Chapitre XVI
Au commencement de l'année 1760, je fis régulièrement le voyage jusqu'à Versailles. Je m'y étais auparavant montré à de nombreuses occasions, mais sans toutefois y prendre mes quartiers. La Cour vivait dans l'attente des apparitions du roi : comme je l'ai expliqué, celui-ci prisait peu son palais de Versailles, et préférait les résidences de Trianon, de Fontainebleau, de Compiègne ou de Choisy. N'étant pas dans le cercle restreint des courtisans qui le suivaient dans ses villégiatures, il m'apparut très vite qu'il y avait mieux à faire à Paris, ce que vous venez de lire. Cependant, le nombre de puissants gentilshommes qui me rendaient désormais visite à mon domicile de la rue des Petits-Carreaux accrut d'autant les raisons de me rendre à la Cour. Je m'y installai notamment lors des séjours du duc de Richelieu qui goûtait de plus en plus ma compagnie. Avec lui, je découvris des subtilités qui m'avaient échappé au cours de mes précédentes visites. Car si on s'ennuyait ferme à Versailles lorsque le roi n'y était pas, les courtisans qui disposaient d'appartements trouvaient parfois à s'occuper de manière surprenante. Chez une marquise, en particulier, l'habitude s'était prise d'organiser toutes sortes de soirées, dont ce qu'elle nommait des soupers à l'aveugle. On y venait clandestinement à minuit passé : des domestiques introduisaient les invités dans un vaste salon où ne brillait aucune lumière. Pour augmenter encore l'obscurité, des tentures obstruaient les fenêtres. Une cinquantaine de personnes des deux sexes participaient généralement à ces insolites agapes, où les mets et les alcools se trouvaient sur des tables dressées le long des murs. Tout ce petit monde tâtonnait de concert, ce qui suscitait beaucoup de gaieté, d'autant que les invités avaient pour consigne de taire leur identité. Bref, protégés des regards et pourvus de l'anonymat, les convives de ces rendez-vous d'aveugles se permettaient des genres de folies dont vous pouvez imaginer qu'elles me plurent positivement.
Lors de mes séjours à Versailles, je logeais habituellement dans un petit appartement qu'un gentilhomme breton me prêtait au second étage du Grand Commun, en échange des faveurs d'une de mes novices. Il m'arrivait d'y passer une semaine, entre parties de cartes, soupers et quelques rendez-vous galants. Je vous ai expliqué précédemment que je goûte peu les mièvres simulacres qui se jouent généralement entre deux êtres attirés l'un par l'autre. On le sait, les femmes du monde aiment très hypocritement se livrer à ces enfantillages et à Versailles la mode voulait qu'on soupirât longtemps pour obtenir l'essentiel. Je fis donc ma cour à quelques dames ; toutefois, je sus choisir les plus impatientes : certaines démontrèrent dans nos travaux une habileté digne des meilleures petites maisons. Cependant, les femmes de Versailles ne m'ont jamais convaincu d'abandonner mon penchant pour les filles moins poudrées. Je partageais cet appétit avec de nombreux autres gentilshommes, à en juger par l'essor que prirent mes affaires à cette époque. Bientôt, mes services me rendirent indispensable aux plus distinguées figures de la cour. Mais il n'est de réussite qui ne suscite la jalousie chez les faibles et la méfiance chez les puissants. Et si mes voyages à Versailles augmentèrent sensiblement ma clientèle, ils commencèrent également de me perdre dans l'esprit de certains.
Je l'ai dit, M. de Richelieu me tenait en grande estime, cela se savait, et n'aurait porté à aucune conséquence si le sort n'avait hissé M. de Choiseul à la tête de la France. En l'occurrence, le destin avait un nom : Mme de Pompadour. La favorite n'avait pas été pour rien dans l'ascension du duc de Choiseul depuis quelques petits services indignes qu'il lui rendit en dénonçant les amours secrètes de sa cousine, Mme de Choiseul-Beaupré, avec le roi. Il en avait acquis une reconnaissance sans faille et, dès lors, Mme de Pompadour ne cessa de le pousser. D'abord ambassadeur à Rome puis à Vienne, il venait de prendre le portefeuille des Affaires étrangères au cardinal de Bernis, débutant ainsi dans la carrière d'homme le plus puissant du pays après le roi. En cette période où il voulait asseoir son pouvoir, M. de Choiseul se fit entre autre décrire la coterie de M. de Richelieu qu'il soupçonnait d'œuvrer à sa perte. Il épousait en cela la défiance de Mme de Pompadour qui supportait si mal que le duc fût bien aimé du roi. On informa très médiocrement M. de Choiseul, car si ses espions avaient mieux connu M. de Richelieu, ils auraient rapporté qu'il n'était d'aucun parti, les fréquentant tous, et qu'il n'avait nul besoin d'imaginer des intrigues puisqu'il n'en ignorait aucune. On trouva tout de même à faire des listes des familiers du duc dont on voulut faire accroire qu'ils le soutenaient dans ses complots. Mon nom y figurait et justifia que l'on me tînt désormais à l'œil. En cette affaire, je puis jurer qu'il n'y avait rien de vrai. Mais pour régner il faut des alliés tout autant que des ennemis : M. de Choiseul me rangea définitivement dans cette case. D'autant qu'il me faut maintenant vous raconter une petite histoire qui n'arrangea pas ma réputation auprès de lui.
Je ne vous apprendrai rien si je vous dis que M. de Choiseul vivait en débauché. Il ne s'en était d'ailleurs jamais caché, et ses ambassades à Rome comme à Vienne souffrirent de sa réputation car ni le pape ni l'impératrice Marie-Thérèse n'appréciaient les libertins. Marié à la plus douce des épouses, il profitait de ce qu'il lui en imposa pour s'adonner à des vices dans lesquels il tentait de l'entraîner, mais toujours en vain. Il se vengea sur la fortune qu'elle lui avait amenée en dot. Je dois dire que je m'y connais dans l'art de dilapider, toutefois il m'est forcé de reconnaître que M. de Choiseul a peu d'égal en la matière. Et c'est bien parce qu'il a pu se servir à pleine main dans les caisses de l'État, qu'il se maintint à flot si longtemps. Un seul exemple : par un tour de passe-passe digne du plus grand mystificateur, M. de Choiseul s'était à cette époque rendu maître des six mille arpents de la forêt d'Amboise, possession de la Couronne, en l'échangeant au roi contre le domaine de Pompadour, que la marquise lui avait précédemment soi-disant cédé. La transaction faite, le roi se hâta de rendre son bien à la marquise. Le tour était joué. On voit que M. de Choiseul était de nature à donner la leçon à beaucoup de fripons. Au physique, il était d'ailleurs fort laid et d'une taille bien en dessous de la moyenne, ce qui le gêna souvent dans ses rapports avec les hautes statures. Ce fut ensuite un motif de plus pour ne pas m'aimer. Au moral, enfin, ce puissant personnage était de ces hommes qui veulent se bâtir de leur vivant une légende à laquelle on fera semblant de croire lorsqu'ils seront morts. Libéral en politique, entiché du système de l'Angleterre à un point qui me l'a toujours rendu suspect, il n'en usait pas moins de méthodes de basse police pour s'assurer de son pouvoir. Mais j'aurai plus loin maintes occasions d'illustrer ce propos car ma plume s'est laissé entraîner, pardonnez-moi.
Je reprends : M. de Choiseul était un débauché et au début de son premier ministère, vers le milieu de 1760, il avait ses habitudes chez Mlle de Lens, une de mes recrues fraîchement arrivée de province. Belle et pleine d'entrain, elle enchantait les amateurs de certaines récréations par son caractère double : d'un extérieur soumis, elle montrait en privé un sens inné de l'autorité. Autrement dit, Mlle de Lens faisait marcher son monde à la baguette, qu'elle administrait joyeusement sur des culs consentants. C'est là une manie plus répandue qu'on ne le croit et les fidèles de cette église se recrutent souvent dans les milieux de la justice, de l'armée ou des affaires de l'État. Je ne vous dirais pas que M. de Choiseul était de cette obédience, mais il ne lui déplaisait pas de rendre visite à Mlle de Lens en toute discrétion. Comme mes autres novices, je l'avais installée non loin de mon hôtel, dans un petit appartement fort coquet dont le salon donnait sur un étroit balcon. Ce détail aura son importance. Un jour, M. de Choiseul profita de sa venue aux Tuileries pour rendre une visite inopinée à la jeune femme. Je ne saurais trop conseiller d'éviter ce genre de toquade avec une maîtresse si l'on veut garder ses illusions. Car ce qui pouvait survenir ne manqua pas d'arriver : le carrosse du ministre s'arrêta devant chez Mlle de Lens alors qu'elle était en plein recueillement avec un de ses adeptes, le fils d'un riche bourgeois du faubourg Saint-Honoré. Sachant M. de Choiseul très jaloux de ses amitiés intimes, elle perdit un instant la tête et demanda au jeune homme de s'éclipser. Cependant, M. de Choiseul était déjà dans l'escalier et la fuite s'avéra impossible : ma novice ne trouva d'autre expédient que de pousser le galant à moitié dévêtu sur le balcon. Elle fit disparaître à temps ses traces et reçut son puissant amant avec à peine moins de chaleur qu'à l'habitude. Dix heures du soir allaient sonner quand M. de Choiseul décida de se retirer. Par malheur, il lui prit l'envie de jeter un œil dans la rue depuis le balcon pour voir si son carrosse l'attendait. La peur donne des ailes, dit-on, mais pas suffisamment pour s'envoler d'un balcon et le pauvre garçon fut découvert, tout transi de froid et fort peu à son avantage. M. de Choiseul entra alors dans une violente colère, certain qu'on lui avait tendu un traquenard. Inquiet de ce que le jeune homme avait pu observer depuis sa cachette, il exigea son silence, le menaçant même des pires représailles. Le garçon ne demanda pas son reste et fila prestement. M. de Choiseul extorqua ensuite à Mlle de Lens le nom du malheureux avant de disparaître, furieux de sa mésaventure. Il ne revint jamais chez moi, soupçonnant que j'étais pour quelque chose dans cette affaire. Quant au jeune homme, Mlle de Lens me confia qu'elle ne le revit pas, ni personne d'ailleurs, puisqu'il disparut quelques semaines après et sa famille n'eut plus jamais de nouvelles de lui10.
Vous comprenez mieux maintenant comment cette aventure ajoutée à mon amitié avec le duc de Richelieu furent les sources de la sévère défiance dont M. de Choiseul se piqua très tôt à mon égard. Voilà comment on provoque les gens à faire de la politique, car dans tout ce qui suivit, ce fut bien cette inimitié qui alimenta mes plans. Mais, pour l'heure, ma maison y gagna d'être plus étroitement observée par les services de M. de Sartine, nouvellement nommé lieutenant général de police, et qui donnait la main à toutes les lubies de M. de Choiseul.
N'ayant jamais eu maille à partir avec les services de police, mon nom était toutefois connu des fonctionnaires du Châtelet. Une de mes relations m'avait décrit comment d'anonymes plumitifs faisaient régulièrement leur pain de tous les ragots de Paris puis les faisaient parvenir à Sartine qui en donnait copie des meilleurs morceaux au roi. Mon nom eut plus souvent que d'autres l'honneur de figurer dans cette misérable chronique, m'octroyant une place de choix parmi les gentilshommes à surveiller. L'ire de M. de Choiseul accentua le zèle des espions, et la visite d'une paire de sbires de M. de Sartine au début de l'année 1761 ne m'étonna qu'à moitié. Je n'étais pas là : Simon les reçut. Les deux butors prétextèrent que le voisinage s'était plaint des allées et venues qui à toute heure de la nuit troublaient son sommeil. C'était en grande partie très faux car la fameuse porte dérobée dont je vous ai déjà parlé garantissait de ce désagrément. Les deux agents de M. de Sartine en profitèrent pour interroger Simon sur les habitués de la maison. De ce qu'il m'a rapporté, ce dernier tint sa langue aussi bien qu'il le put, se contentant de citer les noms des plus puissants de mes invités, dont celui de M. de Sartine lui-même. Simon m'étonna positivement à cet endroit, le lieutenant général de police n'étant jamais venu chez moi, mais il était assurément celui qu'il fallait évoquer pour abréger l'entretien avec les deux limiers. Simon a parfois de ces inspirations dont je ne sais si elles sont réfléchies ou résultent seulement de sa profonde imbécillité.
Reste que l'épisode prouvait qu'il était désormais utile de faire jouer mes soutiens pour en savoir plus. Je n'étais pas inquiet à proprement parler, mais, dans cette sorte d'affaire, il s'agit de prendre le mal à la source afin de se garder des mauvaises surprises.
Je me rendis chez M. de Conti, qui ne sortait presque plus de l'enclos du Temple. Il me reçut dans sa bibliothèque dont les murs étaient recouverts de tableaux de maître du genre de ceux qui ne s'exposent qu'entre intimes. Son opposition au roi s'était envenimée : il désapprouvait désormais la politique de la France dans la guerre qui nous opposait à l'Angleterre et à la Prusse. Retiré dans son palais, il ruminait sa frustration, et se consacrait exclusivement à ses affaires, disait-il. Je lui contai mes déboires avec M. de Choiseul, ce qui l'intéressa beaucoup, mais il regretta de ne pouvoir m'être utile, ses amis n'étant pas de ceux que l'on prisait désormais à la Cour. C'eût été comme boire des remèdes dans le verre d'un lépreux, m'expliqua-t-il. Il n'avait pas tort. Il m'engagea cependant à ne pas laisser les choses en l'état car, continua-t-il, le parti de Mme de Pompadour s'était mis en tête de nettoyer Paris des gêneurs – ce sont ses mots. Je le remerciai de ses conseils puis je pris congé, l'invitant à me rendre visite prochainement. Il me répondit sur un ton de conspirateur qu'il préférerait pour l'instant rester sous la protection de l'enclos, mais qu'il me serait reconnaissant si, à l'occasion, je lui donnais de mes nouvelles par l'entremise d'une de mes protégées. Je le lui promis.
L'année 1761 passa cependant sans qu'on ne me rapportât plus de médisances à mon sujet qu'à l'habitude. Mes affaires prospéraient et je m'apprêtais à accompagner le duc de Richelieu dans un voyage en Italie quand un fâcheux événement contrecarra mes projets. Une après-midi, Simon débarqua tout essoufflé dans mon cabinet de travail en balbutiant des propos incompréhensibles où il me sembla qu'il était question d'Héloïse, l'ancienne petite nonne qui s'était échappée de son couvent pour rejoindre le mien. Il me fallut le calmer d'un bon coup de canne sur le dos pour qu'il racontât clairement ce qui se passait. Alors qu'il se rendait chez Héloïse pour lui apporter les gazettes du jour – je voulais que mes filles soient toujours instruites des dernières nouvelles afin de faire bonne figure dans le monde –, il se heurta à une porte close. Il appela, mais nulle réponse ne vint. Au bout d'un moment, alors qu'il se décidait à rebrousser chemin, la porte d'Héloïse finit par s'ouvrir, laissant entrevoir la mine effrayée de sa femme de chambre. Elle lui expliqua entre deux sanglots qu'elle avait cru qu'il s'agissait des gardes de Paris qui revenaient pour l'emmener comme ils venaient de le faire avec sa maîtresse. Simon fila ventre à terre m'avertir. Mon sang se glaça : il ne pouvait s'agir que d'une regrettable méprise. Je partis au Châtelet pour tirer au clair ce scandale et je demandai à voir l'adjoint du lieutenant criminel qui me reçut aussitôt, me devant quelques bons services – dont Héloïse n'était pas. L'homme était embarrassé car, disait-il, il ne savait pas qu'Héloïse me fût précieuse. Il expliqua qu'une contrainte avait été délivrée contre elle sur la décision d'un juge qui répondait à la plainte d'un bourgeois. L'affaire s'obscurcissait. Je vous l'ai dit, Héloïse avait rejoint mon institution après sa désertion d'un honorable couvent. Elle démontra très tôt qu'elle avait bien fait car ses talents la hissèrent parmi les femmes les plus appréciées de ma maison. Et dans son appartement, elle recevait nuit et jour nombre des gentilshommes qui se coudoyaient habituellement au pied du trône, comme de riches bourgeois, toujours flattés de frotter leur cuir au même satin que les courtisans. Le neveu d'un notaire, en particulier, s'était entiché d'Héloïse dans une mesure qui outrepasse la règle en la matière. Pour que ce genre de commerce conserve une honorable réputation, il est bon qu'il coûte fort cher mais certainement pas qu'on ruine le galant – ou point trop vite. Bref, le garçon se montra tellement prodigue avec Héloïse que ses dépenses alertèrent son oncle. J'avais moi-même prévenu ma protégée qu'elle se devait de freiner les ardeurs de son jeune prétendant – et des coquins vous diront que je suis âpre au gain. Le bourgeois sermonna de son côté son neveu, en vain. Je ne pensais plus à ce détail quand survint l'arrestation d'Héloïse. L'oncle, qui possédait ses entrées au Châtelet, avait fait diligenter une enquête et obtint qu'on s'emparât de ma novice. Je soupçonnai une cabale : l'affaire s'était déroulée trop vite pour qu'une puissante main n'y fût mêlée.
Le lendemain, malgré mes réticences, je me décidai à demander un entretien à M. de Sartine. J'en fus pour mes frais car il me fit répondre qu'il s'agissait d'une affaire privée, qu'il ne partageait nullement mon intérêt pour cette jeune femme, et que le service de l'État ne lui octroyait point assez de temps pour me recevoir à ce sujet. C'était clair : il ne souhaitait pas m'être agréable et ne s'opposerait en aucune manière à ceux qui cherchaient à me nuire. Peut-être même les encourageait-il. Quant à Héloïse, on la menaça de la prison si elle ne rachetait pas ses fautes dans la paix d'un couvent, gardée à double tour cette fois. Elle n'eut d'autre choix que d'accepter la semonce. Quelques-uns de ses fidèles habitués tentèrent de l'en sortir, parmi lesquels deux évêques et un conseiller au parlement, mais sans résultat. Je perdis là une de mes plus douées novices, en même temps que cette mésaventure prouva que je déplaisais désormais à une puissante coterie.
Quelque temps plus tard, je m'ouvris de mes craintes au duc de Richelieu lors d'un grand souper qu'il donna pour son fils dans son hôtel de l'île Saint-Louis.
— Vous me connaissez, cher duc, il n'est pas dans ma nature de me tourmenter de ce qui se raconte sur moi. Mais je mentirais si je n'avouais que je suis bien fâché du tour qu'ont pris les ragots ces derniers temps.
— J'ai en effet entendu persifler quelques vieilles baronnes au sujet de ce qui vient d'arriver à une de vos amies ; je m'en suis étonné et l'on m'a répondu qu'il se pouvait que cela fût le début d'une persécution à votre égard.
— Je comprends mal tant de ressentiment. Certes, il y a bien eu cette malheureuse histoire entre M. de Choiseul et Mlle de Lens, mais…
Le duc me coupa.
— Il n'y avait pas là de quoi fouetter un chat, dit-il en riant aux éclats, car il connaissait les talents secrets de Mlle de Lens.
Il reprit, plus sérieux :
— M. de Choiseul s'entend comme larron avec cet Espagnol de Sartine.
— Je m'en doutais un peu, mais n'a-t-il donc pas d'autres complots à traquer ? Vous me connaissez, je ne nourris aucune manigance politique. Encore moins contre lui, répondis-je.
— Cela importe peu. Lorsqu'on est dans sa position, la moitié de la journée se brûle à traquer des ennemis imaginaires.
— C'est bien triste.
— Eh oui, surtout que la moitié restante se consume à trahir ses vrais amis.
— C'est épuisant…
— Positivement. Mais le pouvoir de nuire de M. de Choiseul n'en est pas moins grand.
— Alors, comment puis-je me garantir de lui ?
M. de Richelieu me prit par le bras et m'entraîna en retrait de la foule de ses invités :
— C'est là un jeu difficile, dit-il d'un ton de conspirateur. Et vous n'êtes pas bien servi. Tout d'abord, ne négligez pas sa protectrice : Mme de Pompadour inspire beaucoup de ses haines. Moi, par exemple, Choiseul ne m'aime pas, c'est un fait, mais c'est d'abord parce qu'il sait que la marquise ne m'apprécie guère.
— Il est sa créature.
— Elle le croit. Toutefois, il est intelligent, travaille beaucoup à ses heures, même s'il n'a pas l'esprit de suite. Ce n'est pas grave : au Conseil du roi, il n'y a que des incapables. Et si la Pompadour venait à sortir du jeu, Choiseul a tout prévu pour rester à la table. Il impressionne le roi. Mais pour l'instant il joue la carte de la marquise.
— Elle a toujours barre sur le roi ?
— Toujours, et c'est pour moi une énigme. Mais au fond, il n'y a pas à s'étonner : avez-vous remarqué comment en ce siècle les femmes guident nos pas ?
— Certes, elles sont d'un commerce distrayant, dis-je d'un air complice.
— Très cher comte, je ne parle pas de ce qui nous plaît, à nous, vieux débauchés, bien que cela participe de leur pouvoir. Non, je veux parler de ce système qui en France commande à un gentilhomme de se faire bien voir d'une dame avant de compter sur son seul talent. Qui veut exister doit être dans l'intimité d'une femme. Qui veut faire avancer sa cause doit faire la cour à l'épouse d'un ministre, ou mieux, à sa maîtresse. Même l'Église le sait : regardez le cardinal de Bernis qui s'est entiché si longtemps de Mme de Pompadour. Il est d'ailleurs dommage que le pape n'ait pas d'épouse ou de favorite officielle, nos affaires avec l'Église s'en porteraient peut-être mieux.
— Vous me conseillez de faire ma cour à Mme de Pompadour ?
— Peine perdue, mon ami. Abandonnez tout espoir de ce côté-là. Votre amitié pour moi est le pire des défauts à ses yeux.
— Alors, que faire ?
— En cette affaire, c'est le roi qu'il faut toucher.
— Le roi ? Je ne comprends pas. Vous me parliez d'une femme…
— Oui, je parle du roi. Je ne connais pas d'homme plus soumis à une femme, ou parfois à plusieurs.
— Eh bien ?
— Eh bien, cher comte, puisque vous aimez que l'on soit clair, je dirai que le jour où vous aurez comme alliée une femme qui se couche avec Sa Majesté, vos petits ennuis en deviendront de bien plus gros pour Choiseul et sa camarilla.
— Voilà un sage conseil, répondis-je en souriant, mais il y a loin jusqu'au lit du roi.
— Peut-être. Pourtant, je suis très sérieux, cher comte. Jusqu'alors, vous avez donné des protecteurs à vos amies, j'en sais quelque chose. C'est désormais une protectrice qu'il vous faut acquérir.
— Je mentirais si je soutenais que l'idée ne m'a pas parfois effleuré. Mais c'est là une partie qui peut s'avérer longue et risquée.
— Sûrement, le chemin sera peut-être difficile, mais il mène chez le roi et les efforts en seront récompensés au centuple. À vous de trouver la nouvelle Pompadour.
— Beaucoup s'y sont cassé les dents… rétorquai-je.
— Je connais Louis, je l'ai serré de près plus jeune, il ne peut résister à certains arguments. Et puis la Pompadour ne sera pas éternelle : il me revient qu'une méchante petite toux fait entendre sa musique certains soirs dans sa chambre. Il faudra aussi prendre soin de ce butor de Lebel. Il peut être un allié, mais méfiez-vous, il ne faudra le faire entrer dans le jeu qu'au moment où les joueurs seront déjà à la table.
Le duc s'interrompit car son fils le demandait. Avant de le rejoindre, il ajouta :
— Souvenez-vous de ceci, cher comte : le roi ne refuse rien à un homme dont la femme autorise tout.
— Mon épouse est loin, et je doute qu'elle fût du goût de Sa Majesté.
— Alors, trouvez-vous une épouse de complaisance, une maîtresse, une nièce, une pupille, que sais-je ? Le roi n'est jamais regardant lorsqu'il est amoureux. Mais il est toujours généreux, conclut le duc.
Ce soir-là, je rentrai chez moi avec la ferme conviction d'offrir une maîtresse au roi, peut-être même de donner une nouvelle favorite à la Cour, quitte à courir tout le royaume pour dénicher l'heureuse élue.
10Doit-on prêter foi au récit du comte sur ce dernier point ? Je n'ai rien trouvé qui atteste ce qu'il sous-entend assez clairement.