Chapitre IX

La foule n'avait cessé d'augmenter tout au long de la soirée. On trouvait du monde partout : dans la Grande Galerie, dans le salon d'Hercule, mais aussi jusque dans l'œil-de-bœuf et dans la chambre du roi. Ce fut bien le hasard – peut-être la fatalité – si je retrouvai M. de Kallenberg au milieu d'une petite troupe qui accompagnait, ou plutôt suivait, un homme très élégant, encore jeune mais à la mine farouche et comme déjà lasse. C'était le prince de Conti. Kallenberg, m'apercevant, lui glissa quelques mots avant de se porter à ma rencontre. La présentation fut tiède : le prince ne quittait pas son expression ennuyée ce qui ne m'incita pas à faire meilleure figure. Ce puissant personnage était pourtant d'un commerce séduisant pour un homme désireux de se faire une place, mais comme je l'ai déjà signalé à mon lecteur, j'étais à cette époque moins résolu à intriguer qu'à profiter de ce qui m'entourait. Nous nous toisâmes donc quelques instants, pendant que M. de Kallenberg faisait des efforts pour donner à la rencontre un air de cordialité. Il parla de moi comme si nous étions des amis de quinze ans, écorcha au passage le nom de Lévignac en Lévrignac, et insista enfin sur ma belle tenue à la table de jeu. Cette dernière remarque sembla éveiller une pointe d'intérêt chez le prince, qu'il traduisit par une interrogation ambiguë, presque blessante.

— Monsieur le comte, êtes-vous de ces gens qui jouent pour se donner de l'importance ? lâcha-t-il.

— Monseigneur, je ne donne de l'importance qu'au divertissement que les cartes me procurent. Un gentilhomme joue pour jouer : il abandonne à la plèbe et aux tricheurs l'espoir de gagner ou la crainte de perdre, répondis-je du tac au tac.

Un murmure parcourut le groupe qui accompagnait le prince. Le visage de ce dernier s'éclaira :

— Monsieur, le tableau que l'on m'a fait de vous est fidèle : vous avez une tête froide et la main chaude, c'est une qualité rare à une table de jeu. Plus nombreux sont ceux qui se montent le coup sans oser. Ces fâcheux n'abattent leurs cartes que s'ils sont sûrs de leur coup. Je déteste les victoires déjà écrites : le sel d'une bataille réside dans l'incertitude, comme en amour… dit-il avant de s'interrompre à la vue d'une jeune beauté qui passa tout près de nous.

Le prince de Conti était d'un naturel arrogant, mais, élevé à la mode des familles royales, il pouvait également se montrer familier. Nous fîmes quelques pas ensemble afin de nous écarter de sa suite et ce fut sur un ton amical qu'il me parla, me confiant même sans façon des remarques que l'on réserve généralement à des proches. Peut-être voulait-il tester ma loyauté. C'est une manière dont j'ai pu observer l'usage chez les puissants : on vous livre un secret en même temps que l'on prend soin de vous demander toute la discrétion possible. Mais, dans cette confidence, il y a volontairement beaucoup de faux pour un peu de vrai, de sorte que si le faux revient aux oreilles de celui qui s'est épanché, il saura qu'il ne peut vous faire confiance. À cette époque, je n'étais pas encore rompu à ces manières, je crus donc sur parole tout ce que j'entendis.

Le prince avait le caractère d'un roi, son malheur était qu'il ne le fut pas. Aigri par cette situation, il ne pouvait s'empêcher de faire allusion à son cousin à tout propos, le critiquant sans prudence, uniquement préoccupé de convaincre son interlocuteur qu'il surpassait le souverain en toutes choses. C'était d'ailleurs souvent très vrai, mais dans une monarchie comme celle des Bourbons de France, il s'en faut de beaucoup pour que cela suffise à donner des droits au trône. M. de Conti le savait bien ; toutefois, rien ne l'irritait plus que de se savoir enchaîné pour toujours à sa place alors que le monarque l'était à la sienne. Louis XV ne manquait jamais de le lui rappeler avec une certaine cruauté, en même temps qu'il ne pouvait cacher une réelle admiration pour la bravoure de son turbulent cousin. Il sut d'ailleurs en exploiter les talents à la guerre et également dans sa diplomatie en lui confiant la haute main sur le Secret, cabinet noir chargé de mener des missions occultes dans toute l'Europe, chez nos alliés et nos ennemis. Mais je reviendrai plus tard sur cette étrange officine dont bien peu d'entre vous ont entendu parler, j'imagine.

La conversation roula donc vers le jeu et les femmes, sujets sur lesquels je commençais à développer une certaine expertise. Le prince m'expliqua notamment comment il entretenait avec la gent féminine une relation aux antipodes de celle de son royal cousin.

— Sa Majesté veut qu'on l'aime d'amour : Elle aime aimer mais surtout il faut lui réciter qu'on l'aime. La belle affaire ! Que m'importent à moi toutes ces vanités. On aime peut-être une fois dans sa vie, si on a de l'aubaine. Pour ma part, j'ai déjà consommé cette chance il y a fort longtemps. M'en voilà débarrassé. Ensuite, tout n'est que farces. Désormais, j'adore les femmes, mais sans amour. Je ne leur en demande pas plus.

Je n'étais pas loin de penser la même chose. À la différence que, jusqu'alors, je ne me rappelais pas avoir aimé quelqu'un. Du moins d'amour, mais cela, vous l'aviez compris. C'est ce que je répondis en substance au prince, avant de revenir sur la belle réputation galante du roi, ce qui ne fut pas sans un peu l'agacer.

— Louis a la faiblesse de se croire aimé par ses maîtresses : ce n'est pas un séducteur, c'est un sensuel gouverné par ses manies. Ses goûts intimes sont d'ailleurs assez bourgeois, si je me fie à mes informations. Il aime ses favorites comme un bon père. Quant au nombre de ses conquêtes, il est vrai que le roi est infidèle, mais c'est un jaloux. Il y a du Turc chez lui. Moi, je n'exige rien. C'est l'avantage de ne pas aimer : pourquoi m'inquiéterais-je de perdre ce qui ne m'attache pas ?

M. de Conti faisait toutefois la leçon de cette belle philosophie avec une pointe de mélancolie. À la vérité, le choix de ce cynisme lui avait été dicté par la fatalité et non par sa nature, comme je l'appris plus tard. Très tôt, il avait été marié à une jeune personne dont il était ardemment épris. De cet amour naquit un garçon et le prince se trouva père à seulement dix-sept ans. Malheureusement, le destin ne voulut point que cette idylle durât : une affreuse fièvre retira cruellement la jeune mère à l'affection de son mari deux ans plus tard. Le jeune prince, déjà héros de dix batailles, sembla cette fois vaincu par le poids de l'épreuve. Bientôt, on le crut prêt à rejoindre sa bien-aimée au tombeau. Et sans l'affection de dévoués serviteurs, c'est le chemin qu'il aurait bien vite suivi. Son désespoir dura deux longues années où il resta reclus dans son château de L'Isle-Adam. Mais comme on le voit parfois dans ces souffrances de l'âme, un jour ni meilleur ni pire que les innombrables précédents, il quitta le deuil et la solitude pour revenir à la vie. Désormais, il ne donna plus à voir au monde que cette figure ombrageuse et tourmentée.

 

Nous conversâmes encore quelques instants, pendant que M. de Kallenberg et ses amis se tenaient à l'écart. Au bout d'un moment, il s'approcha pour nous indiquer que plusieurs parties de cartes venaient de se lancer dans un salon proche de l'antichambre du roi. La nouvelle eut l'air de plaire au prince, qui décida de s'y rendre. Il m'invita à le suivre, si le cœur m'en disait. Je n'étais pas venu à Versailles pour jouer – du moins pas de ce jeu-là –, mais j'ai rarement su résister aux attraits d'une belle table, assez curieux, je l'avoue, de voir comment le prince s'y comporterait. J'acceptai donc. Après avoir piétiné quelques longues minutes au milieu de la foule, en particulier à cause des minauderies de quelques admiratrices du prince, nous entrâmes dans un salon bien plus paisible où quatre tables rassemblaient des joueurs de pharaon et d'hombre. Ce dernier jeu était un des préférés du prince. Il fait appel au calcul comme à la stratégie et est spécialement prisé des amateurs d'émotions fortes car les mises peuvent y être très conséquentes. Ce fut d'ailleurs lors d'une partie d'hombre que j'avais été délesté de deux mille livres par M. de Kallenberg. Et ce fut bien sûr à cette table que celui-ci nous fit prestement une place.

Je l'ai dit, l'hombre est un jeu d'enchères où la tête compte autant que la vaillance. Le prince ne manquait ni de l'une ni de l'autre. En deux tours, son jugement lui avait rapporté le gain de mille livres ; les trois suivants, son audace l'entraîna à en perdre le double. De mon côté, je soutenais l'assaut d'assez belle façon puisque c'est moi qui remportai une part des pertes du prince. Afin de lui être agréable autant que pour sacrifier à mon goût du péril, je risquai le tout lors d'une combinaison fort hasardeuse, qu'aucun joueur n'aurait tentée sans être sûr de perdre. Devant l'aubaine d'un gain assuré, toute la table me relança, excepté M. de Conti qui dédaigna se joindre à la curée pour se refaire à si bon compte. Quand j'abattis mon jeu, son visage si souvent sombre s'éclaira d'une vraie joie. Par un fabuleux coup du sort je remportai la donne, raflant ainsi les belles mises des chasseurs trop vite convaincus de savourer leur proie. À cet instant, je gagnai la sympathie du prince, qui interrompit la partie pour demander à boire, riant à gorge déployée de ce bon tour. Prenant la table à témoin, il me dit :

— Voyez monsieur, ce coup, les fâcheux ne le gagneront qu'en rêve. Il en a été comme dans une bataille : vous étiez perdu, seul, oublié de Dieu, pourtant vous n'avez pas reculé. Le diable était votre seul recours… Je vous remercie de cette démonstration.

M. de Kallenberg était du nombre des perdants, mais ne trahit aucun désappointement. À l'égal de son maître, il me félicita de cette martingale qui me laissait plus riche du triple de mes mises. Nous allions reprendre le jeu quand un gentilhomme assez âgé vint parler à l'oreille du prince. Celui-ci sembla contrarié mais opina d'un geste du menton. L'instant suivant, il se leva de la table en nous demandant de bien vouloir l'excuser car le roi le faisait demander. Il ne put s'empêcher de maugréer que si on le dérangeait pour une partie de cartes, il refuserait :

— Le roi n'aime le jeu que lorsqu'il gagne et je ne suis pas d'humeur à l'encourager dans cette manie, pesta-t-il.

Avant de quitter la pièce, il m'adressa un dernier mot :

— J'ai mon petit royaume dont M. de Kallenberg vous a peut-être déjà entretenu. Vous y êtes le bienvenu.

— Monseigneur, merci pour cette invitation. Je saurai en faire usage, répondis-je sans idée particulière mais content de cette marque d'estime.

Un nouveau joueur remplaça vivement le prince, et je continuai, certain que la chance, le diable, ou les deux ensemble étaient mes alliés du soir. La suite ne me détrompa point.

 

Une belle dame tournait autour de la table comme un oiseau de proie lorsqu'il a repéré un agneau égaré. D'abord, je ne m'en aperçus pas, mais un curieux détail guida mon attention sur le manège de cette personne : le verre de Kallenberg était vide, pourtant il le portait régulièrement à ses lèvres, donnant le sentiment de se désaltérer. Cela me troubla et m'engagea à l'observer discrètement quelques minutes lorsque je compris qu'il utilisait ce stratagème pour lever les yeux dans la direction de la dame en question. L'astuce ne m'aurait cependant pas plus intrigué si cette femme n'avait été chaque fois non loin d'un joueur qui précisément perdait sans coup férir. La chose prit un nouveau tour quand elle vint se placer près de moi. Une donne passa où je ne gagnai presque rien alors que je possédais la meilleure main, M. de Kallenberg s'étant singulièrement retiré à la première relance. La dame resta impassible : s'il y avait une complicité douteuse entre les deux, elle devait se fonder sur un code savant. À la seconde donne, Kallenberg but dans son verre vide. Cette fois, je pressentis que quelque chose se passait car j'aperçus du coin de l'œil un infime mouvement d'éventail de la part de la dame. Je tournai sèchement la tête dans sa direction, puis je regardai vivement dans celle de Kallenberg. Il vit ma réaction et plongea le nez dans ses cartes. Les minutes qui suivirent, il croisa mon regard à plusieurs reprises, trop de fois pour que cette subite nervosité ne fût la preuve d'un profond trouble chez un homme rompu aux fièvres de la table de jeu. Sans me départir de mon calme, je continuai à clairement scruter les gestes de ma voisine qui en parut bientôt décontenancée, tellement qu'elle s'éloigna à plusieurs pas de nous. Au même moment, je proposai à Kallenberg de remplir son verre, tout en le toisant de mon plus mauvais œil. Je lus dans son regard qu'il se comprit démasqué. Le tour suivant, il perdait contre moi cinq cents livres en jouant à l'étourdi, puis une seconde fois la même somme en brouillonnant ses relances. Il prétexta alors une migraine pour nous quitter.

Qu'auriez-vous fait, honnête lecteur ? La même chose que moi, j'en suis certain : je pris congé de la table dans l'instant pour demander des comptes à Kallenberg. Malheureusement, la foule avait déjà happé ce triste sire et quand je m'avisai de retrouver sa complice, je fus tout aussi bredouille, ce qui déclencha en moi une sourde colère. Car entre-temps, il m'était revenu en mémoire la partie chez Mme de Marchainville où les simagrées de Marthe – qui, souvenez-vous, resta près de moi toute la partie – m'apparaissaient désormais comme des signaux destinés à dévoiler mon jeu à son complice. Une seule chose m'obsédait : je voulais retrouver Kallenberg pour lui faire payer sa filouterie.

Je courus les salons, la Grande Galerie, les antichambres, sans succès. Au passage, je butai sur M. de Saint-Rémy, à qui je racontai toute l'histoire. Il me déconseilla de poursuivre ma traque, car il avait entendu dire de ce Kallenberg qu'il était un proche du prince de Conti à qui ce dernier confiait des missions très personnelles. Il ne sut pas m'en dire plus mais insista sur le danger qu'il y avait à s'entêter, l'homme étant également connu pour être de première force au pistolet. Je répondis n'en avoir cure et qu'il ne m'étonnait pas que le bonhomme affectionnât cette arme méprisable pour vider une affaire d'honneur. À court d'argument, le bon M. de Saint-Rémy s'étonna de mon obstination car, à sa connaissance, c'était bien la première fois qu'on demanderait raison à un tricheur au motif qu'on l'avait battu. J'en conviens, ce n'était pas faux pour ce soir-là, mais l'épisode de chez la Marchainville me restait positivement en travers du gosier.

 

Toutes ces péripéties m'avaient dissipé de mes objectifs initiaux : les quelques bonnes fortunes que je pouvais espérer s'étaient évanouies dans la nuit. Las, je me rabattis sur une fade vicomtesse, de surcroît un peu grise, mais pas assez pour qu'elle m'invitât dans sa chambre comme je l'en pressais. Et en définitive, je rentrai à l'aube dans les appartements de M. de Bouteville en compagnie de M. de Saint-Rémy. Ce dernier était épuisé mais content : il avait mis en œuvre sa stratégie pour croiser la route du monarque. Elle lui valut un nombre infini de marches, de contremarches, de retraites et de reconnaissances, avant d'enfin trouver la position idéale où il avait attendu sa proie toute la nuit. Campé dans un sofa placé aux croisées d'un couloir reliant les appartements du roi à la Grande Galerie, il s'était malheureusement assoupi au moment où le souverain rentrait dans ses logements en compagnie de quelques courtisans, et escorté d'une demi-douzaine de suisses. M. de Saint-Rémy ne rouvrit les yeux que pour apercevoir l'arrière-train de la petite troupe qui venait de passer devant lui. D'un coup de reins, il se releva mais ne put jamais rejoindre la tête du groupe, les suisses l'en empêchant sans ménagement. La course s'acheva à l'entrée de l'appartement du roi, où deux gardes lui en refermèrent les portes sur le nez. M. de Saint-Rémy se consola en imaginant qu'on l'aurait sûrement aperçu à la suite du petit cortège royal, ce qui lui suffirait à se vanter, sans mentir, d'avoir accompagné le souverain jusqu'à sa porte. L'anecdote trouverait preneur dans le salon de Mme du Deffand, c'était certain. En attendant, nous nous couchâmes dans notre chambre étroite, où je ruminai ma rancœur envers M. de Kallenberg.

Nous dormions encore quand, sur les coups de midi, on fit une horrible découverte dans un bosquet proche du grand bassin. Une femme à moitié dévêtue baignait dans son sang, le corps lardé d'une dizaine de profondes blessures. Il s'agissait d'une prostituée connue pour avoir été un temps la maîtresse d'un colonel des suisses. Le corps fut discrètement transporté en dehors des jardins royaux et ramené à Paris où le lieutenant de police décida de le faire inhumer à la fosse commune de Saint-Germain. À ma connaissance, aucune enquête ne fut diligentée. Dans la soirée, je rentrai à Paris sans M. de Saint-Rémy, qui décida de cantonner un peu plus longtemps chez le duc de Bouteville, encore tout retourné d'avoir surpris deux quidams endormis dans ses appartements après la fête. Il les chassa sans ménagement, bien qu'ils affirmassent avoir été invités à se reposer là sur le conseil d'un prince fort en vue à la Cour. Le duc sentit le coup fourré et soupçonna qu'il s'agissait d'une énième manœuvre destinée à le dépouiller de son bien. Un nouveau siège s'annonçait : il enrôla M. de Saint-Rémy pour l'aider à le soutenir.

Pour ma part, je me rendis directement à la petite maison de l'île Saint-Louis, où je passai deux jours et deux nuits entières en compagnie des charmantes pensionnaires dont je vous ai déjà entretenu. Je m'y enivrai plus que de raison et j'avoue avoir très peu de mémoire de ce qui s'y passa. Pour être honnête, on m'en fit plus tard une chronique précise mais difficile à rapporter ici – j'y laissai une bonne partie de mes gains de la table de jeu de Versailles. Une vision me resta cependant : dans le brouillard de l'ivrognerie ou dans mon sommeil, je ne sais, j'eus l'étrange sentiment que M. de Kallenberg était là. Son éternel demi-sourire aux lèvres, il brandissait une coupe remplie de vin rouge comme du sang qu'il vida d'un trait sans jamais me quitter des yeux. Ce mauvais rêve me hanta quelque temps.

 

Après le régime que je venais de me prescrire, je mis une bonne journée à recouvrer des forces. Les idées une fois éclaircies, mon courroux envers M. de Kallenberg retrouva également toute sa vigueur. Je décidai de faire une visite au prince de Conti à l'enclos du Temple, comme il me l'avait proposé, bien déterminé à profiter de l'occasion pour donner de mes nouvelles à mon tricheur. J'en vois parmi vous qui estiment cet entêtement un peu démesuré en regard du risque qu'il semblait devoir me faire courir. Je répondrai que si, au cours de ma longue vie, j'avais écouté les avis des moins résolus, j'aurais aujourd'hui bien peu de pages à écrire. Et vous à lire. Nous nous sommes compris, je pense. Continuons.

L'enclos du Temple était un lieu de franchise : nul ne pouvait être poursuivi s'il s'y réfugiait. Placé sous la tutelle sacrée de l'ordre des chevaliers de Malte, cet asile valait contre la justice du roi, mais ne m'empêchait pas d'espérer en découdre, surtout qu'il s'agissait là d'une affaire d'honneur à laquelle le prince ne pourrait s'opposer. Du moins, je le pensais. Je me présentai donc au palais du grand prieur une après-midi sans m'être fait annoncer. Un vieux chevalier de l'Ordre me demanda de patienter quelques instants avant de revenir avec un second chevalier beaucoup plus jeune. Ce dernier m'invita à le suivre. Le palais du prince était charmant, de taille raisonnable et décoré avec un goût très sûr : des peintures ornaient toutes les pièces, dont certaines de la main des plus grands maîtres. Après avoir traversé une vaste salle de billard, nous entrâmes dans l'aile des appartements privés du prince. Le jeune chevalier me prévint que son maître allait me recevoir dans son cabinet turc puis me laissa attendre seul dans un petit boudoir. Au bout de quelques minutes, il me parut entendre le bourdonnement d'une conversation venant de derrière une double porte. Je tendis l'oreille et qu'elle ne fut pas ma stupéfaction d'entendre distinctement un dialogue en allemand dont l'une des voix me sembla être celle de Kallenberg. Le conciliabule cessa bientôt et la double porte s'ouvrit sur le prince de Conti. Il était seul, aucune trace de Kallenberg.

L'accueil du prince fut on ne peut plus cordial. Nous nous installâmes dans son cabinet turc, un salon intime et raffiné, cosy comme disent les Anglais, où des tapis et des tentures donnaient une ambiance délicatement orientale. Des objets insolites et des sculptures antiques ajoutaient au lieu une touche exotique. Le prince s'enquit de mes nouvelles, avec un intérêt marqué pour la fin de ma nuit lors de notre dernière rencontre. Je vis là l'opportunité de lui parler de la véritable raison de ma venue : sans hésiter, je racontais toute l'affaire et lui faisais part de mes intentions envers M. de Kallenberg. Le Prince m'écouta sans mot dire, jouant distraitement avec une tabatière. Lorsque j'eus terminé, il me proposa de m'asseoir et approcha familièrement son fauteuil du mien avant de me tendre la tabatière ouverte. Je pris une pincée de tabac, bien qu'il ne me fût jamais très agréable de sacrifier à cette politesse – je ne comprends pas le goût de mes contemporains pour une manie qui pousse inévitablement à éternuer, cracher ou se moucher. Le prince apparut ennuyé. Il me fit valoir que je m'abusais peut-être dans le soupçon de la complicité de Kallenberg avec la dame à l'éventail. Je ne répondis pas et mon silence l'engagea à préciser qu'il ne doutait aucunement qu'un gentilhomme comme moi n'accusait pas à la légère. Il ajouta toutefois :

— Kallenberg ne m'a jamais habitué à reculer devant une affaire d'honneur. Il m'étonnerait qu'il sache que vous êtes à ses basques. Sinon, il aurait fait la moitié du chemin pour vous éviter la peine.

Je ne sus que répondre, d'autant qu'il me semblait vraiment avoir entendu la voix de Kallenberg quelques instants plus tôt. Était-ce lui ? Et si cela était, le prince savait-il déjà ce qui m'amenait au Temple ? Ces conjectures occupaient mon esprit quand il reprit :

— Monsieur le comte, vous êtes un homme d'honneur et votre caractère est de ceux dont j'aime à m'entourer. Mais il faut également que vous sachiez que, en ce bref royaume où vous vous trouvez, mes gens me sont attachés car je les protège de nombre de petits désagréments : l'enclos est un refuge.

J'écoutais sans mot dire. Le prince me sourit et continua :

— Quant à M. de Kallenberg, il a des défauts, j'en conviens. Mais certains vices peuvent parfois rendre les hommes plus précieux. Quoi qu'il en soit, je vous demande comme un service personnel de ne pas poursuivre dans votre idée. Ou du moins pas tout de suite. M. de Kallenberg m'est fort utile, bien plus que vous ne pouvez l'imaginer. Si vous m'en priviez, cela m'embarrasserait grandement. À vous, je sens que je peux faire une confidence : il œuvre dans des affaires qui sont d'une très grande importance pour le trône. Votre soupçon est peut-être fondé, mais puisqu'il n'y a pas de preuves formelles, laissons au temps le soin de démêler cela. Je sais, cher comte, ce qu'il en coûte à un gentilhomme de surseoir à une affaire d'honneur, mais, encore une fois, je serais votre obligé si vous vous montriez patient, à défaut d'être magnanime.

Le ton qu'employa ce grand personnage me toucha, je l'avoue, autant que sa confiance m'honora. Le prince m'avait traité en égal et à aucun moment il ne m'intima de suivre la conduite qu'il me conseillait. Il est des moments dans l'existence, où l'entêtement que certains d'entre vous me reprochaient plus haut, doit trouver un terme raisonnable. C'est ce qui m'apparut à cet instant. Et moi qui arrivais de ma campagne, j'aurais été bien sot de refuser un service au cousin du roi de France. On ne me demanda aucun serment, je n'en aurais d'ailleurs pas prêté, mais j'assurai le prince que je ne tenterais rien pour le priver de M. de Kallenberg, à la condition toutefois que celui-ci m'évitât consciencieusement. Le prince prit bonne note de mon engagement et me rassura sur le dernier point en m'indiquant qu'à cette heure M. de Kallenberg était en route pour Varsovie. Je masquai mon étonnement et l'entrevue s'acheva sur la promesse de M. de Conti de me rembourser ce service à la première occasion. Je ne savais pas alors que j'allais attendre près d'une année avant de le revoir.