Chapitre XVII
L'idée du duc était simple. Sa réalisation présentait toutefois des difficultés que d'aucuns auraient jugées insurmontables si elle avait été soumise à un autre que moi. Mais vous le savez maintenant, je suis d'un naturel optimiste : je m'attelai au labeur avec enthousiasme.
En premier lieu, il était indispensable d'opérer une reconnaissance, comme lorsqu'on envoie des éclaireurs pour s'enquérir du champ de bataille. La réussite de l'assaut en dépendait : il fallait attaquer par là où la forteresse était la moins bien gardée. Bref, j'entrepris au début de l'année 1762 de me renseigner plus avant sur les goûts privés du monarque. Dans toute guerre, les espions ne sont pas inutiles et ma récente amitié avec Lebel allait m'éclairer sur nombre de détails capitaux. Incidemment, sans qu'il n'eût le sentiment que je l'interrogeais, je tirais du bonhomme de précieuses informations. Tout d'abord, car il faut bien un début, j'appris que si le roi n'arrêtait pas ses choix sur un type particulier, il avait une légère préférence pour les blondeurs. Un élément qui recélait son importance, mais dont vous conviendrez qu'il était un peu court pour satisfaire ma curiosité. Toutefois, Lebel, qui soit dit en passant était assez indiscret après quelques verres de bordeaux, me confia d'autres indications plus précises sur les penchants du roi. Ainsi, Sa Majesté goûtait les mines gaies, insouciantes, presque enfantines et à l'inverse rien ne l'indisposait plus que la gravité ou la sévérité. Il fallait cependant pour qu'il se sente émoustillé que ce visage d'angelot présentât quelques caractéristiques particulières, comme une bouche bien dessinée, abritant de belles dents, sans manque ni qu'elles fussent gâtées. Ce fait me fut confirmé par M. de La Ferté : il se souvenait d'une confidence du roi qui trouvait une certaine marquise fort à son goût mais son haleine corrompue par des dents pourries le faisait hésiter. Les yeux, enfin, il les aimait taillés en amande, de couleur bleue ou verte.
Au chapitre du corps, le roi dissimulait une adoration pour les mains et surtout les pieds de ses maîtresses, m'avoua Lebel. Cette manie, dont ce dernier se vantait également, mettait le roi dans les plus grands émois, et Lebel prit toujours un soin extrême à l'examen de cette partie de l'anatomie des invitées du Parc-aux-Cerfs. Quant au reste, Sa Majesté prisait les femmes biens faites et biens charnues aux endroits qui intéressent la curiosité des hommes. Sur la gorge, Lebel soutenait que le roi ne prétendait à aucun avis arrêté, et qu'il en avait d'ailleurs un usage très bourgeois. Enfin, puisque mon enquête devait être complète, je me renseignai sur la nature des préférences du monarque pour la part la plus intime de ses amantes. À ce sujet, le duc de Richelieu m'indiqua comment le roi avait très tôt été subjugué par le verso de ses conquêtes plutôt que leur avers. Lebel me le confirma, en même temps qu'il me livra un des secrets de la marquise de Pompadour pour séduire son royal amant. Aux heures où elle s'abandonnait à ses étreintes, la favorite se distinguait de ses rivales grâce au fameux bain d'ambre qui consistait en une délicate aspersion de son sexe par un capiteux parfum. Le roi en était friand, toujours empressé à soigneusement déguster le fruit du péché, me révéla encore Lebel.
Tout cela m'intéressa vivement, mais je menais également mes investigations sur un champ plus moral, si l'on peut dire. Les inclinations du roi en la matière le portaient vers des femmes qui le désennuyaient. D'un naturel triste, il s'entichait de toutes celles qui l'arrachaient à ses sombres rêveries. Il ne les voulait point trop intelligentes – Mme de Pompadour était une exception –, mais point trop sottes non plus. Et s'il exigeait qu'elles se plient à ses caprices, le roi appréciait également qu'elles fussent capables de le dominer car il aimait bizarrement cela. Selon Lebel, Sa Majesté goûtait les manques de respect dans l'intimité. Par ailleurs, il affectionnait la musique et une musicienne avait toujours sa faveur, autant qu'une comédienne. Dans sa jeunesse, il se piquait de monter sur des scènes privées pour donner la réplique à de jolies actrices. Mais ce qu'il souhaitait le plus au monde, me disait souvent l'honnête M. de La Ferté, c'était une maîtresse qui l'aimât. Comme le prince de Conti m'en avait fait part quelques années auparavant, Louis XV aimait qu'on l'aime, lui, et non le roi qu'il regrettait si souvent d'être. Ce dernier trait captiva mon attention et me fut certifié par le duc de Richelieu autant que par Lebel ou M. de la Ferté. Aimer l'homme avant le monarque, Mme de Pompadour s'en flattait, elle qui sans partager sa couche depuis plus de six années restait sa confidente et son inspiratrice. L'aimait-elle vraiment ? Rien n'était moins sûr, mais elle avait su l'en persuader. C'était là un exemple à suivre. Ou à dépasser.
Désormais un peu mieux instruit des inclinations du roi, je me mis secrètement en chasse de la perle rare. Je ne dirais pas que la chose employait toutes mes journées, mais elle ne quittait jamais entièrement le fond de mon esprit. Dans les soupers, en promenade, au théâtre, ou chez un perruquier, mon œil prit l'habitude de s'arrêter sur tout ce qui aurait pu charmer le roi : de beaux yeux en amande au Palais-Royal, une mine angélique dans le jardin des Tuileries, de petits pieds au Français, des hanches engageantes dans un bordel, ou des lèvres parfaites chez Procope, rien ne m'échappait. Au bout d'un temps, je me figurais si bien le portrait idéal de celle que je recherchais qu'il me prit même l'idée d'en faire réaliser la peinture par un artiste, mais le résultat fut passable. Je me contentai donc de décrire ce que je poursuivais à quelques-unes de mes courtières habituelles.
Une d'entre elles, installée rue Sainte-Anne, me donnait les plus grands espoirs tant son talent d'entremetteuse était puissant. Je dois dire qu'il m'a beaucoup été prêté de liens avec cette dame, mais outre que son prénom fût également Marguerite, elle ne resta jamais qu'une relation, point une alliée ni une associée. Elle se fera d'ailleurs une réputation sans moi, comme certains d'entre vous le savent, et sa maison est toujours une des meilleures de Paris. La Gourdan, puisque c'est d'elle qu'il s'agit – nous la nommerons ainsi pour ne pas la confondre avec la précédente Marguerite –, se distinguait de ses concurrentes par le soin qu'elle mettait à recruter des filles de qualité, du moins des qualités nécessaires au commerce dont nous parlons. Elle s'était monté une affaire en vue après avoir été en ménage avec un officier d'un régiment du roi qui se lassa d'être cocu et fit ses malles un beau matin. La Gourdan, jeune encore, possédait un rare don pour les choses de l'amour : elle décida de le faire fructifier. Elle s'établit rue Sainte-Anne, puis rassembla autour d'elle des consœurs sur lesquelles elle prit vite l'ascendant. Je m'y rendais souvent, toujours certain de trouver de la nouveauté autant que de la gaieté dans son aimable intérieur. Je décrivis donc à la maîtresse des lieux ce qui m'intéressait, sans bien sûr évoquer les raisons de ma quête. Elle prit bonne note, m'affirmant qu'elle ne manquerait pas de m'avertir s'il s'offrait l'opportunité de me satisfaire.
Dans les mois qui suivirent, elle me proposa deux ou trois candidates qui ne surent pas me convaincre de parier sur elles. Chacune était belle, certes, mais rien ne les rendait uniques en leur genre. Une d'entre elles, la plus proche de mes vœux, était déjà la maîtresse d'un Italien récemment arrivé de Venise. Ce gentilhomme m'assura cependant qu'il me la céderait pour rien. J'appréciai le geste mais la jeune fille n'était pas de celles qui pouvaient remplir le rôle que je prévoyais, et je déclinai poliment la proposition auprès de son complaisant amant. Ce dernier ne s'en formalisa pas, au contraire, puisqu'il m'invita un soir à vider quelques bouteilles chez la Gourdan, maison dont il s'était fait un repaire. Depuis peu à Paris, il se présenta à moi sous le nom de Jacques Casanova, chevalier de Seingalt. Un titre étrange pour un Italien, mais l'homme parlait le français aussi bien que sa langue maternelle en plus de l'allemand. Nous nous entendîmes fort bien à plus d'un chapitre : je l'invitais fréquemment à mes soupers, où il se montra toujours homme du monde. Spirituel et lettré, il fascinait mes invités par l'étendue de son savoir, ajouté à une faconde toute transalpine. À un cercle plus réduit, il contait également ses aventures galantes, nombreuses comme peu ordinaires, mais qui présentaient toutes les couleurs de la vérité. Il confessait enfin une passion pour l'alchimie et la science des filtres. Cela mérite d'ouvrir une parenthèse.
À cette époque, Paris était rempli de charlatans qui professaient dans un registre occulte. Le fameux comte de Saint-Germain, qu'il m'arriva de croiser chez Mme du Deffand, n'était pas le moindre de ces imposteurs. Il se vantait de ne pas vieillir, de connaître des secrets ésotériques, et faisait croire aux innocents qu'il avait fréquenté la cour de François Ier. Il trouva également des naïfs pour lui prêter de l'argent afin de mener des recherches sur l'immortalité – à ce sujet, je crois savoir que le roi ne fut pas le dernier à prêter la main à ces chimères. Le chevalier de Seingalt, en revanche, mettait le plus grand sérieux à ses travaux en la matière, comme je pus en juger. Il me convia quelques fois chez lui, où il s'était installé un cabinet dédié à la chimie. Ce fut là qu'il m'initia à deux ou trois expériences dont ces Mémoires ne sont point le lieu pour en contenir tous les détails. Cependant, l'une d'entre elles mérite tout de même votre attention.
Comme je l'ai déjà dit, je n'ai aucune estime pour cette troupe de médecins – les plus nombreux – qui saignent leurs patients comme des volailles, ou à défaut les empoisonnent par les mixtures d'autres imposteurs qui se baptisent apothicaires. Car si avant notre siècle on mourait de n'être pas assez soigné, en celui-ci on trépasse souvent de l'être trop, autant que mal. Et le catalogue des malheureux assassinés par les ordonnances de leurs praticiens serait trop long à réciter ici. Heureusement, des hommes de science œuvrent au bonheur de l'humanité dans l'ombre de ces croque-morts : M. de Seingalt est un de ces bienfaiteurs, je ne crains pas de l'affirmer. En voici la preuve. Grâce à une potion qu'il m'a enseignée, j'ai été garanti toute ma vie des fatigues qui assaillent généralement le corps. Mieux, je puis dire qu'en certaines circonstances qui me sont chères la chimie préconisée par M. de Seingalt m'assure une vigueur dont on me félicite souvent. Le secret ? Je vous le livre, bien qu'il nécessite un peu d'aplomb pour le réaliser. Ce ne sera pas long. Tout d'abord, il faut se procurer des sels de Vénus, de l'huile d'Istrie, du cacao et de l'extrait de gingembre. Ensuite, et c'est là où l'on doit faire preuve d'une once de fermeté, il faut se faire tirer une bonne rasade de sang, de manière à en remplir un grand verre. Dans ce précieux liquide, on mélangera les ingrédients cités plus haut, avant de laisser reposer toute une nuit. Enfin, on boira ce breuvage au lever : vous m'en direz des nouvelles11. Aujourd'hui encore, une fois le mois, je demande à Simon de me saigner – il ne s'en tire pas plus mal que beaucoup de charlatans – afin de préparer mon élixir. Cette bête s'est d'ailleurs mis en tête que mon sang est doté de quelque vertu magique, propre à séduire ou je ne sais quoi. J'ai tenté de lui expliquer qu'il s'agissait là de science et non de sorcellerie, il ne semble pas en croire un mot. Las, de toute façon, son sang est corrompu par sa bêtise congénitale. Et si on pratiquait la même expérience sur sa personne, sa stupidité n'en serait que plus vigoureuse encore. Mais achevons cette digression : je reviens à mon récit.
*
Au mois de mars de l'année 1762, l'air du pays se rappela à moi d'une bien lugubre manière : les gazettes relataient l'odieux supplice du marchand Calas à Toulouse, accusé sans preuve d'avoir assassiné son fils, tout cela au seul motif qu'il était de confession réformée. Je l'ai dit, cette ville est un repaire de fanatiques. Et le procès de Calas fut une farce dont M. Voltaire a eu bien raison d'en fustiger les juges. Il m'est arrivé d'évoquer quelquefois l'affaire avec lui, l'éclairant en particulier sur l'intolérance comme la cruauté des habitants de notre province.
Mais cette année-là, le vent de la persécution ne souffla pas qu'à Toulouse : à partir du mois de juin, on me déclara une petite guerre qui allait faire de moi une sorte d'hérétique. La raison de cette nouvelle croisade ? Peut-être mon enquête sur les plaisirs du roi avait manqué de discrétion, ou bien une âme perspicace avait deviné mes projets ? Je ne sais. Toujours est-il que j'essuyai à cette époque les sévères bordées de la coterie de Mme de Pompadour, qui gonflèrent férocement les rumeurs sur mon compte jusqu'à la Cour. Mes affaires en subirent une franche décrue. De toute part, on se défiait de moi. Chaque jour apportait son lot de calomnies : le lundi, j'étais amateur de jeunes enfants, le mercredi on affirmait que je faisais enlever des vierges dans des couvents, tandis que le vendredi il se répandait le bruit de mes libertinages avec des garçons. Le dimanche enfin, on me soupçonnait curieusement de faire le sabbat avec des juifs. C'est ainsi, lorsque la fable est grossière, elle se marchande mieux auprès des sots qui font l'opinion commune12. Mais plus inquiétant, il se colportait surtout que mes prétendues débauches ne tarderaient pas à me conduire à Vincennes ou à la Bastille. M. de Sartine, disait-on, attendait un signe de la marquise pour se saisir de ma personne sur l'accusation de proxénétisme. Pas moins.
Proxénète : le mot était lâché. Il ne m'a plus quitté depuis. Je n'en ai cure, car, au cours de ma vie, on m'a donné bien d'autres sobriquets : le Sultan, le Turc, le Roué. J'aime d'ailleurs ce dernier, il me va bien. À ceux qui n'en connaissent pas le sens, qu'ils sachent juste que c'est ainsi qu'il y a fort longtemps, le Régent se plaisait à nommer ses compagnons d'orgie, car il disait en manière de boutade que leurs vices méritaient la roue. La métaphore est restée pour désigner un débauché, et de méchants libelles se divertirent en suggérant que Toulouse aurait dû rouer l'infâme du Barry au lieu de l'innocent Calas. C'était charmant. Dans d'autres feuilles, on m'associait à M. de Richelieu, ce qui acheva d'en signer la provenance. Le duc me le confirma.
Devant ce feu nourri, nous décidâmes de faire le dos rond : il rentra dans ses terres de Guyenne, pendant que je m'imposai de ne plus me montrer à Versailles. Trois mois passèrent. Décembre arriva lorsque j'envisageai de rompre ma retraite. La possibilité d'une paix avec l'Angleterre revenait dans toutes les conversations, et des préliminaires commençaient de se tenir à Fontainebleau. Le climat était à la trêve : je crus qu'elle valait aussi pour moi. Je me trompais.
Un soir, je commandai à Simon de me conduire dans un salon de jeu où j'avais mes habitudes, près de chez la Gourdan. J'arrivai à destination quand, en sortant de ma voiture, un très jeune homme, bien mis et fort poudré, m'apostropha depuis un groupe de gentilshommes. Il reprochait à mon carrosse de l'avoir éclaboussé. Une petite pluie fine et froide venait de commencer à tomber et la chose était fortement improbable. D'ailleurs, les beaux habits de ce garçon ne portaient nulle trace de souillure, ce que je lui fis remarquer poliment. Ma réponse attisa sa nervosité : il demanda si je le traitais de menteur. Un murmure se fit entendre parmi ses amis. La provocation était puérile, et me tira un sourire, peut-être un peu narquois, je vous le concède. Ce fut en tout cas ce qu'il estima puisqu'il m'en demanda vivement raison sans autre forme de procès. Imaginez ma surprise devant une si brutale réaction. Je compris toutefois que le jeune homme savait à qui il s'adressait quand il me donna d'un air pincé du « monsieur le comte ». Il se présenta comme le vicomte de Cernay. Je connaissais ce nom : c'était celui d'un cousin du duc de Choiseul dont ce jeune belliqueux devait être le fils. La chose devenait limpide : le garçon cherchait sûrement à se faire valoir en défiant un homme dont il avait dû entendre dire beaucoup de mal. Il offrait une mine franche et je tentai d'engager la conversation pour démêler cette sottise. Mais il se raidit, se contenta de me donner rendez-vous près des Champs-Élysées pour le lendemain matin, puis il tourna les talons avec ses amis, me plantant là. Je restai interdit. J'ai eu quelques affaires dans ma vie, mais aucune pour un motif aussi stupide. Cette nuit-là, je dormis mal, je l'avoue.
Levé aux aurores, j'arrivai le premier sur les lieux de la rencontre. J'attachai mon cheval à une grosse pierre qui me fit irrésistiblement songer au chevet d'une sépulture antique. Je suis peu enclin aux superstitions ; la coïncidence me laissa cependant perplexe. Je n'eus pas le temps d'échafauder de sombres conjectures : le carrosse de mon adversaire s'annonça bientôt au bout du chemin. Accompagné par deux amis guère plus âgés que lui, le vicomte descendit prestement de la voiture, tout en se débarrassant de sa veste et de son gilet. Je me dirigeai vers lui le pas assuré, bien décidé à tenter une ultime ambassade pour le raisonner.
— Monsieur, débutai-je, cette affaire est à tous égards proprement indigne de mériter un tel traitement. Et votre bravoure ne souffrira pas de reconnaître qu'il y aurait du ridicule à vouloir en faire une question d'honneur.
Le garçon ne voulut rien savoir : sans répondre, il fit signe à ses témoins de procéder aux préparatifs d'usage. Un des deux me signifia très poliment qu'il m'assisterait, puisque j'étais venu seul. Pendant ce temps, le vicomte faisait les cent pas, l'épée déjà en main. Je me mis à mon tour en garde, tout en continuant à essayer de le convaincre de l'absurdité de cette rencontre. L'œil noir, le vicomte m'avertit qu'il ne souhaitait plus m'écouter avant que l'affront ne soit lavé. Philosophe, je fis remarquer que ni lui ni moi ne serions peut-être bientôt plus en mesure de débattre. Il rétorqua en fouettant l'air de son fleuret, la mine définitivement fâchée. Las, j'avais fait tout ce que la raison commande pour éviter cette issue. L'honneur me dictait maintenant de ne plus tergiverser, au risque de donner le sentiment que je cherchais à me soustraire à son défi. L'affaire débuta.
Le vicomte était bien fait et ardent. Après quelques moulinets très académiques accomplis avec beaucoup d'élégance, il changea de style et entama une charge digne d'un Prussien. Habitué des salles d'escrime, il avait cependant négligé de reconnaître le terrain : en plein assaut, son pied se ficha dans une grosse racine. La suite n'eut rien de banal. Une jambe rivée au sol, l'autre battant l'air, il dessina avec ses bras une figure des plus extravagantes afin de se rétablir, mais la manœuvre n'empêcha pas son gracieux corps d'être projeté vers l'avant. Dans l'élan, le jeune homme s'embrocha allègrement la base de la gorge sur la pointe de ma lame. Je n'avais pas bougé d'un pas, et malgré le dramatique de la situation, je confesse que l'impression comique de la scène m'arracha un franc éclat de rire. Le vicomte eu l'air surpris : les yeux tout ronds, la bouche grande ouverte, il expira trop vite pour que je puisse lui présenter mes excuses.
En détachant ma monture, je me félicitai de n'avoir pas prêté à un simple caillou l'augure d'une funeste issue. En ce moment comme en d'autres, ma pensée s'est toujours défiée de ces superstitions qui donnent aux croyances un empire sur la raison. Ce fut la première et l'unique fois qu'un homme se tua sans mon aide dans un duel, ce qui n'empêcha pourtant pas M. de Choiseul de me juger responsable de la mort du jeune vicomte. C'était injuste, aujourd'hui encore je le maintiens, mais cette triste affaire finit de me perdre dans l'opinion des belles âmes : le garçon avait dix-sept ans.
11Nous déconseillons fermement au lecteur de tenter de reproduire ou de s'administrer la potion décrite ci-dessus.
12Le comte omet de dire que depuis plusieurs années déjà, il était régulièrement cité dans quelques brochures scabreuses. Sa réputation n'était plus à faire, et la crainte qu'il suscita auprès du parti de Mme. de Pompadour en est la preuve.