du soir, j'engagerais les hostilités. Comme souvent dans cette sorte d'affaires, le hasard est du parti de l'inconduite et une indisposition fort à propos retint son jeune époux dans leur chambre avant le souper. Nous en profitâmes pour causer. Après nous être jaugés mutuellement – la nature est bien faite, ceux qui se ressemblent se respirent toujours –, elle m'expliqua sans façon que son compagnon était un fort honnête homme mais encore un peu novice dans l'art d'être un époux. Elle ajouta même que le garçon lui prodiguait depuis le premier soir de leur mariage les plus obligeantes démonstrations de respect. Elle me confia s'en étonner, car sa chère mère l'avait prévenue, disait-elle, qu'il est nécessaire qu'un époux sache faire montre d'une attitude mâle les premiers temps du mariage, quitte à ce que les règles de la bienséance en soient un petit peu bousculées. La cause était entendue. Point besoin d'invoquer les avertissements maternels : il était clair qu'elle se languissait de recevoir des hommages dont d'autres avaient déjà dû lui fournir d'énergiques témoignages.

L'heure du souper arriva et son époux vint nous rejoindre. Il se plaignit d'une migraine qui ne le quittait pas depuis notre arrivée. Je lui dis être moi aussi sujet à ce mal – ce qui est assurément faux, je n'ai jamais eu de douleurs à la tête que lorsque je me la cogne –, mais je disposais d'un remède infaillible pour le dompter : l'eau-de-vie. Il parut s'étonner de cette médication plus propre selon lui à susciter la migraine qu'à l'ôter. J'expliquai alors avec conviction comment ce traitement procédait de la théorie des fluides contraires : puisqu'il avait déjà mal, l'action de l'eau-de-vie agirait en sens inverse, c'était indubitable. Sa jeune épouse confirma qu'elle avait déjà entendu cette méthode. Ne voulant pas être en reste, le curé qui assistait à la conversation se fendit d'un « curare malum per malum », qui dans un latin de cuisine voulait dire ce que vous avez déjà compris. Bref, mon stratagème était vieux comme le vice : j'enivrai le pauvre garçon avec la complicité de sa jeune épouse. Au deuxième verre du tord-boyaux, le jeune homme reconnut un mieux. Au troisième et au quatrième, il se déclara positivement guéri mais je l'incitai à consolider le traitement car cela ne pouvait être qu'une brève rémission. Je commandai une nouvelle flasque et proposai d'engager une partie de cartes où je dotai chacun des participants de trois louis, arguant que le jeune couple ne devait pas dépenser les deniers du ménage ni l'ecclésiastique celui du culte. On me loua pour ma générosité.

Trois flasques plus tard, il était minuit lorsque, aidé par le curé titubant, le fils de l'aubergiste monta le jeune homme inanimé dans sa chambre. J'avais évidemment pris soin de peu boire, comme la jeune mariée qui s'impatientait de me remercier des soins apportés à son mari. Je l'entraînai dans ma chambre où je pus constater que l'intime partie de son être était saisie d'une des plus abondantes crues qu'il m'ait été donné d'observer. Cela ne fut pas sans éperonner mes sens et, malgré ma blessure, je lui rendis quelques services des plus zélés. Je ne sais pas s'ils furent exactement conformes à ceux dont l'avait avertie sa digne mère, mais pour ce qui était de mettre les canons de la bienséance cul par-dessus tête, je pris bien soin de ne pas la contredire. On m'en remercia. Plusieurs fois. Nous n'interrompîmes nos travaux qu'à deux ou trois reprises afin qu'elle puisse se glisser dans sa chambre pour vérifier si son jeune époux dormait toujours du sommeil du juste. Ce fut le cas toute la nuit. Ma partenaire ne retrouva le lit conjugal qu'au petit jour.

À l'heure de rembarquer, les jeunes mariés se firent attendre un long moment, ce qui ne fut pas sans légèrement m'inquiéter. Lorsqu'ils parurent, la mine du jeune homme était passablement décomposée. Il nous demanda de l'excuser, mais une migraine encore plus violente que celle de la veille l'assaillait depuis qu'il avait ouvert les yeux. Avec le curé, nous en conclûmes doctement que les fluides s'étaient à nouveau inversés durant la nuit.

Je ne vous narrerai pas la suite d'un voyage dont je viens de conter le principal attrait. Qu'il soit juste dit que, durant cinq journées supplémentaires, la compagnie fut assez agréable, bien qu'il ne se trouvât pas d'autres occasions de l'égayer. La jeune mariée m'en parut ennuyée mais, à part quelques effleurements, je ne la connus plus jamais aussi intimement qu'au deuxième jour de notre périple. Et aujourd'hui, si je me souviens de son visage et de ses formes délicates, je serais bien incapable de me rappeler son nom. C'est d'ailleurs sûrement mieux ainsi. Nous nous séparâmes bons amis à l'arrivée à Orléans et je leur souhaitai tout le bonheur possible.

*

Nous étions désormais à une journée de Paris, mais la nuit nous contraignit à une nouvelle étape. L'auberge était miteuse, le souper très médiocre et la soirée s'annonçait interminable. Après avoir accompli de savantes manœuvres pour fuir la compagnie du curé que je laissai à l'autre bout de la salle en grand colloque avec deux jeunes drôles, je vins m'installer près du silencieux voyageur de commerce. Jusqu'alors, nous n'avions échangé que quelques politesses et malgré les cahots du mauvais chemin et le caquet de notre ecclésiastique, il s'était surtout distingué par ses dispositions au sommeil. Ces moments de veille, il les occupait en lisant et relisant un grand cahier de cuir dont les pages étaient presque toutes noircies de chiffres et de calculs. Une ou deux fois seulement, il participa à nos conversations, et encore, ce ne fut que pour se ranger à l'avis des autres. Sans relief particulier, il était d'une trivialité parfaite, de celle qui rebute l'honnête homme d'en savoir plus sur une vie forcément obscure et laborieuse. Un détail toutefois m'intrigua. Le bonhomme était certes vêtu de manière fort ordinaire mais, pour un œil exercé, la bonne facture et la qualité de l'étoffe de ses habits dénonçaient des accointances moins banales. Ses souliers, en particulier, étaient de ceux qui foulent plus commodément les parquets des grandes maisons que l'infecte terre battue des auberges. Tout cela aiguillonna mon ennui. J'engageai la conversation sur un prétexte futile puis j'en profitai pour le féliciter sur la belle coupe de son habit. Son visage s'éclaira. Il me savait d'une condition au-dessus de la sienne et cette marque d'attention le flatta. En société, il faut toujours se souvenir que le compliment fait à un inférieur l'oblige doublement envers vous. D'abord parce qu'il n'aura plus de cesse de vous démontrer qu'il est à la hauteur de vos louanges. Ensuite, s'il ne l'est pas, il n'en sera que plus soumis, de peur de perdre votre estime. Mon homme adopta la première posture en me donnant l'adresse de son tailleur qui avait pignon sur rue au Palais-Royal. Content de lui, il ne s'arrêta pas en si bon chemin et ne put s'empêcher d'ajouter que ce digne artisan avait également parfois la clientèle de son maître, le duc de Richelieu, pour ses vêtements de voyage. Je pris l'air étonné. Avec d'autant moins de difficulté que je l'étais vraiment d'entendre prononcer un nom si prestigieux dans une auberge si minable et par un interlocuteur si insignifiant. Le bonhomme déboutonna sa veste d'une mine de triomphe et, sur le ton de la confidence, me révéla qui il était.

— Monsieur le comte, je n'ai pas pour habitude, vous vous en êtes sûrement rendu compte, de m'épancher sur mes activités. Mais vous êtes assurément une personne de qualité, à même d'apprécier la nature de ma mission auprès d'un si puissant personnage que Louis François Armand de Vignerot Du Plessis, duc de Richelieu et de Fronsac, baron de la Ferté-Bernard, marquis du Pont-de-Courlay, comte de Cosnac, prince de Mortagne, baron de Barbezieux, de Cozes, de Chamadelle et d'Albret, seigneur de Coutras.

Il avait débité les titres du duc d'un trait, doctement et presque religieusement, comme si l'inventaire de cette litanie l'ennoblissait un peu lui-même. Je le laissai retrouver son souffle avant de me composer un air captivé qui l'engagea à en raconter plus sur son maître, en domestique qu'il était.

— Voilà près de quinze années maintenant que j'ai l'honneur de servir ce prince, m'expliqua-t-il. Je n'ai qu'à m'en réjouir. Comme vous l'avez peut-être remarqué, je suis très versé dans les chiffres. Ce modeste talent me sert tous les jours auprès de Son Excellence pour tenir ses livres de comptes. Cette place m'a été léguée par mon propre père à qui le duc témoigna toujours la plus grande confiance. Et j'ai l'humble prétention de faire cas des intérêts de M. de Richelieu comme s'il s'agissait des miens. Dieu m'est témoin que ce n'est pourtant pas aisé tous les jours, ajouta-t-il d'un air entendu.

Avez-vous remarqué comme les petites gens commencent toujours par louer leurs protecteurs avant de placer quelques critiques sourdes qui leur semblent les racheter de n'être que des parasites ? Mon bonhomme ne dérogea pas à cette règle universelle. Je l'écoutais car je n'avais rien d'autre à faire, mais aussi car il me donna quelques indications précieuses sur la scène où j'allais bientôt faire mon entrée. Du moins, à cette époque, je l'espérais.

— Le duc est assurément un des êtres les plus aimés et les plus aimables de Paris, reprit-il. Et depuis sa valeureuse conduite à la bataille de Fontenoy, il y a huit années maintenant, ses bonnes fortunes lui ont acquis une seconde jeunesse.

— Quel âge a-t-il donc ? demandai-je.

— Bientôt cinquante-huit ans mais il en parait quinze de moins. Et peu de gentilshommes de son âge peuvent se vanter d'avoir une si belle santé. Debout à pas d'heure, couché au chant du coq, il n'affectionne rien tant que de dîner au moment du souper et de souper à l'heure où le commun déjeune. C'est une habitude de sa jeunesse, m'a-t-on dit, quand le Régent, monsieur le duc d'Orléans, l'envoya quatorze mois à la Bastille pour refroidir ses ardeurs.

— À la Bastille… ? Mais qu'avait-il donc fait pour mériter cela ? hasardai-je, de plus en plus intéressé.

— Je ne sais si tout ce que l'on raconte sur lui est vrai, mais beaucoup soutiennent qu'il était alors un des plus éminents débauchés de Paris. Et, paraît-il, un des plus intrigants aussi… Avec cela, d'une imprudence rare. Tant et si bien qu'un beau jour le Régent se piqua de l'expédier faire la conversation au bourreau.

— Bigre…

— Eh bien, figurez-vous que c'est une femme qui lui évita le billot !

— Bigre !

— Et vous savez qui ?

— Non… Qui ?

— La propre fille du Régent !

— Il avait séduit la fille de M. le duc d'Orléans ?

— Pour sûr ! La jeune dame supplia son père de l'épargner. Le Régent accorda sa grâce en assurant toutefois : « Si M. de Richelieu avait quatre têtes, j'aurais dans ma poche de quoi les faire couper toutes les quatre… si seulement il en avait une. » Une heureuse nature, vous dis-je. Et aujourd'hui encore. Avec cela, généreux, prodigue même parfois…

— J'imagine que monsieur le duc a une belle fortune, et qui ne date pas d'hier.

— Ni d'avant-hier. Cependant…

Il s'interrompit, fit mine de réfléchir puis reprit :

— Vous savez, de par ma fonction, je vois beaucoup de choses, mais le silence est mon lot. Je puis juste vous dire sans trahir de secrets, car Paris en bruisse depuis longtemps, que les affaires du duc ont moins de santé que lui. Et mes livres pourraient faire du vacarme si je n'étais entièrement dévoué à sa personne.

— Pourtant, insistai-je, un si grand nom doit nécessairement bénéficier d'un grand crédit.

Le bonhomme parut s'agacer :

— Dites plutôt de grandes dettes. Je fais de mon mieux, mais il se moque de mes mémoires, perd mes notes, ignore mes comptes ! Mon père avait coutume de dire que l'arithmétique gouverne les hommes : certains sont destinés à additionner ou à multiplier, et d'autres naissent pour soustraire ou diviser. M. de Richelieu, lui, est d'un autre genre : il dilapide sans jamais calculer.

Après cette dernière bordée, mon homme – dont je peine à me souvenir du nom – s'interrompit à nouveau pour jauger de l'effet de ses propos. Aimablement, je le réconfortai et le plaignis même pour les difficultés que lui suscitait son service auprès du duc. En fait, vous me connaissez maintenant, ce portrait était loin de me rebuter. Peut-être cela aurait-il dû si j'avais été un autre. Mais j'étais déjà moi. Et malgré les traits désobligeants des confidences de mon interlocuteur, son tableau me plut positivement. Afin d'encourager l'artiste à poursuivre son œuvre, je commandai une bouteille de bordeaux dont je nous servis deux bons verres. Le comptable reprit le pinceau sans se faire prier :

— M. le duc est intrépide, c'est de notoriété publique. Son courage sur les champs de bataille lui a valu le titre de maréchal de France, comme vous le savez ; toutefois, je prétends que ce bâton ne l'exonère pas de devoir faire preuve de prudence en d'autres lieux. Car rien ne semble l'effrayer : ni les combats, ni les créanciers, et encore moins les puissantes jalousies suscitées par ses succès de cœur.

— Ses succès de cœur ? le relançai-je, en souriant.

Il eut un temps de silence et presque à mi-voix, il ajouta :

— Oui monsieur, malgré son âge, je vous l'ai dit, le duc n'est jamais en reste pour alimenter la gazette. À la Cour, on le surnomme l'Alcibiade français. Sa Majesté elle-même, dit-on, s'agacerait de ce rival… Vous rendez-vous compte, monsieur, le roi…

Abandonnant toute prudence – le vin crée souvent cette sorte de connivence entre deux étrangers –, il se hasarda même à supputer que le duc pût lorgner sur Mme de Pompadour. Après tout, comme je l'appris plus tard, il ne faisait que se faire l'écho d'un ragot de cuisine dont beaucoup disaient qu'il trouvait sa source chez la favorite elle-même. Quoi qu'il en fût, mon homme était bien lancé, et le clairet bordelais continua de lui délier une langue qu'il avait finalement bien pendue. Ce fut au tour de Mme de Pompadour d'essuyer l'ire du sévère comptable.

— Savez-vous qu'elle vient de la roture ? décocha-t-il d'un ton passablement dédaigneux.

— Je la croyais pourtant de bonne souche, répondis-je placidement, mais avouez qu'il était piquant d'entendre ce maraud s'indigner que la favorite du roi ait les mêmes origines que lui.

— De bonne souche ? Sûrement pas, reprit-il, ou alors de celle que l'on trouve au fond des rivières : elle s'appelle Poisson ! Ses lettres de noblesse, elle les doit à un heureux mariage avec Charles-Guillaume Le Normant d'Étiolles avant qu'elle ne s'en sépare et que le roi ne lui fasse don du marquisat de Pompadour… J'ai souvent entendu monsieur le duc plaisanter à ce sujet. Lui, il l'appelle Mme Limande, tant son manque de formes fait pitié. Je ne sais ce que le monde lui trouve. Je l'ai vue deux fois, de loin il est vrai, mais suffisamment pour la jauger. Assez jolie de traits, elle a la tête juchée sur un long cou qui prolonge un corps auquel la nature n'a pas voulu donner d'appâts. Il y en a de plus belles, pour sûr, mais elle n'en a pas moins accaparé le roi. Il lui passe tous ses caprices. Rien que cette année, il lui a offert l'hôtel d'Évreux, en plein Paris, pour sept cent trente mille livres ! Il projette même de lui bâtir un nouveau Trianon en plein cœur de Versailles.

— Elle doit avoir de biens solides talents pour mériter un tel traitement, dis-je.

— Si peu, monsieur. Car j'imagine que nous parlons bien des mêmes dispositions ?

— Sûrement, oui… De celles qui font les favorites des souverains… ? hasardai-je.

— C'est cela. Eh bien, si j'en juge par la rumeur, le roi s'ennuie au lit avec elle, figurez-vous.

— Comment cela ?

— Oui, c'est de l'eau tiède.

— Et le roi la couvre de présents…

— Comme une seconde reine.

— Elle doit avoir d'autres vertus qui le satisfont.

— Il la consulterait sur tout. Elle a barre sur lui, dit-on même. Et pour faire une carrière à la Cour, mieux vaut se réclamer de ses amis que d'être un prince. Mon maître en sait quelque chose. Elle régente presque tout. Jusqu'aux amours du roi…

— C'est-à-dire ? Je comprends mal…

Le comptable se servit un plein verre de bordeaux et reprit :

— C'est simple, puisqu'elle ne peut contenter la sensualité de son royal amant, elle a organisé un commerce d'un genre particulier pour le satisfaire.

— Un commerce ?

— Si l'on peut dire, oui. Depuis quelques années maintenant, pas une femme n'entre dans la couche du roi sans que la Pompadour ne l'ait adoubée…

— Diantre… pardonnez ma curiosité, mais comment si prend-elle ?

— De la manière la plus simple du monde, monsieur. Elle a des yeux dans tout Paris. Lorsqu'un de ses affidés lui signale une jeune beauté, elle la fait harponner par mille cajoleries. Peu résistent, vous vous en doutez, la vertu étant bien mal payée à notre époque. Ensuite, on installe les élues dans un mignon rendez-vous de chasse des jardins de Versailles, aimablement nommé le Parc-aux-Cerfs, bien qu'exclusivement habité par des biches… Là, elles y attendent que le roi vienne s'abandonner à leurs caresses.

— Et Mme de Pompadour n'a pas peur de perdre sa position pour la faveur d'une de ses protégées ?

— Point du tout, monsieur, c'est un sérail sur lequel elle règne en sultane. Je ne dis point qu'elle a droit de vie ou de mort, mais aucune de ces filles ne reste assez longtemps pour être remarquée par le souverain. On sort aussi vite du Parc-aux-cerfs que l'on y est entré. L'habitude veut d'ailleurs que, pour les plus belles, la favorite arrange un mariage avec un obscur parti de province, et pour faire bonne mesure, le roi y ajoute deux cent mille livres de dot.

— Voilà de l'argent bien employé, ironisai-je.

— Voilà surtout comment on creuse la banqueroute. C'est ce qui arrivera sans doute à Mme O'Morphy, jeune beauté de quatorze ans qui donne pourtant bien du fil à retordre à la marquise. Il faut dire qu'elle est d'un éclat rare. Et avec cela, pas une once de moralité. M. le duc vient d'acquérir au peintre Boucher une scandaleuse peinture où elle exhibe ses charmes dans une pose, monsieur, une pose…

Il s'interrompit et leva les yeux au ciel.

J'ai vu ce tableau quelques années plus tard et j'ai fait l'acquisition d'une superbe copie. Mon prude comptable n'était pas dans le faux : la pose était osée mais délicieuse pour celui qui sait apprécier l'art de M. Boucher.

— Cette jeunette, reprit-il, a su si bien se distinguer des autres pensionnaires du Parc-aux-Cerfs qu'elle imagine, dit-on, détrôner Mme de Pompadour. Mais elle va trop vite en besogne. Elle finira par lasser le roi. Et, entre-temps, la marquise l'aura vite remplacée.

Honnête lecteur, les révélations de mon interlocuteur vous troublent, je le sens bien. Autant qu'elles me troublèrent ce soir-là, mais pas pour les mêmes raisons que vous. Aucune idée précise ne m'assaillit alors, mais j'eus le sentiment très vif que mes modestes talents pouvaient trouver quelque utilité sur cette scène. Encore fallait-il participer à la représentation.

 

L'heure avançait et la salle à manger de l'auberge était maintenant presque vide ; cependant, les confidences du bonhomme m'avaient mis en appétit d'en apprendre plus. Je le relançai sur la fortune de la marquise.

— Mme de Pompadour doit avoir accumulé une jolie rente, j'imagine.

— Certes, mais elle ne manquait déjà pas de biens. Son père a longtemps agioté avec les frères Pâris, les célèbres banquiers. Et aujourd'hui encore, ses accointances avec tous les spéculateurs de la place lui donnent un crédit sans limite auprès du roi. Des collègues bien placés m'ont même affirmé que, d'une main, elle fait remplir les coffres et que, de l'autre, elle les vide !

Je fis alors une très légère moue que mon homme prit – à juste titre – pour l'expression d'un doute. Il reposa le verre qu'il s'apprêtait à vider, la mine contrariée.

— Je suis un homme de l'art, ce sont des faits que le commun ignore mais que notre profession ne peut méconnaître, m'asséna-t-il gravement.

L'espace d'un instant, j'avoue avoir eu l'envie de lui caresser l'échine de quelques coups de canne pour lui enseigner à mesurer son caquet. Mais il n'en soupçonna rien et je l'engageai cordialement à poursuivre en l'assurant de ma confiance en la qualité de ses sources. Une autre rasade de bordeaux acheva de le convaincre de mon estime.

— Vous savez, cette Pompadour – il était de plus en plus familier – n'a pas que des assiduités avec les banquiers, elle est fort éclectique et se pique de philosophie tout autant que de politique. Pour ce que j'en comprends, ce sont d'ailleurs deux mêmes choses. Elle se fait ainsi une gloire de s'afficher avec le parti des philosophes que M. d'Arnouville a l'audace de soutenir jusque dans le Conseil du roi.

— Et Sa Majesté ne s'en scandalise pas ?

— Peut-être, mais Elle tolère…

— Alors, c'est un roi philosophe…

— Ne plaisantez pas, monsieur, cela est grave. Et M. de Richelieu me peine lorsqu'il donne lui aussi la main à ces gens. Mais pourquoi diable veulent-ils renverser l'ordre naturel des choses ? L'ancien, le seul, le véritable, celui qui fait que vous êtes où vous êtes et que je suis où je suis. Oui, je suis roturier, mais je m'en trouve fort heureux. Et c'est parce qu'il y a des hommes comme monsieur le duc que mon père avant moi et mon fils après moi ont vécu et vivront sans connaître la gêne. Les philosophes et tout leur galimatias ne me chauffent pas en hiver ; ces beaux habits dont vous me complimentez, ce ne sont pas leurs généreuses pensées qui me les paient. Je vous le dis, si l'on n'y prend garde, tout cet esprit de nouveauté gâtera le siècle. Et ce M. Voltaire que mon maître apprécie tant est de ces individus qui un jour affameront ceux qui les nourrissent, j'en suis certain !

Maintenant bien grisé, il parlait fort et ne voulait plus s'interrompre.

— Ce Voltaire est présentement en Prusse, m'a-t-on dit, le grand Frédéric s'en est lui aussi entiché : très bien, qu'il y reste ! Heureusement que notre roi n'a pas de ses amitiés-là… Il a auprès de lui le parti des dévots mené par le secrétaire d'État à la Guerre, le comte d'Argenson. Un excellent homme, lui…

— Le roi est dévot ? fis-je, feignant la naïveté.

— Euh… je ne sais… mais il est à l'âge où la maturité enseigne de se préoccuper du salut de son âme.

— Allons, allons, il a tout juste quarante-trois ans…

— Souvenez-vous que son père est mort à vingt-huit ans !

— De la variole…

— La preuve qu'il faut se préparer à tout. Et puis, le parti des dévots dont je m'honore d'être un chaud partisan – il parlait de plus en plus haut – œuvre pour le roi, mais aussi pour le Dauphin, Louis-Ferdinand. C'est un prince pieux, discret et très sobre. Je bois à sa santé ! Vive le Dauphin ! hurla-t-il alors sans prévenir, en renversant la moitié de son verre sur sa manche.

À la table voisine, deux portefaix endormis grognèrent leur mécontentement pendant que l'épouse de l'aubergiste ne put réprimer un cri de surprise. Le comptable s'excusa et voulut faire servir une autre bouteille, mais j'estimais qu'il était temps de prendre congé. Je le laissai en lui conseillant d'en faire autant, ce qui ne l'empêcha pas de commander un nouveau verre de clairet.

 

Le lendemain, nous entrâmes dans Paris à midi, bercés par le ronflement du comptable qui n'ouvrit les yeux que pour me voir descendre de la voiture.