Chapitre XIX
ALondres, certaines années, l'automne succède à l'hiver. Ce fut le cas en 1763. Mes journées s'écoulaient pluvieusement, seulement animées par les activités ordinaires d'un gentilhomme et par quelques visites à la cour du roi Georges, où ma parenté avec les Barrymore d'Irlande me fut un précieux passeport.
Cette société était bien moins solennelle que son homologue française. Tous les jours, dans leur rustique demeure de Saint-James, le jeune roi et la reine recevaient sans manière les courtisans comme les visiteurs étrangers. Je m'y rendais souvent en compagnie de lord Ligonier et, une fois, le roi me fit la grâce de me saluer en français. Il fut très content de me savoir allié des Barrymore dont il disait le plus grand bien. Un d'entre eux séjournait à Londres : il me conseilla de lui faire une visite.
Je rencontrai aussi l'ambassadeur de France, M. de Nivernais, bien connu depuis pour ses talents de plume. Nous échangeâmes un peu, mais suffisamment pour que ce digne académicien puisse faire un petit rapport à son ministère sur ma présence à Londres. Je le sus par M. de Richelieu qui, dans une de ses lettres, m'informa que l'ambassadeur était un proche de M. de Choiseul. À Paris, m'apprit-il également, on s'était adouci à mon égard. La coterie de Mme de Pompadour dardait désormais ses flèches sur d'autres cibles. Il se plaignit cependant que M. de Choiseul continuât de travailler ardemment à le perdre aux yeux du roi. Enfin, il commença de me parler dans ses courriers d'une belle position qu'il tentait d'obtenir pour moi auprès de certains de ses amis du ministère des Affaires étrangères. Nous en reparlerons plus loin. M. de Saint-Rémy m'écrivit aussi quelques fois, presque toujours pour se plaindre de la difficulté de tenir ma maison. Je lui fis passer de quoi payer les gages des domestiques, en même temps qu'une lettre de change de mille livres destinée à réparer la toiture qu'un violent orage avait endommagée, disait-il. Mais de cela aussi nous reparlerons.
Pour l'heure, j'entamais mon sixième mois à Londres et de l'opinion de tous, je passais pour un honorable gentleman. D'autant, cela va vous surprendre, que j'hébergeais une charmante personne dont j'avais fait ma maîtresse et en quelque sorte celle de la maison. Nous nous étions rencontrés dans une auberge de Covent Garden, et sa bonne mine m'engagea à la garder un peu chez moi. Elle sut si bien se rendre indispensable qu'il m'apparut vite déraisonnable de me priver de ses services. Elizabeth, que j'appelais plus commodément Elie, était anglaise, parlait très mal le français, mais le comprenait en revanche excellemment. Elle me démêla souvent les petits tracas que l'on éprouve sur une terre étrangère. Bientôt, je pris donc le parti de la laisser gouverner mon intérieur, conservant évidemment la jouissance de sa personne. Allez savoir pourquoi, cette brute de Simon en conçut de la jalousie. Il se crut tombé en défaveur. Le pauvre garçon s'inquiéta même pour sa place, tant et si bien que ce fourbe s'ingénia à contrarier Elie dans toutes ses initiatives. Je pense d'ailleurs qu'il monta les autres domestiques contre elle. Elie, qui était pourtant d'un caractère paisible, se résolut à s'en plaindre à moi un matin. Je convoquai Simon pour tirer cela au clair. Ce balourd me chanta une fable qui n'endormirait pas un petit enfant et je lui donnai un échantillon de ma mauvaise humeur en lui brisant une très belle canne sur les reins. Cela le laissa au lit deux jours durant, mais il s'en trouva calmé, du moins pour ce qui m'importait.
Mis à part ces petits soucis, le mois d'août débuta sur quelques journées ensoleillées, ce qui me permit de me rendre dans la propriété de campagne de lord Ligonier, à Cobham Park dans le Surrey. L'endroit était charmant. M. de Ligonier s'y reposait durant l'été, conviant souvent des amis à venir le rejoindre pour passer une semaine ou deux. Ses trois pupilles faisaient également toujours le voyage, avant de prendre docilement leurs quartiers dans une aile du château. Toutefois, le vieux lord savait que le temps passe parfois lentement à la campagne et il lui arrivait de demander aux plus discrets de ses invités d'aller tenir compagnie à ces dames. Je fus souvent de ceux-là.
À Cobham Park, on croisait toutes sortes de personnages. Car il faut bien dire que sur la fin de sa vie, M. de Ligonier fut un homme à lubies. L'âge n'y était d'ailleurs pas pour peu. Il plaçait parfois mal sa confiance – voyez, je suis lucide –, s'entichant d'individus louches dont le seul mérite était de le distraire. Il faisait en particulier très grand cas d'un étrange ecclésiastique qu'il m'arrivait de voir chez les pupilles de notre hôte, où il s'employait lui aussi à les désennuyer. Ceci nous procura une certaine complicité et il me fit un peu le récit de sa vie. Par la suite, l'utile Nallut, qui le connaissait bien, me compléta le portrait de cet extravagant. À peine âgé de quarante ans, l'abbé de Joncaire était le fils cadet d'un gentilhomme aventurier qui avait gagné la confiance des Indiens du Canada en adoptant leurs coutumes afin de se faire une puissante place dans le nouveau monde. Élevé lui aussi parmi les farouches Iroquois, l'abbé conservait de sa jeunesse sauvage la faculté de jauger son prochain d'un seul coup d'œil. Avare de mots, il vous scrutait d'un regard profond, semblant percer tous vos ressorts intimes, en particulier ceux que l'on ignorait soi-même. Cette disposition lui valait la défiance de quelques-uns autant que la fascination de nombreuses admiratrices, car il était également fort bien fait de sa personne. On prétendait qu'il avait envoûté d'honnêtes femmes dont il retirait certains avantages sans s'être donné la peine de faire sa cour. Cette réputation d'ensorceleur piquait évidemment les curiosités et augmentait ses bonnes fortunes. Avant de quitter la France un peu précipitamment, il avait notamment pris dans ses filets une Mlle Tiercelin, pensionnaire assidue du Parc-aux-Cerfs.
Louise Tiercelin n'était d'ailleurs pas rien. La rumeur disait que le roi s'en était entiché alors qu'elle n'avait que neuf ans et qu'il se fit céder des droits sur elle auprès de son père pour seulement cinquante louis. Je ne peux affirmer que cela soit vrai, mais ce que j'ai connu du roi ne m'interdit pas de prêter foi à ce ragot. Elle grandit sous l'œil du souverain, jusqu'à ce que l'enfant devenue femme s'assurât une place de choix dans le sérail de son maître. Toutefois, Louise avait un père qui n'oubliait jamais de faire valoir sa paternité lorsqu'il se trouvait dans la gêne. Un commis de Versailles le réglait une fois le mois pour ses menues dépenses, lesquelles se trouvaient essentiellement représentées par des dettes de jeu. Mais un jour, la somme perdue fut tellement rondelette qu'il n'osa pas en réclamer l'équivalent au fonctionnaire du roi. Le problème s'augmenta de l'exigence du vainqueur de se voir payer incessamment. Ce créancier pressant n'était autre que le fameux abbé Joncaire. Du genre laconique, je l'ai dit, ce dernier dut cependant être suffisamment explicite pour que le père indigne proposât à sa fille de s'acquitter à sa place de l'engagement en acceptant un souper avec l'abbé. Mlle Tiercelin avait bizarrement de l'affection pour son géniteur, et au moins aussi peu de moralité : elle accepta le marché. La dette fut éteinte en une nuit. Dans le même temps, une violente passion s'allumait entre l'Iroquois et la favorite. Tellement que, bientôt, Mlle Tiercelin ne voulut plus appartenir à nul autre. Tiercelin père avait loué sa fille pour une nuit mais il n'était aucunement dans ses intentions de troquer un roi contre un abbé venu de chez les sauvages. Il tenta de faire entendre raison à Louise mais elle déclara ne plus vouloir aller au Parc-aux-Cerfs. On comprendra que le ciel avait pourvu l'abbé de bien sérieux talents pour qu'elle renonçât ainsi à son lucratif statut, même si le caprice était dans sa nature. Désespéré, M. Tiercelin tenta alors une ambassade auprès de Joncaire. Il fut reçu avec égard, mais manqua avaler sa perruque quand l'abbé consentit que sa fille retournât chez le roi pourvu qu'il en soit lui aussi dédommagé. En somme, il ne voulait rien moins qu'un pourcentage, se faisant fort au passage de donner à Louise des conseils pour soutirer encore plus au souverain. Le père accepta le marché et Joncaire usa de son charme sorcier pour persuader la fille de rentrer au bercail. Voilà comment Mlle Tiercelin fut mise en fermage par ses protecteurs.
Le bail dura toutefois trop peu pour les deux. Lebel veillait, et ses espions lui révélèrent bientôt le pacte secret entre les compères. Mais surtout, ils apportèrent les preuves des infidélités de Louise à son maître. Bref, Lebel, qui avait depuis longtemps dans l'idée de se débarrasser des Tiercelin père et fille, tissa un rapport qu'il fit passer à M. de Sartine. Le roi en fut informé mais ne manifesta pas de colère envers la jolie Louise. Non, ce fut l'abbé qui essuya l'ire royale. Une demi-douzaine de spadassins à la solde du lieutenant général de police l'alla cueillir chez lui, rue des Fossés. Comme il était un peu connu du beau monde, on usa de tact, mais on lui fit comprendre que l'air du Canada lui profiterait mieux que celui de Paris. Joncaire sentit qu'il ne servait à rien de tenter quoi que ce soit et décampa le soir même pour le premier port. De là, il passa en Angleterre.
J'ai été encore une fois un peu long, mais avouez que la digression valait la peine. D'autant que lorsque je rentrai à Londres, j'accueillis quelques fois ce personnage dans ma maison. Je lui laissais penser qu'il m'était un ami afin de mieux l'interroger sur les détails de son aventure. Il me parla aussi des goûts du roi sur lesquels Mlle Tiercelin lui avait fait des confidences scabreuses. L'abbé me divertit ainsi plusieurs jours, jusqu'à ce que ses manières d'Iroquois me rendent sa présence importune. En mon absence, il prenait la liberté de venir chez moi à toute heure, se faisait servir à boire ou à manger par Simon, promenant partout un petit air de maître du logis, se piquant même de serrer Elie d'un peu près. J'ai nourri des parasites dans ma vie, mais je les ai toujours choisis et je donnai l'ordre à Simon de fermer ma porte à ce monsieur. L'abbé s'y cogna le nez plusieurs fois avant de comprendre qu'il n'était plus le bienvenu. Il voulut tout de même faire l'important et déclara qu'il se plaindrait dans tout Londres de mon hypocrisie. La chose m'était passablement indifférente : vous savez comment je traite les réputations que l'on me fait. Le hasard fit que nous ne nous croisâmes plus, même pas chez M. de Ligonier, qu'il avait également lassé : de ce qu'il me revint, l'abbé s'était cru devenu le maître du sérail du vieux lord. Selon Nallut, il quitta Londres quelques mois plus tard, et je n'ai plus jamais entendu parler de lui. Peut-être est-il rentré dans sa famille d'Iroquois13.
Je mentirais à mon lecteur si je ne confessais qu'il m'arriva de trouver le temps long durant mon séjour à Londres. Certes, la ville recèle de nombreux intérêts, mais la condition de sujet du roi de France n'était alors pas le meilleur des passeports pour s'y mouvoir en toute quiétude. Et bien que je pusse me réclamer des honorables relations dont je vous ai parlé, il me restait difficile d'espérer être reçu partout avec cordialité. J'essuyai d'ailleurs à deux ou trois reprises la morgue d'individus à qui il me fut difficile de demander réparation, d'abord parce qu'ils n'étaient pas tous d'honnête condition, ensuite parce que dans ce pays on se donne peu de coups d'épée. L'habitude veut que même chez les gens de qualité, on arrange souvent les affaires d'honneur avec ses mains. Les Anglais appellent cette manie le Boxing. Pour un Français, la chose est parfaitement indigne d'un gentilhomme, mais pour un Anglais elle n'est pas méprisable. Je vous laisse juge. Quoi qu'il en soit, l'air de Londres commençait à m'indisposer. Paris me manquait. Et puis si mon exil devait durer, la question de mes ressources allait de nouveau se faire jour.
J'étais parti avec soixante mille livres, mais près de huit mois à Londres avaient écorné ma bourse de plus de la moitié. Il me fallait songer à rapidement trouver des moyens de subvenir à mes besoins, aucune date n'étant encore fixée pour mon retour. À Paris, le parti de Mme de Pompadour m'avait peut-être oublié ; toutefois, rien n'indiquait que la police de M. de Sartine fût dans les mêmes dispositions. Il convenait d'attendre encore. Je dois cependant vous avouer qu'à force de journées pluvieuses, l'idée de m'embarquer pour d'autres horizons fit le siège de mon esprit. Il n'a jamais été dans ma nature de me nourrir de rêves et à partir du mois d'octobre, c'est même très sérieusement que j'envisageai de quitter cette île. Pour aller où ? L'Italie me tentait depuis très longtemps. J'y connaissais quelques personnes, le temps me ferait oublier l'affreuse humidité de Londres, les femmes étaient belles, et de ce que j'en savais, mes talents trouveraient facilement à s'y employer. Mais une autre destination ne laissait pas de me séduire. Depuis mon arrivée, j'avais rencontré beaucoup d'habitants du Nouveau Monde, anglais ou français. Tous racontaient les richesses et les beautés de cette terre. Nallut s'y était rendu plusieurs fois, et il affirmait lui aussi qu'avec peu d'efforts et d'argent on pouvait y faire fortune. Vous savez l'homme que je suis. Et vous me croirez quand je vous dirai que ma décision était presque arrêtée lorsque, à la fin du mois d'octobre, je reçus d'importantes nouvelles de M. de Richelieu. J'entends d'ici tous ceux qui croient au destin. Qu'ils m'épargnent leurs commentaires : c'est de mon libre arbitre que j'abandonnai mes projets de voyage. J'ai eu raison, car si je ne connaîtrais sûrement jamais l'Amérique, en revanche, ils sont quelques-uns là-bas à ne plus ignorer mon nom aujourd'hui.
Dans son courrier, le duc me proposait de rencontrer un de ses chargés d'affaires en visite à Londres : M. François – ce monsieur étant toujours le garant des secrets de ses riches clients, j'ai déguisé son véritable nom et je ne vous le décrirai pas. Le bonhomme séjournait près de la City, dans un hôtel confortable bien que de peu de luxe, où je lui rendis visite un soir. M. François était prudent, parlait peu, mais comptait bien. Il avait débarqué après la paix pour dresser l'inventaire des biens du duc en Angleterre : M. de Richelieu possédait depuis longtemps une petite fortune dans ce pays – il faut reconnaître aux banquiers anglais une parfaite probité, même envers les fonds déposés par leurs ennemis avant la guerre. Après s'être assuré de mon identité, M. François me révéla les informations dont il était porteur. Le duc de Richelieu, me dit-il, était sur le point de m'obtenir les bénéfices d'une charge de commissaire aux Subsistances pour les régiments français en Corse. Une fonction fructueuse qui, selon lui, devait me rapporter au moins cent mille livres par an, voire plus si je savais en tirer le meilleur parti.
Je restai passablement surpris, pas tant de l'offre mais de l'insolite de cette rente. M. François m'expliqua que la Corse, de par sa position en Méditerranée, était l'objet des convoitises de nombreux États. Sans parler des fanatiques locaux qui voulaient s'y bâtir une patrie. Mais Gênes, à qui elle appartenait, se voyant incapable de fournir des troupes pour monter la garde sur ses côtes, avait demandé à la France, son alliée, d'y pourvoir. Plusieurs régiments royaux casernaient donc en Corse, et leur approvisionnement se faisait à prix d'or. Depuis une demi-douzaine d'années, Gênes payait, la France encaissait ; cependant, les soldats mouraient de faim car la guerre et la marine anglaise avaient longtemps troublé le ravitaillement de l'île. La paix désormais acquise, on décida de rétablir un semblant d'ordre, d'autant que des mutineries s'étaient déclenchées parmi les garnisons d'Ajaccio et de Calvi. Et au ministère des Affaires étrangères, on travailla au choix de nouveaux commissaires pour les subsistances des régiments corses. Averti, M. de Richelieu eut la bonté de penser à moi pour occuper cette lucrative activité. En échange, il ne demandait rien d'autre que mon amitié et un petit pourcentage, ce que je n'entendais d'ailleurs pas autrement.
M. François attira cependant mon attention sur un détail qui avait son importance. Cette affaire se devait de garder une certaine discrétion : les personnes de qualité ne sont pas par nature destinées à faire du commerce, encore moins lorsque leur nom déplaît à quelques-uns. Bref, il s'agissait de trouver un tiers pour endosser le brevet de commissaire. Il me demanda si je possédais dans mes relations un homme de confiance qui puisse satisfaire à cette exigence. Je connaissais peu de roturiers, encore moins qui fussent dignes de confiance. Je me rabattis donc sur ce que j'avais sous la main, et Nallut me parut un bon choix. Il avait l'expérience du commerce maritime, doublée d'une cupidité visiblement sans frontières. Je me faisais fort de le convaincre : j'affirmai à M. François qu'il me serait aisé d'avoir un prête-nom. Il sembla content de moi car il promit qu'il m'enverrait très vite des nouvelles sur la marche à suivre. La décision devait se prendre dans les prochaines semaines. Il me demanda ensuite de l'excuser : il devait repartir le lendemain pour régler quelques affaires à Douvres avant de rembarquer vers la France.
Dans les jours qui suivirent, je me rendis chez Nallut pour lui mettre l'affaire en main. Comme je l'avais spéculé, il se montra intéressé par ma proposition. Il fut convenu entre nous qu'il rejoindrait Paris sans tarder quand M. François me préviendrait que le moment était venu. Là, il prendrait discrètement possession de sa fonction en attendant mon retour. Pour prix de sa peine – c'est lui qui allait se charger de tout –, je lui concédais un tiers des bénéfices et la moitié des sommes au-delà de cent mille livres de gain. Je courais peu de risques car s'il lui passait par la tête de ne pas se souvenir de notre convention, il me suffirait d'un mot pour qu'on lui retire le marché. Nallut trouva l'accord fort à son goût. Il m'en remercia par une bordée d'invitations à souper dans les plus renommées tavernes de Londres. Un soir, Elie me demanda si elle pouvait nous accompagner. J'acceptai. Nallut insista pour nous mener dans une auberge à Westminster, où, disait-il, on trouvait beaucoup de gaieté et de la bonne chère. Il ne s'en doutait pas, mais son zèle allait manquer lui faire perdre ma compagnie, en même temps que les dizaines de milliers de livres promises pour ses services. Tout cela à son corps défendant, mais laissez que je vous conte la suite.
The Molly House se dissimulait dans une ruelle borgne qui longeait un vaste bâtiment encore marqué du sceau des flammes d'un ancien incendie. Nous fûmes accueillis à la porte par une paire de domestiques dont la mise superbe tranchait passablement avec la décrépitude des lieux. L'un des deux nous invita à le suivre. Après un bref couloir fort étroit, il écarta une épaisse tenture, et dévoila une salle remplie de bruyants hôtes installés autour de tables rondes comme c'est parfois l'usage dans les auberges de ce pays. On nous fit une place à côté d'un couple un peu ivre et d'un jeune homme à la physionomie ambiguë. Un sentiment curieux s'empara de moi. Je ne compris d'abord pas d'où venait mon trouble. Au bout d'un moment, l'observation des autres convives commença de m'éclairer : beaucoup de femmes de l'assemblée ressemblaient à des hommes, tandis que leurs compagnons trahissaient souvent des manières d'épouses. Je m'ouvris à Nallut de l'étrangeté de ce fait. Il loua ma perspicacité dans un grand éclat de rire, avant de m'expliquer les dessous de ce mystère. Cette digne maison se faisait une spécialité d'attirer nombre d'efféminés dont la nature s'était plu à invertir les mœurs. À voix basse, il me confia que le jeune homme à notre table venait parfois en jeune femme, tandis que le couple était en fait composé de deux gentilshommes. Je trouvais la chose amusante, d'autant que les uns – ou les unes, je ne sais – et les autres faisaient assaut de bonne humeur. Les mets étaient également des plus plaisants, tandis qu'au centre de la salle un petit orchestre laissait entendre une agréable musique. Elie demanda à Nallut comment il connaissait l'endroit. En guise de réponse, il nous montra un baroque personnage coiffé d'une perruque de femme, mais vêtu d'un élégant habit d'homme. Selon lui, cette personne était un authentique hermaphrodite. Pourvu d'appas que de nombreuses belles pouvaient lui envier, il n'en possédait pas moins des attributs indéniablement masculins, affirmait Nallut. Nous le crûmes sur parole – les goûts intimes seront toujours pour moi une extraordinaire source de réflexion.
Dans une petite pièce jouxtant la grande salle de l'auberge, deux tables de jeu accueillaient les visiteurs. L'envie nous prit avec Elie de nous y diriger pour miser quelques centaines de guinées au pharaon. Mais alors que j'allais franchir la porte, quelle ne fut pas ma surprise de me trouver nez à nez avec un fantôme du passé. M. de Kallenberg en resta d'ailleurs tout aussi stupéfait que moi. C'était bien lui. Presque inchangé depuis la dernière fois où je l'avais aperçu, à Ludwigsburg. Vous savez comment sont ces situations : l'instinct de l'homme du monde prend souvent le dessus. Et, sans même y penser, je lui adressai un salut à peu près courtois. Il y répondit, tout autant par réflexe, me sembla-t-il. Nous en serions d'ailleurs restés là si la porte avait été moins étroite. Je demeurai en effet planté au beau milieu du seuil, attendant qu'il s'effaçât pour me laisser passer. Nous nous toisâmes quelques secondes avant qu'il n'effectue un léger pas de côté, suffisant, estima-t-il, pour que je puisse avancer. Il m'eût cependant fallu pour cela me mettre un peu de biais. C'était positivement inacceptable. Je ne bougeai pas, et pour bien signifier que j'en attendais plus de lui, je demandai à Elie de prendre mon bras. Désormais, il devait reculer pour nous laisser entrer. Nous en étions là lorsqu'une dame arriva juste derrière Kallenberg. Il semblait la connaître puisqu'il échangea avec elle un sourire avant de lui céder le passage. La chose devenait compliquée : c'était elle qui se trouvait maintenant devant nous. Je me mis en devoir de galamment lui ouvrir le chemin en faisant trois pas de côté avec Elie. Sans vergogne, Kallenberg en profita pour lui emboîter le train. Il passa devant moi, son éternel petit rictus aux lèvres, sans même un mot. Mon sang bouillonna. J'ai eu peu de ces réactions dans ma vie, mais je dois dire que ce M. de Kallenberg possédait le talent de m'échauffer la bile. Il n'avait pas fait une demi-toise de plus que je l'apostrophai sèchement :
— Décidément, monsieur, il faudra donc toujours que vous vous dérobiez derrière une complice.
Kallenberg s'arrêta net.
— C'est un connaisseur qui me parle, dit-il. Car venant d'un homme qui survit grâce aux femmes, je n'ai pas de raisons d'en rougir.
— Monsieur, je me suis rendu compte lors de notre dernière entrevue que vous n'aviez effectivement pas honte de grand-chose. Et à tout prendre, je préfère devoir ma bonne fortune aux femmes plutôt qu'à de méprisables tricheries.
J'avais haussé le ton : les Anglais présents se doutèrent que nous n'échangions pas des propos amicaux. Je ne suis pas querelleur, vous le savez, et j'ai toujours pensé qu'une franche explication valait mieux qu'un mauvais coup d'épée. Ce Kallenberg était pourtant l'exception à ma règle. Pourquoi ? Je ne sais, car bien d'autres auraient également mérité mon ressentiment au cours de ma vie. Sa mine, peut-être ? Ou bien le profond malaise qui s'emparait de moi lorsque je le voyais ? Je ne sais, vous dis-je. Quoi qu'il en soit, je n'attendis pas qu'il m'échauffe plus longtemps. Sans prévenir, je m'approchai de lui et le souffletai vigoureusement. Elie en fut tout aussi surprise que M. de Kallenberg, puisqu'elle ne put retenir une exclamation. Quant à lui, il sembla comme transformé en statue de marbre. Son sourire s'était bizarrement un peu plus élargi, découvrant des dents à demi gâtées. Il me toisa longuement, avant que la femme qui semblait le connaître ne s'approchât : elle lui glissa un mot à l'oreille. L'instant d'après, il me lança :
— Monsieur, vous ne me laissez plus le choix. J'exige réparation. Étant l'offensé, je dispose du droit de choisir les modalités de notre rencontre.
— Choisissez, je me tiens à votre entière disposition, répondis-je, étrangement serein.
— Demain, mon témoin viendra vous informer du lieu de notre rencontre. Sachez cependant dès aujourd'hui que c'est au pistolet que je vous demanderai raison de votre grossièreté, dit-il avant de prendre le bras de sa compagne du soir et de s'éclipser.
Il avait déjà le dos tourné lorsque je lui répondis :
— Comme il vous plaira. Bonne nuit.
Nallut avait assisté à la fin de la scène. Il était affolé, au moins autant qu'Elie, qui lui raconta avec difficulté le début de l'altercation. Il me demanda si je savais ce que je faisais. Je lui répondis nonchalamment de ne pas s'inquiéter, et que nous ferions bientôt de bonnes affaires tous les deux. Il n'en semblait pas convaincu. Il ne cessait de répéter qu'il s'en voulait de m'avoir conduit en ce lieu. Je le calmai en lui disant qu'il m'avait au contraire rendu service car il me fournissait l'occasion de régler enfin une vieille querelle. Sa soirée en fut tout de même gâchée. Je rentrai un peu plus tard avec Elie. Avant de me coucher, je commandai à Simon de porter un pli à lord Ligonier à la première heure : je lui demandais de m'indiquer un témoin de confiance, lui-même étant trop âgé pour me rendre ce service. Ensuite, je m'endormis paisiblement bien que mon inexpérience au pistolet, arme que je déteste, eût dû m'empêcher de fermer l'œil. Ma brave Elie le fit pour moi.
Le lendemain, sur les coups de midi, un gentilhomme se présenta chez moi. C'était le témoin de M. de Kallenberg. Je lui trouvai une franche ressemblance avec la dame de la veille. Lorsqu'il me dit son nom, je compris de quoi il retournait. Il s'agissait du fameux chevalier d'Éon de Beaumont, notoirement connu à Londres pour ses talents de diplomate, voire d'espion à ses heures, et également réputé pour son goût du travestissement. Assez bel homme, mais étrangement imberbe et de constitution plutôt frêle, il n'avait aucun mal à se faire passer pour une femme : l'illusion était parfaite, j'en suis témoin. On dit de lui qu'il avait notamment réussi à se faire engager comme lectrice par la tsarine de Russie afin de mieux faire avancer les affaires de la France auprès de cette souveraine. La chose m'a été contée par M. de Richelieu et je la pense vraie. Que faisait-il avec M. de Kallenberg à Londres ? Je ne puis le dire, mais le Secret ne devait pas être étranger à cette association. Le chevalier fut extrêmement cordial, et me demanda bizarrement si mon courroux de la veille s'était apaisé. Je lui répondis qu'on ne trouverait pas à cette heure dans Londres d'homme aussi paisible que moi. Il prit peut-être cela pour une ouverture car il continua en regrettant la triste affaire avec M. de Kallenberg. Je l'écoutai poliment quand il dévoila tout à coup ses batteries.
— Votre différend avec M. de Kallenberg a fait grand bruit à l'ambassade de France. On y est très fâché que deux gentilshommes de notre pays puissent se faire du mal, d'autant que M. de Kallenberg est fort utile à nos affaires en cette île.
— Monsieur le chevalier, sachez que l'on m'a déjà servi ce couplet au sujet de M. de Kallenberg. La chanson est usée, répondis-je.
— Il n'est pas dans mes habitudes de pousser la ritournelle, me rétorqua le chevalier, visiblement piqué par ma réponse.
— Alors, allons au fait, voulez-vous ?
— Très bien. M. de Kallenberg est l'offensé, vous en convenez ?
— Je conviens qu'il a le droit de fixer ses exigences car je l'ai provoqué. Pour l'offense, elle n'est pas de mon fait, et j'attends depuis près de dix ans qu'il m'en réponde. Mais soit, je vous écoute.
— Donc, puisque M. de Kallenberg a été provoqué, il a choisi de vous rencontrer près de Hampton Court, ce soir à cinq heures. Comme il vous l'a dit, il souhaite que cette explication se traite au pistolet, selon les coutumes du genre.
— C'est son droit. Je n'aime pas cette arme mais j'accepte.
Le chevalier se tut quelques instants et sembla me jauger. Il parut hésiter, puis il reprit :
— Ce que je vais vous confier maintenant doit être considéré comme une ultime et respectable recommandation. Vous venez de me prouver qu'il n'a jamais été dans vos intentions de vous dérober aux exigences de l'honneur. Je dois même dire qu'il me sera agréable de témoigner de votre belle résolution en cette circonstance. Toutefois, il est encore possible de solder ce différend par une simple lettre, je ne dirais pas d'excuse, mais plutôt de regret, à l'attention de M. de Kallenberg qui la gardera pour lui. De toute façon, ce dernier doit quitter l'Angleterre dans les prochains jours et cet arrangement ne portera préjudice à aucune des deux parties, conclut-il.
Au moment où il achevait sa phrase, Simon entra pour me prévenir qu'un ami de M. de Ligonier, le jeune lord Neville, qui m'avait fait fort bonne impression au cours de l'été à Cobham Park, venait d'arriver pour se mettre à ma disposition.
— Monsieur le chevalier, il serait de mauvaise publicité pour les affaires de la France que j'aie dérangé pour rien un honorable lord de ce pays. Et il ne sera pas dit, ni ici ni ailleurs, qu'un sujet du roi Louis XV défait le lendemain la parole de la veille. Je laisse cela aux diplomates.
Le chevalier se raidit. Je poursuivis :
— Allez dire à M. de Kallenberg que nous serons ponctuels au rendez-vous. Je vous remercie.
M. d'Éon me salua d'un hochement de tête et tourna les talons sans rien ajouter. Je sais ce que certains pensent : si lord Neville n'était pas arrivé, aurais-je maintenu le défi ? Je leur répondrai de venir me poser la question de vive voix.
Il me restait peu de temps pour me préparer. Lord Neville, sympathique jeune homme d'une excellente famille, me fournit une paire de pistolets qui, disait-il, avait servi à son père dans une affaire similaire. Comme je lui demandais s'ils lui avaient porté chance, il me répondit sur ce ton qu'affectionnent les Anglais que les pistolets tiraient juste mais que son père visait mal. Bref, lord Neville père avait raté son adversaire tandis que ce dernier ne manqua pas de lui fracasser une jambe, certes un moindre mal. Je l'ai dit plusieurs fois, je méprise les armes à feu qui donnent la mort de loin, par la sournoise entremise d'une bille de métal. Passe encore qu'on les utilise à la guerre, mais dans une affaire d'honneur, j'estime qu'elles sont inconvenantes. Las, j'avais accepté ; il me fallait maintenant m'enquérir du mieux que je pouvais des termes de la rencontre. Je dois dire que dans cette affaire, à aucun moment, je ne doutai de l'issue. Toujours les mêmes me trouveront fanfaron, surtout, diront-ils, que je rédige aujourd'hui ces lignes les pieds dans mes pantoufles, bien au chaud devant ma cheminée. Il faut toutefois me croire : j'étais habité d'une parfaite quiétude. De l'inconscience ? Peut-être. Toujours est-il que je déjeunai de bonne humeur avec lord Neville, sans plus de soucis que de bien me faire expliquer les rituels du duel au pistolet.
Je quittai ma demeure sur les coups de trois heures, ce qui laissait un délai bien suffisant pour être ponctuel à mon rendez-vous. Elie ne quitta pas sa chambre. L'inquiétude l'avait rongée toute la nuit et il me fut impossible de la rassurer avant mon départ. Je pense qu'elle était sincèrement plus soucieuse de ce qui pouvait m'arriver que de ce qu'il adviendrait d'elle si les choses ne tournaient pas comme je l'envisageais. Je remis tout de même à M. de Neville un simple courrier à l'attention de lord Ligonier dans lequel je lui expliquais la conduite à tenir en cas de malheur. Les instructions étaient simples : faire parvenir la nouvelle de ma disparition à Lévignac – définitive cette fois –, accompagnée des quelque vingt mille livres qui me restaient – je me rappelais avoir un fils –, puis informer M. de Richelieu. Pour Elie, je ne prévoyais rien, certain qu'elle se consolerait malgré son chagrin. Enfin, en ce qui concerne Simon, le bougre pourrait toujours faire valoir chez d'autres tout ce qu'il avait appris chez moi. Je partis donc pour Hampton Court le cœur léger.
Nous arrivâmes en avance de plus d'une demi-heure. L'endroit, un petit champ dont l'herbe était assez haute, se situait à très faible distance du château royal de Hampton. Lord Neville, pensant me divertir, m'expliqua que la demeure abritait le fantôme d'Henri VIII et de sa cinquième femme. Il ajouta que le souverain avait fait décapiter cette dernière car elle s'était rendue coupable d'adultère. Je trouvai l'anecdote passablement plaisante en cette circonstance ; toutefois, je ne lui en dis rien. Nous étions venus avec la voiture du jeune lord, à l'arrière de laquelle ses deux domestiques avaient eu du mal à caser près d'eux l'imposante carrure de Simon. Puisqu'il est question de cette brute, je me souviens qu'il affichait depuis le matin une mine que je lui connaissais peu. Pour tout dire, son air niais paraissait l'avoir quitté et il semblait presque intelligent. C'est curieux à expliquer, mais ce détail accrocha mon attention en un instant où j'aurais pourtant dû penser à l'épreuve qui m'attendait. Il en est parfois ainsi : lorsque notre réflexion devrait se concentrer sur l'essentiel, les futilités qui nous entourent se mettent à accaparer notre esprit.
L'obscurité commençait à gagner quand une voiture s'arrêta non loin de nous. M. de Kallenberg en descendit, accompagné du chevalier d'Éon. Un domestique les suivit, qui portait dans ses bras une volumineuse boîte en bois foncé. Arrivés à notre hauteur, les témoins échangèrent un salut, tandis que M. de Kallenberg se planta à une toise de nous, sans un mot. MM. de Neville et d'Éon se chargèrent ensuite de régler les détails de l'affrontement. Kallenberg fit demander un duel à vingt pas, ce qui me laissait le choix de la manière dont nous engagerions le feu. Pour ceux de mes lecteurs qui ne connaissent pas ces usages, je précise que, lorsque l'offensé souhaite un échange à vingt pas plutôt qu'à trente-cinq, comme c'est plus souvent la règle, son adversaire est en droit de choisir le mode d'ouverture du feu. À savoir : laisser l'offensé tirer le premier – ce qui à vingt pas est une charmante manière de se suicider –, ou bien revendiquer un déclenchement simultané du feu au signal d'un témoin. Bien sûr, ce fut cette manière que je choisis. Le risque n'en était pas moins grand car si Kallenberg avait réclamé que l'on rapprochât les tireurs, c'était assurément pour mieux m'ajuster. Ces formalités accomplies, des domestiques marquèrent la distance requise par deux piquets de bois plantés à chaque place. Vint ensuite le moment du choix des armes. Mon adversaire proposa d'utiliser les siennes : deux superbes pistolets de duel élégamment rangés dans une belle boîte en acajou. J'acceptai, à la condition que mon témoin choisît en premier l'arme que j'utiliserais. Kallenberg refusa net. Il fit dire qu'étant l'offensé, ce privilège lui revenait. M. de Neville, qui connaissait fort bien les usages, s'insurgea contre cette demande. Les palabres durèrent quelques minutes entre le chevalier et le jeune lord. Personne ne voulant céder, il fut convenu que nous nous affronterions chacun avec nos armes, mais qu'elles seraient chargées et vérifiées par les témoins. La nuit commençait franchement à gagner lorsque tout fut prêt. Nous prîmes place. Le sort avait désigné le chevalier d'Éon pour ordonner le signal : il devait compter jusqu'à trois avant que nous ouvrions le feu.
À un, nous plaçâmes nos corps de profil, la tête tournée l'un vers l'autre. À deux, Kallenberg allongea son bras pour me viser. Je fis de même. Un oiseau chanta, je m'en souviens fort bien. À trois, je pressai la détente : les deux détonations se confondirent en une seule. Mon corps tressaillit. L'épaisse fumée produite par les armes m'empêcha d'abord de discerner ce qui était advenu. Je ne semblai pas touché et j'inspectai rapidement mon habit pour m'en assurer. Lorsque je relevai la tête, les volutes s'étaient dissipées mais Kallenberg avait disparu. Du moins c'est ce que je crus avant d'apercevoir la pointe de ses bottes qui dépassait des herbes. Le chevalier d'Éon se précipita et fit signe que j'avais touché mon adversaire. Je m'approchai. Kallenberg était allongé de tout son long : une large tache de sang recouvrait son épaule droite et le haut de sa poitrine. Sa bouche, sur laquelle avait jailli un peu de sang, dessinait toujours son déplaisant rictus. M. de Neville constata qu'il respirait. J'ordonnai à Simon – qui avait retrouvé sa mine d'abruti – d'aider les domestiques du chevalier à le transporter dans sa voiture. D'Éon s'y engouffra également et tout ce petit monde s'évanouit dans la nuit.
Le lecteur curieux se demandera comment un homme aussi peu habitué que moi à l'usage d'une arme à feu se sortit avec autant de bonheur de cette affaire. Je répondrai que, comme au jeu, la chance accompagne souvent le novice. Par ailleurs, l'arme de M. de Neville était effectivement d'une belle précision, et la nuit qui tombait n'aida sûrement pas Kallenberg à m'ajuster. Enfin, je crois que je fus surtout le plus rapide au signal du chevalier. Cela se joua à un quart de seconde, mais ce quart-là n'a pas voulu signer ma dernière heure.
Lorsque je rentrai chez moi, Elie me fit l'exemplaire démonstration de sa joie de me retrouver. Le souvenir m'en est resté car moi aussi je fus pris d'un insatiable appétit cette nuit-là : quand le corps a flairé la mort de près, il n'en a que plus de désir de se sentir vivre. Le lendemain, un billet de M. d'Éon m'avisa que M. de Kallenberg était dans un état très grave mais que par bonheur – pour lui – ma balle n'avait peut-être pas touché d'organes vitaux, selon les médecins appelés à son chevet. Deux semaines plus tard, ce diagnostic s'avéra confirmé car j'appris avec stupéfaction que Kallenberg avait été vu à l'ambassade de France, le bras en écharpe mais sur ses deux pieds.
Mais brisons là avec ce monsieur, et intéressons-nous plutôt au courrier que je reçus entre-temps du fameux M. François. Il m'y expliquait comment notre affaire n'attendait plus qu'une signature de mon prête-nom. Deux jours plus tard, Nallut s'embarquait comme convenu pour Calais. Nous étions à la fin de novembre. Je n'eus pas à attendre longtemps pour recevoir d'autres nouvelles de France, en provenance cette fois de M. de Richelieu. Il m'informait qu'il était temps pour moi de rentrer : la Pompadour crachait du sang tous les matins, M. de Choiseul essuyait les vives critiques du Dauphin, et de surcroît, un ami du duc, M. de Maupeou, venait d'être nommé garde des Sceaux. Autant de raisons pour entreprendre un discret retour. Quant à M. de Sartine, son zèle s'était refroidi au fur et à mesure de la dégradation de l'état de santé de la favorite. Mieux que d'autres, il savait qu'à Versailles les bannis d'hier pouvaient devenir les privilégiés de demain.
Je passerai rapidement sur les détails de mon départ. Je rendis visite une dernière fois à lord Ligonier que je remerciai chaleureusement pour ses bons soins à mon égard. Il mourut quelques années plus tard, comblé d'honneurs et fut même élevé au rang de pair d'Angleterre. Pour un enfant de Castres, l'histoire est belle. Elie, enfin, ne fut pas la moins triste de mon départ. Elle se montra toutefois digne : si elle espérait que je lui demande de m'accompagner, elle n'en montra rien. Ce fut mieux ainsi. Il n'était nullement dans mes intentions de l'amener à Paris. Pour ses services, je lui laissai tout de même mille guinées. Je lui souhaite d'en avoir fait bon usage car je n'eus plus jamais de nouvelles d'elle.
13L'abbé Joncaire n'était pas retourné au Canada. Ce qu'ignora toujours le comte, c'est qu'il revint en France en 1764 pour retrouver Louise Tiercelin. Elle ne l'avait pas oublié et elle renoua avec lui. Mais l'homme était incorrigible. Il tenta à nouveau de soutirer de l'argent au roi par son intermédiaire. Cette fois, on ne lui laissa pas le temps de s'enfuir : on le jeta en prison, ainsi que Mlle Tiercelin, selon les archives de Sartine. On soupçonne également l'abbé d'avoir été un agent des Anglais. Élargi un an plus tard, il rentra définitivement au Canada.