Chapitre XXIII

L'arrivée de Jeanne dans ma maison n'avait pas interrompu le labeur de mes pensionnaires. Lors des soupers que je donnais, elles étaient bien sûr autour de la table pour satisfaire aux goûts de mes invités. J'avais à cette époque cinq pupilles assidues, dont je recevais une petite rente qui s'ajoutait aux revenus du fameux commerce avec la Corse. À ce sujet, Nallut avait pris son rôle très au sérieux et faisait prospérer au mieux sa charge de commissaire. Il fit même mentir les prévisions de l'estimé M. François en accroissant de vingt pour cent les gains de la première année. Tout allait donc pour le mieux dans mes affaires et je pus me consacrer à parfaire l'éducation de Jeanne. Il était désormais temps de la présenter un peu plus au beau monde : je profitai de la première d'une pièce à la Comédie-Italienne pour lui faire accomplir un tour de piste, comme disent les intendants d'écurie.

Ce jour-là, nous étions à la moitié de décembre, on donnait Ulysse dans l'île de Circé, un ballet assez plaisant d'Antoine Pitrot, danseur et maître de ballet. J'installai Jeanne dans une loge où elle put apprécier les fameuses pirouettes de Pitrot qui n'ont pas leur égal, même chez le duc de Wurtemberg qui se pique d'avoir le meilleur ballet d'Europe. Pour ma part, je fus plus sensible aux entrechats de sa femme, Louise Régis, dite la Petite Rey, à qui je fis un brin de causerie lorsqu'elle était à l'opéra, dix ans plus tôt – je lui dois une part de ma banqueroute d'alors. Au passage, je ne résiste pas à l'envie de vous narrer en deux mots la mésaventure qu'il arriva à ce pauvre Pitrot quelque temps plus tard quand la Petite Rey se piqua de lui nier publiquement sa qualité de mari. La coquette déserta le foyer avec vêtements, bijoux et acte de mariage. Un procès s'ensuivit qui fit s'esclaffer tout le petit monde du théâtre. Pitrot gagna finalement mais ne reprit jamais son épouse qui, entre-temps, avait trouvé d'autres protecteurs.

Nous étions dans une loge que j'avais choisie bien en vue du reste des spectateurs. À l'entracte, Jeanne fut évidemment très remarquée, d'autant que sa toilette m'avait coûté fort cher. Une à une, plusieurs de mes connaissances se mirent en devoir de venir nous saluer pour mieux observer ma compagne du soir. Jeanne rendit si bien les saluts que, bientôt, nous fûmes assaillis d'une cohorte de visiteurs parmi lesquels on pouvait reconnaître trois ou quatre ducs – dont deux qui me connaissaient de très loin. Vous savez comment se passent les spectacles à la Comédie-Italienne : on y discute parfois plus qu'on ne regarde ce qui se passe sur scène. Au bout d'un moment, il fallut quand même mettre le holà au chahut des curieux massés autour de ma loge : le spectacle avait repris et M. Pitrot donnait des signes positifs d'agacement. J'invitai donc poliment tout ce petit monde à nous laisser profiter du ballet. À la fin de la représentation, un grand jeune homme nous rejoignit, escorté de deux remarquables valets en livrée. Il se présenta sous le titre de comte de Luhant, ce qui ne m'était pas inconnu, et je lui demandai si un membre de sa famille avait été colonel dans les gardes du corps du roi. Il répondit que c'était son père. Je me trouvais en domaine de connaissance puisque ce dernier fut longtemps un assidu des soupers de mon hôtel de la rue des Petits-Carreaux. Le jeune homme le savait, c'était d'ailleurs pour cela qu'il nous conviait chez lui. La proposition était un peu abrupte mais la bonne mine de ce garçon et sa nouveauté m'engagèrent à accepter l'invitation – vous connaissez ma nature.

Arrivé sur place, il me confia que son père était actuellement à Versailles pour son service auprès du roi car la récente dissolution de la compagnie de Jésus laissait craindre le geste d'un nouveau Damiens. Je dois préciser pour ma part qu'ayant été élève des Jésuites il me paraît fort exagéré de les voir derrière chaque complot. En outre, je suis la vivante preuve que leur discipline peut avoir du bon. Mais revenons chez M. de Luhant. Nous fûmes traités en amis de la maison jusqu'à très tard, presque en parents. Jeanne, sur mes conseils, ne repoussa pas les hommages du jeune homme ; toutefois, lorsqu'il s'avéra trop pressant, nous prîmes congé en lui promettant de le revoir bientôt. Simon nous ramena à la maison, et je confesse que le souvenir du manège du jeune de Luhant pimenta notre retour. La nature est ainsi : souvent la convoitise des autres alimente nos désirs.

L'année 1765 débuta par un grand bal qu'il me prit l'envie de donner dans mon hôtel. Je prévoyais également d'assortir les réjouissances de deux ou trois tables de jeu car une idée m'occupait l'esprit depuis longtemps. Vous savez comment les cartes employèrent nombre de mes soirées. Je ne fus pas le seul en ce siècle à sacrifier à cette religion, vous ne l'ignorez pas non plus. Il me parut donc naturel d'imaginer établir dans ma maison un rendez-vous des mieux agencés pour cette manie. La chose avait l'avantage d'être plaisante et de donner un extérieur un peu plus discret au commerce de mes filles. Le bal fut en quelque sorte une inauguration de ce nouveau cercle de jeu. Je fis d'une pierre deux coups car cette initiative me valut par des moyens détournés l'occasion d'autres débuts. Ce soir-là, en effet, je tenais la banque sur un train d'enfer au pharaon et perdis en seulement quatre coups mille livres dont je fus débiteur auprès d'un certain Le Gué, premier commis à la Marine. Je disposais largement de quoi le payer, mais la présence de Jeanne m'inspira une manière différente de le rembourser. Pourquoi lui ? Pourquoi ce soir-là ? Je ne sais. Mais il fallait bien un commencement.

La chose se passa le plus naturellement du monde. Je proposai à Le Gué de troquer ma dette contre le droit de s'entretenir avec Jeanne en quelque lieu qui lui serait agréable. Il n'était pas un gentilhomme mais le feignit fort convenablement en acceptant sans marchander. Il me restait à avertir Jeanne de la transaction. Je m'isolai avec elle dans ma bibliothèque.

— Jeanne, comment se passe votre soirée ? débutai-je.

— Tout est parfait. Le vin est excellent, les musiciens sont accordés, et les joueurs plutôt prodigues.

— Justement. C'est un peu de cela que je veux vous parler.

— Je vous écoute, mon ami.

— J'ai beaucoup joué, ce soir et…

— Et la chance ne vous a pas souri ?

— C'est un fait.

— Je le sais, mon ami. Je vous ai vu tout à l'heure rendre au moins cinquante louis à cet élégant gentilhomme en habit bleu.

— Vous me facilitez la tâche. Bien, voulez-vous me rendre un petit service ?

— Un grand si vous le souhaitez…

— Figurez-vous que vous plaisez à ce monsieur, premier commis à la Marine, de son état. Une belle fortune par ailleurs.

Jeanne prit l'air d'une élève qui écoute son maître. Je continuai.

— Bref, il se propose très élégamment de vous raccompagner ce soir si je lui fais l'honneur d'oublier ma dette – il faut savoir présenter les choses.

— Me raccompagner ?

— Oui, de vous raccompagner chez lui, puisque vous habitez ici. Comprenez-vous ?

Jeanne avait bien sûr compris et, j'en fais le serment, ne manifesta pas une seconde le moindre désaccord. Elle me sourit tendrement en me regardant droit dans les yeux, comme elle savait le faire.

— J'espère que vous me garderez tout de même auprès de vous, après ce petit service, dit-elle.

— Il ne tient qu'à vous de me revenir. Nous avons une maison à faire marcher. Je vous attends, répondis-je avant de la laisser à Le Gué.

Le commis ne se fit pas prier pour retourner chez lui avec son butin. Jeanne rentra au logis le lendemain soir. Je lui demandai des détails. Elle me raconta tout par le menu : Le Gué s'était montré un amant des plus entreprenants, mais, disait-elle, elle avait su répondre aux abordages du marin sans tout lui concéder. Il n'en fut que plus épris et voulait savoir s'il était autorisé à la revoir. On se doute de ma réponse. De ce jour, Jeanne reprit pour moi son activité galante.

Vous vous demandez pourquoi, alors que j'avais recruté Jeanne pour une sainte mission, je la brocantai ainsi au – presque – premier venu ? Il faut être roué pour comprendre. Jeanne devait être un instrument, vous le savez. Elle, en revanche, l'ignorait encore. Mais quand viendrait le moment, elle ne pourrait se dérober. Entre-temps, il fallait donc la conserver dans sa nature et dans ses vices car il n'était pas question d'en faire une honnête femme. Elle ne le souhaita d'ailleurs jamais. Enfin, le lecteur accoutumé à une épouse économe ne s'en doute pas, mais une compagne comme Jeanne coûte cher : son commerce me rapporta, entre autre, de quoi l'entretenir.

Jeanne renouvela une fois ou deux les faveurs de sa personne à Le Gué, qui la dédommagea de plusieurs belles pierres et d'une centaine de louis. Je lui laissai les premières – sauf une – et empochai les seconds. Le pli était pris. Jeanne accepta ensuite d'éteindre diverses autres dettes, avant de devenir une monnaie d'échange contre quelques services de mes amis. Le vieux marquis de Villeroy, en particulier, se paya sur elle de son précieux concours dans mes affaires avec la Corse. Il était gouverneur du Lyonnais et il facilita – exonéra serait plus juste – le transport de la piquette dont nous abreuvions les troupes, ce qui dégagea un coquet bénéfice supplémentaire. Jeanne fut chargée d'en reverser un intérêt au marquis. Le pauvre homme ne profita pas de cette rente longtemps : il mourut d'apoplexie un an plus tard. Son titre de gouverneur du Lyonnais échut à son neveu qui reprit à son compte tous nos accords. Jeanne comprise.

Arriva enfin le jour où je décidai de la présenter au duc de Richelieu afin qu'il jugeât sur pièce de nos chances dans notre entreprise. Je lui envoyai une lettre. Il était souvent absent de Paris car le roi, sur les conseils de Choiseul, lui avait enjoint de visiter les parlements de province pour s'enquérir de l'état de leur opinion dans le difficile débat sur leur réforme. Il s'agissait bien sûr d'une manœuvre de Choiseul afin de l'écarter et de renforcer ainsi sa mainmise sur le roi. Depuis la disparition de la Pompadour, il n'y avait plus personne à la Cour pour s'opposer à ce puissant ministre.

M. de Richelieu m'écrivit en retour qu'il brûlait de faire la connaissance de ma découverte lorsqu'il rentrerait au début du mois de février. J'en avertis Jeanne. Pour la première fois, elle allait se frotter, si je puis dire, à un gentilhomme de ce rang. Le duc de Richelieu n'était qu'un homme de plus pour Jeanne, me direz-vous. Certes, mais il figurait parmi ceux qui connaissaient parfaitement le roi : son avis déciderait de la poursuite de notre entreprise. Bien sûr, je ne dis pas à Jeanne qu'elle allait être jaugée ; toutefois, je lui recommandai de donner le meilleur d'elle-même au duc. Je camouflai mes conseils en arguant qu'à son âge, bien qu'encore vigoureux, il fallait l'encourager un peu dans ses élans – pardon au duc s'il lit un jour ma prose.

Quand il arriva à Paris, M. de Richelieu ne tarda pas à nous rendre visite. J'avais prévu un souper intime, sans autres convives que Jeanne, moi et lui. Simon fit le service. Je crois pouvoir dire qu'au premier coup d'œil le duc fut surpris autant qu'ému de la grâce de Jeanne. Sa conversation ne le séduisit pas moins. Elle se surpassa. Jeanne n'était pas de ces femmes de salon qui s'attirent les compliments par des péroraisons d'académicien. Toutefois, elle savait, par un doux babil qui ne lassait jamais, mêler le grave et le léger, badiner autant que converser, tout cela sans affectation. Mieux encore, elle savait se taire et écouter, ses grands yeux bien ouverts, persuadant celui qui lui parlait qu'il était éloquent, même s'il fût bègue. Vint ensuite le moment de l'essentiel. C'était désormais devenu un code entre nous : Jeanne fit mine de bâiller et demanda à notre invité s'il accepterait de la raccompagner. Vous conviendrez que la méthode avait l'avantage de respecter les formes. Le duc acquiesça de bon cœur. Ils me quittèrent sur les coups de minuit.

Le lendemain, je fus étonné de voir Jeanne rentrer avant midi. Je l'interrogeai pour savoir si sa nuit avait été bonne – bien que ce qui me préoccupa fût surtout celle du duc. Elle répondit qu'elle en était fort contente, même si M. de Richelieu ne l'avait pas laissée dormir, ajouta-t-elle malicieusement. Elle me donna un mot du duc puis se retira car elle avait passablement sommeil. J'ouvris la lettre : M. de Richelieu me conviait à venir le voir le soir même à son hôtel de la rue d'Antin. Pour l'heure, il allait à Versailles, se sentant plus jeune de dix ans, écrivait-il en post-scriptum. Jeanne passa la journée au lit et, à la tombée de la nuit, Simon me conduisit chez le duc. Il rentrait à peine de Versailles lorsqu'il me reçut, la face presque aussi blanche que la nuit qu'il venait de passer – le duc aimait avoir le visage abondamment poudré. Nous nous rendîmes dans le charmant petit pavillon du jardin, où le parfum de Jeanne flottait encore.

— Je sens ici une fragrance qui ne m'est point inconnue, débutai-je.

— C'est vrai, votre chère Jeanne a laissé beaucoup d'elle-même dans ce pavillon. Elle est de ces femmes qui restent en tête longtemps après leur départ, dit le duc rêveusement.

— Alors, votre jugement ?

— Elle est rare.

— Je le pense aussi.

— Elle m'a servi le catalogue de tout ce que les hommes désirent dans le recoin de leur âme. Elle m'aurait presque surpris, si je n'étais si débauché. Mais ce qui m'a séduit plus que tout, c'est ce feu dans ses yeux lorsque nous fûmes seuls.

— Son désir ne ment pas, c'est vrai.

— Elle est parfaite : l'honnêteté au service du vice.

— Pensez-vous qu'elle soit celle que nous cherchions ?

— Il ne faut jurer de rien, mais elle rassemble indubitablement les mérites dont qui vous savez est gourmand. Est-elle avertie de vos desseins ?

— Point du tout. Ni elle ni personne ne se doute de l'ambition que nous avons pour elle.

— Fort bien. Il faut que cela dure, dit le duc en tisonnant le feu qui brûlait dans la cheminée.

— Quand donc engagerons-nous la partie ?, demandai-je, impatient.

— Le moment est mal choisi. Je rentre de Versailles : tout est acquis au clan de Choiseul. On ne peut se moucher sans qu'il n'en soit informé. Je pressens qu'il retrouvera bientôt sa hargne à notre égard. Surtout depuis la déconfiture de sa sœur.

— La duchesse de Grammont ?

— Elle-même. Le roi, s'il apprécie Choiseul, n'a pas le même goût pour la duchesse. Heureusement pour nous, se réjouit le duc.

— Je sais qu'il veut la placer en un lieu qui nous intéresse.

— Eh bien ne vous tracassez plus pour cela. Le roi vient d'éconduire Mme de Grammont. Et plutôt vertement. Choiseul a même eu peur d'en faire les frais.

— On la disait aux portes de la chambre du roi.

— Plutôt mise à la porte, dit-il en s'esclaffant. Elle a voulu prendre à la charge le lit du roi. Ce dernier, qui a horreur des manières de hussard, lui a fait une résistance digne de notre belle infanterie de ligne. Bref, il ne veut plus la voir.

— Choiseul doit en être dépité, répliquai-je ironiquement.

— Ce monsieur qui se vante d'être un fin stratège a trop négligé les états d'âme du roi. Depuis la mort de la Pompadour, les maîtresses se bousculent dans sa couche, mais aucune ne dure plus d'une nuit.

— C'est fâcheux…

— Jeanne, malgré son beau savoir et sa belle mine, suivrait le même chemin. Sans parler de Lebel qui fait son important comme jamais, soupira M. de Richelieu. Il se vante partout d'avoir mis en garde le roi sur les candidates qui ne passeraient pas sous ses fourches. Le coquin sait par où tenir son maître : Louis n'a jamais eu autant peur de la vérole.

— Alors, que faire ?

— Attendre, mon cher comte, attendre… Voyons le bon côté de ce contretemps : nous peaufinerons ainsi l'éducation de votre disciple.

Le duc ponctua sa réponse d'un petit sourire qui me laissa comprendre qu'il entendait bien dispenser des leçons privées à Jeanne.

— Et puis, reprit-il, cette pénible affaire du parlement de Bretagne n'arrange rien à l'humeur du roi.

— On dit les Bretons fort remontés contre lui.

— Surtout contre l'impôt. C'est un certain de La Chalotais qui mène le bal. Pour l'avoir rencontré, il m'est d'avis que mon parent, le duc d'Aiguillon, notre gouverneur là-bas, n'en a pas terminé avec cette affaire. Enfin, tout cela trouble le jeu.

— Alors, passons notre tour.

— C'est plus raisonnable. Pour une fois, soyons sages… conclut le duc.

Je pris congé en promettant de lui envoyer Jeanne sous peu. Lorsque je rentrai chez moi, elle dormait toujours. Je me glissai dans son lit, ma présence la réveilla : elle en profita pour me raconter par l'exemple et dans le détail sa nuit avec le duc.

 

Au début du mois d'avril suivant, le parlement de Bretagne s'opposa ouvertement au roi. D'autres lui emboîtèrent le pas, si bien que l'on craignit un temps qu'une nouvelle fronde ne déchire le pays. Dans cette ambiance, il était prématuré de tenter quoi que ce soit. J'avais, comme je vous l'ai dit, arrangé un peu ma maison en cercle de jeu et je me contentai donc de placer Jeanne dans le lit de quelques joueurs triés sur le volet. Le duc bénéficiait quant à lui d'un traitement de faveur, qu'il eut l'élégance de ne pas considérer comme un prêt gratis. Il paya son écot à chaque visite qu'elle lui rendit. En revanche, les jours où il venait souper chez moi, les règles de l'hospitalité m'interdisaient de demander à un hôte de sortir sa bourse et je lui offrais Jeanne en gage de notre amitié. Elle ne s'en plaignait jamais, pas plus que des autres services qu'elle assurait pour mon compte. Elle aimait sa nouvelle vie, le luxe de ses amants, et il fait beau voir qu'on me reproche qu'elle fût forcée à suivre cette voie. Je dis cela car certains m'ont bâti la réputation de forcer mes protégées. Comment voulez-vous dans ce commerce tirer le meilleur d'une femme en lui mettant la dague sur le cœur ? Balivernes. Je ne dis pas que quelques filles du faubourg ne sont pas maltraitées par leurs maquerelles, mais la majorité font librement profession de leur corps, au pire par nécessité pécuniaire, au mieux par goût, et rarement par contrainte. Cela dérange sûrement les belles âmes, néanmoins Jeanne se plut beaucoup dans ce métier. Elle n'était d'ailleurs pas la seule.

Figurez-vous qu'un jour mes espions me signalèrent que le fameux couple Goudar se distinguait à cet endroit. Je les avais laissés chez la Marchainville, souvenez-vous, mais il n'avait pas fallu longtemps pour qu'Ange Goudar ne fût à cours de liquidité. Sarah servit d'abord à solder quelques dettes de jeu, puis à régler le loyer. Jusque-là, rien d'inquiétant. Toutefois, selon les deux larrons qui leur filaient le train, ils avaient progressé dans leurs fréquentations. On les voyait de plus en plus souvent dans la maison d'un ou deux grands seigneurs, et pis encore, ils avaient rencontré une rabatteuse de Lebel en une auberge près du Jeu de paume. L'urgence commandait de prendre les devants.

Je me rendis à Versailles rapidement afin de voir Lebel sur un motif qui l'intéressait toujours : je lui amenai quelques douceurs qu'il ne savait pas refuser. Je vous ai confié être versé dans la chimie, et les potions du chevalier de Seingalt m'ont souvent été d'un précieux secours. Il faut également que vous sachiez qu'il existe dans Paris d'excellents artisans qui offrent des friandises dont les amateurs apprécient le salé. Ces dragées ont la faveur des femmes et des hommes : les premières en goûtent les chaleurs qu'elles provoquent, les seconds se félicitent de la fermeté qu'elles engendrent. On les appelle dragées d'Hercule, ou bien pilules espagnoles : ce sont des espèces de petites pastilles à la cantharide, enrobées de chocolat – c'est M. de Richelieu qui m'en a indiqué de bons artisans. Je les conseille.

Lebel me reçut donc très cordialement. J'en profitai pour m'enquérir de sa santé. Il avouait bien se porter, en particulier parce que le roi et lui, m'expliqua ce prétentieux, se méfiaient de plus en plus des femmes poivrées – pour ceux qui l'ignorent, c'est ainsi que vulgairement on désigne celles dont l'intimité est corrompue. J'admis que c'était là un grave problème, d'autant plus qu'il avançait sournoisement, ajoutai-je. Et je lui donnai l'exemple d'une splendide femme qu'il m'avait été donné de rencontrer récemment, dont rien ne laissait penser qu'elle fût membre de cette lugubre phalange. Fort heureusement, grâce aux cicatrices dont la maladie avait grêlé le visage de son époux, j'avais pu me garantir de ce danger et laisser la dame à son destin. Lebel écouta attentivement mon histoire. Il voulut savoir si la jeune femme était vraiment belle. Je lui répondis qu'elle l'était au-delà du commun. Il me demanda alors comme un service si je pouvais lui confier le nom de cette personne, la santé du roi – et la sienne – pouvant un jour m'en être redevable. Je lui dis d'abord qu'un tel procédé ne m'était pas habituel ; toutefois, devant la nature de la cause à défendre, je lui lâchai un nom, en l'implorant de le garder pour lui. Lebel me remercia chaleureusement pour mes cadeaux, et je revins à Paris, le cœur léger.