Chapitre XIV

Je quittai mon hôtel de la rue des Petits-Carreaux le cinq mai 1757 au matin, l'esprit tranquille, M. de Saint-Rémy m'ayant promis qu'il viendrait régulièrement dans ma maison pour s'assurer que mes gens n'en prendraient pas trop à leur aise pendant mon absence. Il tint parole avec zèle puisqu'il s'installa tout bonnement chez moi dix jours après mon départ, au motif qu'il soupçonnait mes domestiques de mauvaises intentions à l'égard des millésimes de ma cave, justifia-t-il plus tard. Ses bonnes intentions me coûtèrent une double centaine de grands crus pour prix de sa garde rapprochée. Je passerai sur les péripéties du voyage qui me conduisit jusqu'en Allemagne. Reims et Metz en furent les principales étapes, et à part une belle partie de pharaon dans la première ville et un excellent bordel dans la seconde, rien ne mérita qu'on s'en souvienne. Mes laissez-passer firent merveille et j'arrivai sans encombre d'abord à Stuttgart, où je passai une nuit avant de louer un cabriolet le lendemain pour me rendre à la cour de Charles-Eugène.

Le duc résidait à Ludwigsburg, petite ville située à quelques kilomètres au nord de Stuttgart. Le grand-oncle de Charles-Eugène y avait fait bâtir un palais qu'il voulut rival de Versailles. D'un goût charmant, je dois dire qu'il m'a plu et qu'à bien des égards il égale effectivement la splendeur du palais de Louis le Grand, certes à une plus petite échelle mais souvent en moins ostentatoire. Parvenu à destination, je fus reçu par le chambellan du duc, à qui je présentai mes lettres de créance. Charles-Eugène était dans son cabinet de travail, et sans façon on m'introduisit auprès de lui. Il parlait admirablement le français, comme tous les princes des cours d'Allemagne, d'ailleurs, et nous engageâmes un long entretien sur les raisons de ma venue.

À ce propos, je vais peut-être décevoir quelques-uns de mes lecteurs, mais si plus de vingt années nous séparent désormais de cette époque, je ne souhaite pas évoquer plus avant mes conversations avec le duc ni le détail de ma mission auprès de lui. Je puis seulement rappeler comme il est écrit plus haut que la guerre qui faisait rage depuis plus d'une année en Europe conduisit la France à s'assurer des alliances solides. Mon rôle se borna à participer à ce grand dessein de notre diplomatie : je n'en dirai pas plus sur le fond8.

Sur la forme, sachez que le duc était un homme charmant – qu'il est toujours d'ailleurs –, et nos échanges furent toujours empreints de beaucoup de respect comme de loyauté. Je pense qu'il m'apprécia, puisqu'il me demandait régulièrement d'honorer sa Cour de ma présence. Je décidai d'ailleurs très vite de prendre mes quartiers dans un bel hôtel particulier de la ville plutôt que de m'installer à Stuttgart, cité plus grande mais sans trop d'intérêt, je dois dire. Simon se chargea de préparer mon logement selon mon goût, en même temps qu'il recruta à Stuttgart des domestiques français pour l'office et le service. Depuis qu'il était entré dans ma maison, il avait acquis suffisamment d'assurance pour régner sur ses congénères. L'intelligence ne lui était pas venue, mais, pour commander à des sots, elle n'est pas nécessaire : il suffit de singer l'autorité. Je l'ai ainsi surpris quelques fois à prendre des postures de maître plus vraies que nature.

La cour de Wurtemberg était évidemment moins fréquentée que celle de Versailles, mais on y trouvait un grand nombre de gentilshommes de qualité, autant que des dames dont la beauté allemande ne fut pas sans m'émouvoir. Dans ce petit écrin du château du duc une société en miniature vivait dans un luxe raffiné, où la guerre semblait aussi lointaine qu'irréelle. Pourtant, à quelques centaines de kilomètres de là, les armées de la moitié de l'Europe en décousaient dans de sanglantes batailles. Je me montrais régulièrement au château, où ma présence suscita une certaine curiosité dans les premiers temps. Le parti français qui y résidait me fit bon accueil, à l'exception notable de l'ambassadeur, le baron de S*. Je ne signale pas son nom à dessein car il sera quelques années plus tard compromis dans une vilaine affaire dont sa famille souffre encore aujourd'hui. Ce diplomate, fort médiocre, comme on m'en avait prévenu, spécula d'abord que ma mission consistait à l'espionner. Je tentai de le convaincre de sa méprise, mais il n'en tint aucun compte et prit ombrage des liens que je tissais avec le duc.

Tout au long de mon séjour à Ludwigsburg, il ne me facilita jamais la tâche. Pis, lorsqu'il fallut contresigner mes lettres de change en blanc afin de débloquer des fonds utiles à ma mission, il ergota, tergiversa, jusqu'à ce que je dusse menacer d'en faire part au prince pour qu'il consentît enfin à poser son paraphe sur les documents.

De leur côté, les Wurtembergeois se montrèrent cordiaux, et on me convia rapidement dans quelques-unes des meilleures familles du duché. Au cours de soupers où je figurais souvent comme l'invité d'honneur, je me taillai un certain succès par mille anecdotes piquantes de la cour de Versailles où, je le reconnais, je me donnais souvent un petit rôle. Bientôt, je fus même indispensable à la bonne société de Ludwigsburg, ce qui me permit de recueillir des renseignements précieux pour ma mission. C'est ainsi que j'appris – cela, je peux le révéler – que le parti prussien nouait des liens étroits avec certains gentilshommes de la Cour afin d'influencer le duc. Je consignais mes découvertes dans des rapports que j'adressais deux fois le mois à un membre du Secret, un certain M. Hoffer à Stuttgart, qui les acheminait ensuite en France.

 

Évidemment, mon séjour à Ludwigsburg ne se cantonna pas à mes activités diplomatiques. Les affaires d'État ne m'avaient pas ôté le goût d'un autre commerce et les beautés allemandes offrirent un heureux divertissement à ma mission. Ma curiosité me conduisit d'abord à Stuttgart, cité dévote de prime abord, mais qui cachait hypocritement des petites maisons à l'ombre de deux anciens couvents. J'y fis des retraites régulières. Dans un de ces établissements, en particulier, deux ravissantes jeunes Souabes d'à peine vingt ans chacune entreprirent de m'apprendre les subtilités de leur langue lors de mes visites. À l'issue de ces douces leçons, elles ne se lassaient pas de me faire promettre de les amener un jour en France, ce que je leur jurais, bien que cela ne fût guère dans mes intentions. Mais vous connaissez ma philosophie : les serments n'engagent que ceux qui les réclament.

À Ludwigsburg, mon activité galante était plus discrète. La taille de la ville ne permettait pas de garder secret bien longtemps des libertinages, et le rôle qui m'avait été dévolu ne pouvait souffrir une trop abondante publicité à cet endroit. J'en avais pris mon parti quand la bonne étoile des débauchés mit un étrange couple sur mon chemin. Ayant fait vœu de sincérité dans ce difficile exercice de mes Mémoires, je vais rendre compte maintenant d'une expérience qui heurtera beaucoup d'entre vous. Tant pis si j'y perds encore un peu de votre estime.

Lors d'un souper chez un intime de la famille du duc de Wurtemberg, on me plaça près d'une très belle dame d'une trentaine d'années dont l'époux était également présent mais à une autre table. La conversation s'engagea naturellement avec ma voisine et, au cours de la soirée, il me parut clairement que je plaisais. Je savais le mari non loin de là : soucieux de ne pas susciter de scandale, je m'appliquais à garder une attitude honnête devant les allusions de plus en plus évidentes de la dame. J'avais même pris le parti de me retirer quand l'époux vint nous rejoindre : il s'assit entre sa femme et moi. L'homme avait une quarantaine d'années, des traits fins presque féminins, et arborait un habit parfaitement coupé, orné de deux décorations étrangères que je ne pus reconnaître. Il se présenta comme un envoyé du royaume de Suède et j'avoue que son nom ne me revient plus. Ce dont je me souviens fort bien en revanche, c'est qu'il resta d'une politesse exquise lorsque son épouse reprit son manège à mon égard. Gêné, je fis de mon mieux pour masquer le ton scabreux que la dame s'ingéniait à donner à la conversation. Je ne suis pas pudibond, mais je vous engage à vous mettre à ma place pour juger de l'embarras de la situation.

Au bout d'un moment, le couple se leva et me proposa sans détour de venir achever la soirée par une partie de cartes dans leur demeure. L'invitation était claire. Du moins pour celui qui comprend ce genre de manières. Je suis de cette espèce-là : je fis donc à mon tour comprendre que le projet m'agréait. Nous prîmes congé de notre hôte avant de gagner un charmant appartement dans un hôtel des abords de la ville. Là, je fus traité avec beaucoup de délicatesse. L'époux me fit une conversation des plus agréables pendant que sa femme me servait un excellent vin de Champagne. À un moment, elle disparut et nous commençâmes à jouer. Quelques minutes plus tard, elle réapparut, aussi déshabillée qu'on peut l'être. Je ne manifestai aucune surprise, même lorsqu'elle vint me prodiguer des soins qui entamèrent quelque peu ma vigilance et me firent perdre deux parties de suite. Son mari semblait prendre beaucoup de plaisir à la scène et me demanda s'il pouvait également se mettre dans une tenue plus légère. Je l'en priai, d'autant que moi-même je me débarrassai de mon habit pour témoigner les plus vifs transports à la dame. La suite s'avéra plus indécente encore car l'homme sollicita de ma part des services qu'il est de coutume de demander à une femme. Là encore je ne me dérobai pas, mon attrait pour la nouveauté ayant toujours guidé mes sens. À la fin de notre complexe débat, je jouissais en elle au moment où il s'abandonnait en moi. La chose ne me plut que modérément et cette manie n'est pas de celles que j'affectionne depuis. Mais au moins, j'en sais désormais plus que beaucoup à ce sujet. Que dire de plus ? Cet étrange couple ne pouvait s'aimer qu'en compagnie d'un tiers. Je fus celui-là l'espace d'une nuit. Le piquant de l'affaire, c'est que l'homme s'avouait un jaloux : la nature humaine recèle des ambiguïtés qui ne me lassent pas. Nous nous quittâmes bons amis, mais bien qu'il m'arrivât de les recroiser lors de mon séjour à Ludwigsburg, nous ne recomposâmes jamais notre trio.

 

Les semaines puis les mois s'écoulèrent lentement, seulement agrémentés de régulières incursions à Stuttgart lorsque les obligations de ma mission auprès du duc me le permettaient. Le plus souvent, je restais à Ludwigsburg, où je fus bientôt en mal de découvrir quelque nouveauté pour échapper à l'ennui. Les parties de cartes n'y étaient pas relevées, pas plus que les autres jeux qui épicent généralement les soirées de la bonne société. Bref, après quatre mois de ce régime, je commençais à regretter ardemment mes habitudes parisiennes.

À bout de ressource pour occuper mon temps, il me prit la tocade de me divertir avec Simon en instaurant l'usage d'une leçon quotidienne afin de dégrossir cette brute. Vous devez trouver ma sollicitude étrange, et je ne vous détromperai pas car moi-même, je me suis toujours demandé d'où venait mon intérêt pour ce misérable. Certes, il m'était arrivé dans les salons de Mme du Deffand de partager avec de brillants esprits l'utilité qu'il y aurait à donner de l'éducation aux classes inférieures de notre société. Mais si je suis convaincu que notre monde se doit de marcher à un nouveau rythme, il me semble cependant impossible d'imaginer que tous les êtres soient capables de suivre le pas du progrès. Et Simon encore moins qu'un autre. Je décidai pourtant d'éprouver la théorie par la pratique en m'attaquant à l'instruction de mon valet. Chaque jour, durant une bonne heure, je le faisais venir dans mon cabinet afin de lui enseigner des rudiments de savoir en histoire, géographie, sciences naturelles ou, plus périlleux, en philosophie. L'animal était stupide ; toutefois, à force de leçons et de coups de canne, il assimila quelques connaissances. Cette besogne me divertissait, d'autant que Simon me payait parfois de mes bons soins par des répliques aussi sottes que lui. Je ne résiste d'ailleurs pas à vous relater une anecdote dont le burlesque justifie qu'elle s'inscrive dans ces Mémoires, même si elle met trivialement en scène mon domestique. Mais je vous laisse juge.

Une après-midi, j'entreprenais Simon sur un sujet d'importance, curieux, je l'avoue, de voir ce que sa moitié d'intelligence en déchiffrerait. Il s'agissait de faire entrer dans sa caboche ni plus ni moins que l'explication de l'origine de notre pensée et de nos sentiments – la chose m'intéressait vivement, je possédais plusieurs ouvrages à ce propos. Le défi était à la mesure de mon désœuvrement : je passai deux bonnes heures à lui dépeindre les circonvolutions du cerveau, le rôle de la moelle et des sucs nerveux, lui faisant part des dernières découvertes à ce sujet. En particulier celles de M. François Quesnay, un des rares chirurgiens qu'il m'ait été donné de rencontrer qui ne fût pas un charlatan. Tout le temps de ma péroraison, Simon ne pipa mot, arborant son invariable mine de nigaud. Évidemment, je n'avais pas d'espoir qu'il retint le centième de mon exposé, tout au plus espérais-je qu'il saisirait les rudiments de la mécanique de l'âme. Je crus pourtant qu'il avait compris, à la façon qu'il eut de m'interpeller à l'issue de la leçon :

— Mon maître, dois-je entendre que le siège de ma parole se situe, là, juste au-dessus de mes yeux, dit-il en se touchant le front ?

— Tout juste, mon brave, répondis-je, assez content de ma pédagogie.

— Le bon père qui m'a enseigné l'écriture me disait pourtant que la parole, l'ouïe et tous les sens trouvent leurs sources dans le cœur, monsieur le comte, rétorqua-t-il.

— Ton bon père, comme tu l'appelles, s'est moqué de ta misérable personne. Ou alors, il était aussi inculte que toi. Et puis, si je me souviens bien, le bonhomme avait une connaissance bien à lui de l'anatomie, n'est-ce pas ?

Simon rougit.

— Non, ce qui te fait débiter ces âneries se cache sous ton crâne, pas plus loin.

— Le bon père disait que le cœur dictait les sentiments, ajouta-t-il encore.

— Tu insistes, butor. Comprendras-tu qu'il n'y a là qu'une figure de style ? Le cœur n'y est pour rien dans les affaires de cœur, voilà tout. C'est ton cerveau qui te dirige.

— Êtes-vous sûr, mon maître ?

— Aussi sûr que tu es un benêt.

— J'aime donc avec ma tête ?

— Oui, c'est cela… mais que sais-tu de l'amour, au fait ? lui demandai-je intrigué.

Simon se tut et sa disgracieuse figure s'empourpra un peu plus. Je repris :

— Aimais-tu ton bon curé ?

— Oh certes non, monsieur le comte. Mais j'étais heureux qu'il s'occupât un peu de ma personne.

— Le bougre aimait cela lui aussi… Et la Charogne, l'aimais-tu ?

— Non plus, ni elle ni son époux. Je les craignais tant…

— La peur n'empêche pas d'aimer, au contraire, le repris-je. Soit, nous dirons que tu ne les aimais pas. Et tu avais bien raison, ce sont des souillures. Mais as-tu déjà eu un ami ?

— Non, mon maître.

— Ou même un petit chien que tu aurais aimé ?

— Jamais.

— Je ne te demande pas si tu m'aimes, tu mentirais, poursuivis-je.

— Mon maître…

— Tais-toi ! Alors, puisque tu n'aimes ni n'as jamais aimé personne, comment peux-tu parler de ce que tu ne connais pas ?

Simon se tortilla, piquant le nez vers le bout de ses chaussures. Au bout d'un instant, il marmonna :

— Je crois que j'aime quelqu'un, mon maître.

Le cocasse et l'impromptu de sa déclaration me tirèrent un franc éclat de rire. Je me levai et lui commandai de s'approcher, ce qu'il fit craintivement, convaincu que sa confession allait lui valoir une volée de coups de canne. Arrivé à deux pas de moi, je lui intimai l'ordre de s'arrêter. Je le scrutai longuement, sincèrement stupéfait qu'une telle carcasse abritât ce qu'il pensait être des sentiments. Je voulus en savoir plus :

— Tu aimes donc ?

— Je ne saurais dire, après ce que vous venez de m'expliquer, monsieur le comte… Est-ce mon cerveau ou mon cœur ? Je m'embrouille. Pourtant… il me semble que mon être n'est pas insensible à une certaine personne, avança-t-il péniblement.

— Ah ah, nous sommes sur la piste. Il y a donc une personne que tu aimes, m'exclamai-je en jouant avec le pommeau de ma canne, ce qui ne fut pas sans faire tressaillir Simon.

— Oui… monsieur…

— Son nom ?

— Euh…

— Son nom, répétai-je en tripotant ostensiblement ma canne.

Simon rentra sa petite tête entre ses larges épaules, comme une tortue. Il murmura :

— Inge…

— Qui ?

— Inge…

— Mais qui est cette Inge ?

— La femme de chambre, monsieur, lâcha-t-il, en enfonçant encore plus la tête, si cela était possible.

— La femme de chambre ? Laquelle ? Ma naine ? interrogeai-je, dubitatif, bien que cette dernière ne se prénommât pas Inge mais Louise.

— Oh certes non, monsieur, pas Louise…

— Oui, ça semble logique… Alors qui ? m'emportai-je un peu.

— Inge, monsieur, ici, à Ludwisbour – il estropiait beaucoup de noms.

Je réfléchis un instant. J'avais à mon service une cuisinière et un palefrenier français ainsi qu'une mère et sa fille, toutes deux issues de Stuttgart. La mère était une de ces Allemandes bien charpentées, aussi massive qu'un chêne de la Forêt-Noire, tandis que sa fille était une discrète petite ombre blonde dont les formes se dissimulaient dans des nippes de paysanne, de ce que j'avais pu apercevoir. C'est chez moi une règle de ne pas me commettre avec mes domestiques. Pour cela, je les préfère souvent d'un physique médiocre afin de ne pas être tenté. Dans beaucoup de maisons de mes connaissances, je sais qu'il est d'usage de quelque-fois se soulager avec des soubrettes, mais dans ma demeure, cette coutume n'a pas cours. Comment peut-on encore se faire respecter d'une femme qui, en plus de faire votre lit, s'y couche ? Et même si la domestique séduite sait rester à sa place, il en restera toujours une ambiguïté malsaine. Mais ces quatre-là, je ne les avais pas choisis, puisqu'ils ne devaient être à mon service que la durée de mon séjour. Simon s'était chargé de la besogne. Restait à savoir sur qui il avait porté son dévolu : je m'amusai à le harceler de questions.

— Ma cuisinière te plaît ?

— Non, monsieur le comte, s'écria-t-il, la mine dégoûtée.

La scène était cocasse. Je n'en montrais rien, continuant à me composer le visage grave d'un magistrat à l'instruction. Simon n'avait pu réprimer un haut-le-cœur à l'idée de nourrir des sentiments pour la cuisinière qui, c'est vrai, offrait une physionomie des plus ingrates. Comme quoi, même un laid goûte peu la laideur. Je poursuivais mon investigation :

— Bien, si on excepte le palefrenier, il reste donc la mère et la fille que tu m'as ramenées de Stuttgart. C'est la mère, cette Inge ?

— Non monsieur le comte, souffla-t-il en grimaçant.

— Nous y voilà. C'est donc la fille.

— Oui, mon maître.

— Et comment sais-tu que tu l'aimes ? Explique-moi, tu m'intéresses.

Simon sembla se décrisper un peu.

— Eh bien monsieur le comte, tout ça c'est la faute de mon cœur… euh, je veux dire de mon cerveau.

J'avais du mal à me contenir de pouffer. Il continua, les yeux toujours baissés :

— Quand je l'ai vu à Stuttgart, dans l'auberge où j'ai recruté vos gens, j'ai été comme transformé en statue de pierre. Ma poitrine s'est serrée, j'ai eu du mal à respirer et je ne pouvais plus m'empêcher de la regarder.

— Je te félicite, c'est ainsi que tu choisis les gens pour me servir, dis-je d'un ton courroucé.

— Oh non, monsieur le comte, sa mère s'était présentée en premier, ce n'est qu'après que je l'ai vue. Elle a été fort aimable et, de ce jour, elle a toujours un mot gentil pour moi, une attention. Je crois qu…

— Tu crois qu'elle partage tes sentiments ? le coupai-je.

Il se redressa légèrement, leva avec précaution les yeux vers moi et répondit par l'affirmative. La chose était grotesque. Car à moins que la soubrette ne fût aussi stupide que lui, il était impossible de trouver du charme à cet escogriffe. Simon était aussi sot que naïf : c'était joué d'avance, la petite servante ne lui témoignait de l'attention que parce qu'elle le savait le valet de son maître, rien de plus. Mais ce bougre de Simon s'en faisait une romance. Je décidai de lui jouer une farce à ma façon qui, en même temps qu'elle l'éclairerait sur la nature humaine, calmerait ses élans. Car je ne l'avais pas sorti de son ordure pour qu'il contât fleurette.

Le lendemain matin, je m'attardai dans ma chambre pour mieux observer l'objet des soupirs de mon valet. J'étais encore en chemise quand on frappa à ma porte. J'avais pris soin d'envoyer Simon faire une course en ville et j'ouvris moi-même la porte de mon appartement. C'était la fameuse Inge. D'un physique passable, elle avait toutefois un petit air de je-ne-sais-quoi qui fait souvent tourner la tête des valets de ferme. En plus de cela, elle avait hérité de sa robuste mère une gorge des mieux remplies. Le reste ne semblait pas mal non plus, autant que je pouvais en juger. Simon aurait pu plus mal choisir. C'était d'ailleurs la preuve qu'il n'avait aucun entendement car la jeune fille pouvait briguer bien d'autres prétendants que lui. Elle me demanda dans un très mauvais français si elle devait revenir. Je lui répondis que non, mais qu'elle pouvait commencer son labeur dans l'instant. Je ne me pressai pas pour m'habiller : j'en profitai pour lui poser quelques questions d'un air détaché. J'appris très vite à qui j'avais à faire. La demoiselle allait sur ses dix-huit ans, me dit-elle, et elle avouait que la condition de femme de chambre n'était qu'un pis-aller. Elle ambitionnait de rentrer à Stuttgart, où une amie de sa mère lui promettait de la placer dans une boutique de mode – on verra plus loin dans le récit ce qu'il faut penser des jeunes personnes qu'on trouve généralement dans ces commerces. La jeune fille avait fait montre jusqu'alors d'un naturel discret, toutefois ma conversation ne semblait pas l'intimider. Toujours en chemise, je me hasardai à la fixer de temps à autre, de manière ostensible, de façon à ce qu'elle le remarquât. Comme je m'y attendais, elle ne s'en formalisa pas, me rendant même délicatement un sourire pour chaque œillade. Content de cette entrevue, je la libérai avant que Simon ne revînt.

Le jour suivant, la scène se rejoua, avec toutefois des dialogues mieux rodés, les acteurs n'en étant plus à leur première. J'étais dans mon lit quand elle frappa à ma porte. Je commandai d'entrer et après une petite mine de surprise, elle me souhaita le bonjour d'une charmante façon. Quand je me levai, ma chemise ne laissa rien ignorer de mon vif intérêt pour Inge. Elle le remarqua sans tarder et fixa si bien ses yeux sur la chose qu'elle fouetta doublement mes sens. J'allai à la porte et tirai le verrou. Inge ne s'en inquiéta pas. Un instant après, elle me montrait comment une ingénue de dix-huit ans pouvait receler le vice d'une femme de trente. Je passai un excellent moment en sa compagnie jusqu'à quatre heures de l'après-midi. Estimant qu'il était temps de donner sa leçon à Simon, je l'appelai à travers la porte de mon appartement. Le pauvre garçon ignorant tout, entra dans la pièce de son pas lent et lourd. J'avais pris soin de recouvrir d'un drap la friponne Inge.

— Simon, nous allons poursuivre la leçon de l'autre jour. Je te disais que les sentiments ont leur siège dans nos crânes et le cœur de notre poitrine n'y est pour rien. Quand tu dis aimer, c'est ton cerveau qui dicte tes penchants. Le tien est d'ailleurs tellement peu instruit de ces mécanismes qu'il t'a laissé imaginer que tu étais aimé. N'est-ce pas ? questionnai-je Simon.

— Euh, certes oui, monsieur le comte, je le crois… mon cœur me dit que…

— Tu vas en rabattre avec ton cœur ! Et maintenant que dit-il, ce cœur ? lui assenai-je en retirant le drap qui cachait la pudeur d'Inge.

Simon resta pétrifié. Son sang quitta son visage et il fut bientôt d'une pâleur de cadavre. Je crus qu'il allait défaillir. Je ne lui en laissai pas le temps car je lui commandai prestement d'aller me chercher une collation à l'office. Avant qu'il ne quittât les lieux, j'ajoutai :

— Tu vois Simon, n'écoute jamais ton cœur. Quant à ta tête, ne prête pas plus attention à ce qu'elle te souffle : tu as devant toi la preuve qu'elle est bien mauvaise conseillère.

Simon disparut sans demander son reste. Je demandai à Inge de se retirer également. Trois jours plus tard, je la renvoyai à Stuttgart, elle et sa mère.

 

J'espère que cette anecdote vous aura divertis. Elle était un peu longue, peut-être, mais elle illustre bien le désœuvrement où je fus le plus clair du temps pendant mon séjour à Ludwigsburg.

*

Six mois étaient passés quand je reçus un courrier du prince qui me libérait de ma mission. En à peine trois jours, je fis mes adieux à la cour du duc, impatient de boucler mes malles pour entreprendre le voyage de retour. Juste un mot avant de monter dans la voiture de poste : savez-vous qui je croisai le jour de ma dernière visite à Charles-Eugène ? Le fameux M. de Kallenberg. L'homme n'avait pas changé. Son éternel petit sourire aux lèvres, il me salua au milieu des autres courtisans sans qu'il ne me fût possible de lui parler car il accompagnait le duc. Je trouvais sa présence fort incongrue mais notre affaire était vieille de plus de trois années et je ne voulais pas déplaire au prince en lui cherchant querelle. Je passai donc et m'en retournai tranquillement donner mes ordres à Simon pour le départ. Le douze novembre 1757, je quittai Ludwigsburg de fort belle humeur.

8Il est étrange que le comte, habituellement si volubile sur la moindre de ses aventures, se montre aussi discret sur les détails de sa mission auprès du duc de Wurtemberg. Aujourd'hui encore, il est difficile de connaître la véritable nature des bons offices du comte auprès de Charles-Eugène. On peut penser qu'il eut pour mission de rassurer le duc sur la volonté de la France de l'aider à financer la guerre comme à abonder son très dispendieux train de vie. Peut-être fut-il même un intermédiaire dans le versement de certains subsides personnels au duc afin de s'assurer de sa loyauté.