Chapitre XLIV
Cher lecteur, près de douze années ont passé depuis le point final que je pensais avoir mis au récit de ma vie. Mais les incroyables bouleversements dont la Providence me rend le témoin m'obligent à reprendre la plume. Tout d'abord, les dévots seront contents : j'écris ces lignes depuis le fond d'une geôle. J'y suis depuis maintenant trois semaines, et je ne sais quand l'on m'en sortira. Si j'en sors… En attendant, je vais tenter de vous narrer les nouvelles péripéties de mon existence, elles feront une divertissante suite à mes Mémoires. Ces derniers sont d'ailleurs toujours à l'état de manuscrit car je n'ai pas encore cru bon d'en imposer la lecture à un éditeur. Ils sont ici avec moi et je les corrige un peu pour m'occuper.
Passons d'abord brièvement sur l'époque qui a précédé les événements de l'été 1789. Durant toutes ces années, je devins doucement un vieillard, seulement préoccupé de la température de sa soupe et de l'état de sa santé. Tout au long de ma vie, je n'ai pas ménagé mon corps, il me le rappelle cruellement aujourd'hui. Mes yeux ne me laissent presque plus de répit : tous les remèdes des apothicaires sont sans résultat. Même ma fameuse potion n'arrive plus à me ragaillardir. Mon sang est usé, je crois. Et comme si ce n'était pas assez de souffrance, mon dos s'est lui aussi piqué de me torturer. Certains jours, je ne vaux guère mieux que ma sœur Chon.
Tiens, puisque nous en parlons, voici quelques brèves nouvelles de ma famille. Mes sœurs sont toujours de ce monde. Elles résistent plutôt bien aux vicissitudes de l'âge. Elles sont finalement rentrées à Toulouse, dans une petite propriété où elles jouent les honnêtes vieilles femmes. Quant à Guillaume, nous ne nous parlons guère depuis près de vingt ans. J'ai dû le supporter quelques semaines à Lévignac, il y a peu, mais je vous en entretiendrai plus loin. Aujourd'hui, je ne sais pas où il se terre. Je m'en moque d'ailleurs sincèrement. Pour le reste, vous savez la triste fin de mon fils. Je dois ajouter que si son épouse s'est remariée, elle n'en a pas longtemps profité car elle est aujourd'hui dans son tombeau avec son nouvel époux. La maladie les a emportés tous les deux. Vous n'ignorez pas ce que je pense d'elle, je n'en rajouterai pas. Au tour de mon épouse, maintenant. Elle se porte bien, mieux que moi, et je puis dire qu'elle est une des plus belles femmes de cette ville. Mais comme je ne suis pas un tyran, je lui laisse la bride. Nous avons nos appartements respectifs dans mon hôtel, si bien qu'il peut arriver que nous ne nous voyions pas d'une semaine entière. C'est mieux ainsi35. Un mot enfin de mon très cher ami le duc de Richelieu. La vie lui aura été douce jusqu'à la fin. Il s'est éteint paisiblement en 1788, avant le fracas de cette fin de siècle. Je l'ai vu une dernière fois lors d'un voyage que je fis à Paris cette même année, alors que j'étais missionné par mes concitoyens pour défendre les droits de notre parlement. Vous lisez bien. Moi qui ne me suis jamais piqué de politique ou de chose sérieuse, je suis devenu une sorte de modèle pour les amis de la liberté. Vous dire comment cela est arrivé, je ne le pourrai pas dans le détail.
Comme à l'accoutumée avec moi, c'est un concours de circonstances qui me fit le champion des droits de notre province. Et en 1788, je me suis taillé une belle réputation à Toulouse après mon ambassade à Versailles pour protester contre le mauvais sort que l'on faisait à nos privilèges36. J'en suis revenu sous les vivats de la foule.
Mais le lecteur sera évidemment curieux de savoir pourquoi j'écris maintenant tout cela dans la faible lumière du soupirail d'une geôle toulousaine. C'est encore une de ces facéties du destin qui ne se lasse de me distraire. Je dis ceci en toute sincérité : pour une fois, on ne pourra pas m'accuser de faire le fanfaron à pas trop cher car je suis dans l'impossibilité de dire à cet instant de quoi seront faits mes prochains jours. Rassurez-vous, je ne suis pas mal installé. On m'a permis de faire venir deux ou trois meubles, ainsi que ma vaisselle. Et puis, Simon vient chaque jour m'apporter ce dont j'ai besoin. Eh oui, cette brave brute est toujours à mon service. Si ma mémoire est bonne, je l'ai sorti de son taudis en 1756. Rendez-vous compte, presque quarante ans. Il n'a pas changé : toujours fort laid, immense et stupide, bien qu'il me soit obligé de reconnaître qu'il peut désormais passer pour un individu ordinaire. Sa mise et ses manières le distingueraient même peut-être favorablement de ses congénères. Pour son service, je n'ai pas eu à m'en plaindre plus qu'il n'est de coutume avec un domestique. Une chose me surprend cependant : ce bougre s'est mis en tête de dévorer tous les livres de ma bibliothèque. Il fait cela en animal qu'il est, méthodiquement, rayon par rayon, étagère par étagère. Qu'en retire-t-il ? Je suis incapable de le dire, d'autant que je ne discute pas avec lui. Je le soupçonne même de gribouiller un peu, car il me semble que des plumes et du papier ont disparu de mes tiroirs. Voilà qui serait cocasse si à force de me voir écrire, il s'est piqué d'en faire autant. Mais revenons aux raisons de ma présence ici.
Vous n'êtes pas sans savoir que notre pays traverse depuis l'été de 1789 des bouleversements qui ne laisseront pas insensible la postérité. Mes contemporains m'étonnent : je les savais fanatiques, toutefois je les imaginais plus soumis à l'Église et au roi. En moins de quatre années, tout a été emporté. L'ancien ordre n'est plus, et il m'étonnerait qu'il revienne un jour. Tout ceci m'attriste positivement, mais il faut reconnaître combien il est fascinant de voir un monde s'écrouler pendant qu'un autre naît.
Pour ma part, vous savez combien j'ai toujours défendu les idées nouvelles. D'ailleurs, bien que j'aie échoué à me faire élire aux états généraux, j'ai applaudi à toutes les belles réformes de l'Assemblée constituante. Et en septembre 1789, mes concitoyens m'en remercièrent en me nommant colonel honoraire de la garde nationale de Toulouse. Cette phalange est composée de braves bourgeois que j'ai fait équiper et habiller à mes frais. Quelques fois, le dimanche, je les ai même accompagnés aux défilés. Chez mes égaux de la noblesse, on marmonna bien un peu contre moi, mais je n'en avais cure : je n'ai pas pris fait et cause pour le nouveau régime afin de me venger des misères que je dois à l'ancien, quoi qu'en disent certains. Non, c'est une sincère inclination qui m'a d'abord décidé à m'en faire le zélateur. Et puis, à cette époque, tout ceci ne s'appelait pas encore une révolution. Ou du moins pas chez nous. À Toulouse, on a aimé le roi jusqu'à fort tard. Moi-même, je n'ai jamais nourri de ressentiment envers lui, encore moins envers la reine. Mais au chapitre de la politique, il faut cependant admettre que nos souverains n'eurent jamais l'étoffe pour affronter ce cataclysme.
Déjà, en 1790, lorsque je me rendis à Paris lors de la fête de la Fédération – malgré mes infirmités, le bon peuple des Toulousains insista pour que j'y fusse présent –, j'ai pu constater comment le pauvre roi était bien emprunté devant cette foule qui l'acclamait encore. Et au lieu de se montrer un père débonnaire mais ferme devant des fils turbulents, il se réfugia dans un silence contrit. Le peuple est un enfant : il veut sentir qu'on l'aime. Gare s'il se met à croire le contraire : il n'y a pire parricide. Le roi et la reine n'avaient alors aucune idée de l'amour que leur portaient leurs sujets, à cause de mauvais conseillers, sans doute. En particulier ceux qui entretenaient Marie-Antoinette dans la peur des Français. Partout dans les Tuileries, où la famille royale résidait désormais, je vis de ces faiseurs de haine qui réclamaient qu'on dispersât l'Assemblée à coups de plat de sabre. D'autres, plus exaltés encore, exigeaient l'arrestation des députés, ou qu'on en pendît quelques-uns en place de grève. Parmi les plus virulents, on dénombrait beaucoup de marquis, de ducs et de comtes de fraîche souche. Vous remarquerez comment les fanatiques se recrutent souvent chez ceux qui doutent de ce qu'ils sont. Ils venaient d'arriver au sommet et ne concevaient pas que les efforts de leur famille puissent avoir été vains. Bref, je ne m'attardai pas très longtemps dans ce palais où il planait déjà comme un relent de Jugement dernier.
Avant de rentrer à Toulouse, je fis le détour par Louveciennes. Quelques années plus tôt, en 1785, puis l'année suivante, j'avais rencontré Jeanne à Paris chez M. de Richelieu, mais cela faisait maintenant près de quatre années que nous ne nous étions vus. J'arrivai à Louveciennes un beau soir d'été, juste après les fêtes de la Fédération. Jeanne s'y trouvait, comme à son habitude : depuis longtemps, elle ne quittait plus sa chère demeure, préférant le calme de son intérieur à l'agitation parisienne. Elle avait quarante-sept ans mais n'en paraissait pas moins belle. Comment vous dire ? Jeanne est de ces très rares femmes dont les années s'épuisent à entamer la grâce juvénile. Elle me sembla encore plus blonde qu'antan. Sa taille avait certes un peu forci, mais une fine robe de percale laissait deviner les formes toujours parfaites de son corps. Malheureusement, nos retrouvailles furent bien chastes. Jeanne se montra douce et prévenante, sans jamais quitter le ton et les manières d'une honnête relation. Tant pis. Au fond, il vaut peut-être mieux qu'elle conserve le souvenir de l'amant que je fus, plutôt qu'elle n'ait à regretter le triste spectacle de ma décrépitude. Quelques-uns de ses proches amis étaient là, dont deux ou trois qui se faisaient défavorablement connaître aux Tuileries pour leur opposition aux nouvelles réformes. Le duc de Brissac se trouvait aussi présent. C'était un fort bel homme, aux manières exquises, et à l'honneur sans tache. On le disait très proche du roi. Il me parut sincèrement attaché à Jeanne. Dans ce beau salon, on me toisa un peu comme une relique du passé. Je ne m'en formalisai pas, d'autant que tout ce petit monde aurait pu figurer avec moi au magasin d'antiquités. J'ai compris à Louveciennes comment notre vieux monde ne pouvait pas durer. Je restai là deux jours. Avant que je ne repartisse pour Toulouse, Jeanne m'offrit un très joli tableau de Mme Vigée-Lebrun, charmante artiste qui réside souvent chez elle. La toile représente une bacchante : l'attention me toucha sincèrement. Je n'ai pas revu Jeanne depuis.
L'année 1790 s'acheva dans une certaine sérénité, malgré l'âpre débat sur la constitution civile du clergé. En revanche, 1791 s'ouvrit sur une franche confusion. Des troubles eurent lieu un peu partout en province, tandis qu'à Paris, on commençait de se déchirer à tout propos. Toulouse n'était pas épargnée. En quelques mois, la ville avait changé. Partout, on se réunissait, on débattait, et les têtes chaudes des deux camps en appelaient presque aux armes. Je me tins sagement en dehors de cette agitation, même si les uns ou les autres venaient souvent dans ma maison37. À la fin du mois de mars, les choses s'aggravèrent. Une violente émeute éclata à Toulouse, qui opposa contrerévolutionnaires et amis de la nation. Des combats se déroulèrent dans les rues du centre de la cité, et jusqu'à chez moi, place Saint-Sernin, on releva des morts. En qualité de colonel honoraire de la garde nationale, je fis valoir mes services, mais on les refusa poliment38. Les choses rentrèrent dans l'ordre peu de temps après, cependant le parfum de la guerre civile commença de chatouiller les narines de mes compatriotes. Je vous ai déjà expliqué comment dans cette ville, on aime à se massacrer. Et au mois de juin, un peu avant le fâcheux épisode de Varennes, je pris le parti d'aller chercher un air meilleur en Italie39. Quelque temps plus tôt, j'avais eu des nouvelles de Jeanne par mes sœurs, qui correspondaient régulièrement avec elle. Des indélicats s'étaient introduits dans sa maison de Louveciennes en son absence, et lui avaient dérobé près de un million de livres en bijoux et pierres précieuses. La perte était immense. Mais bientôt, les canailles se firent pincer en Angleterre alors qu'ils tentaient d'écouler leur butin. Jeanne en fut informée : elle se rendit à Londres pour récupérer son bien. Cependant, les lois de ce pays sont passablement compliquées et elle se trouva obligée d'y séjourner plusieurs mois, en attendant qu'une décision de justice lui rendît ses diamants. La chose tarda tellement qu'elle dut finalement rentrer sans avoir recouvré les bijoux40.
Je restai en Italie, à Nice puis à Turin précisément, durant cinq mois. J'y séjournai notamment chez un ami dont la passion pour l'art et les femmes en faisait un hôte remarquable. Il sembla aussi beaucoup apprécier mon épouse. Nous passâmes là plusieurs mois délicieux. Je n'en conte pas le détail, j'aurais l'impression de vous l'imposer. Une autre fois, peut-être. Sur le chemin du retour, je fus le témoin de beaucoup d'effervescence dans les villes que je traversai. À Avignon, en particulier, régnait une atmosphère détestable. Arrivé à Toulouse, le climat n'était pas meilleur : j'eus la très désagréable surprise de constater que l'on avait posé les scellés sur ma maison. Je courus en demander la raison aux autorités. On m'expliqua que me croyant émigré, la municipalité avait pris des mesures conservatoires à l'encontre de mes biens, avant une confiscation pure et simple. J'étais atterré. Heureusement, des amis démêlèrent bien vite cet imbroglio, et je pus rentrer dans ma maison. Mais l'alerte me convainquit que nous allions vers des temps incertains. J'avais déjà été injustement saisi de mon patrimoine une fois dans ma vie, cela suffisait. Je décidai de me montrer un peu plus prévoyant. Au mois de mars 1792, lorsque des bruits de guerre contre l'Autriche commencèrent de se faire entendre, je pris la décision d'envoyer mon épouse en Espagne, à Saragosse, chez des parents à elle. Beaucoup de nos amis avaient déjà quitté Toulouse pour se mettre à l'abri d'injustes représailles. Ma femme s'en alla donc, accompagnée d'une belle partie de ma précieuse collection de tableaux. Pour ma part, je restai : je ne voulais pas qu'on profitât de mon absence pour me spolier.
Comme je l'avais prévu, l'époque se fit plus difficile. Pas un jour ne passait sans qu'une nouvelle ou une rumeur ne vînt troubler la paix de la cité. D'abord, ce fut la déclaration de guerre à l'Autriche, dont les patriotes de Toulouse firent un motif pour s'introduire dans les maisons des aristocrates, comme ils disent, forçant les uns à trinquer à la santé du peuple, obligeant les autres à verser leur obole pour la défense de la patrie. On vint également chez moi, et je dus régaler une bande de braillards qui me hurlèrent des « Vive la Nation ! » deux heures durant dans les oreilles. Je leur donnai cent livres en assignats pour m'en débarrasser. Mais, aux coups d'œil avides de quelques-uns d'entre eux sur les détails de mon intérieur, je sentis qu'ils ne tarderaient pas à revenir. D'autant qu'une incroyable nouvelle arriva bientôt de Paris : le roi et sa famille avaient été arrêtés et internés au Temple. La fièvre embrasa jusqu'aux moins fanatiques. Chacun y alla de son initiative pour faire disparaître toute trace de l'ancien ordre : les rues furent débaptisées, on abattit quelques statues, on interdit même jusqu'aux titres de noblesse. Désormais, je devins Dubarry, en un seul mot.
Tout cela aurait été risible si des mauvais plaisants n'y avaient ajouté les pillages. Toutes les maisons désertées par leurs propriétaires nobles furent visitées. Et j'armai Simon d'un fusil afin de mieux dormir. Il ne me restait que lui et une vieille cuisinière. Les autres de mes domestiques s'étaient déclarés patriotes et n'acceptaient plus de travailler chez moi. Les idiots.
C'est d'ailleurs l'un d'entre eux qui pointa un matin son nez devant ma porte, en compagnie de trois soldats. Il était devenu une espèce de conseiller municipal, et m'enjoignit de le suivre au Capitole pour qu'on vérifiât mon identité. Jugez de la stupidité de la démarche. Je rappelai à ces butors mon statut de colonel honoraire de la garde nationale, mais ils ne voulurent rien entendre : je fus obligé de les suivre. On me garda là-bas toute la journée, et alors que je pensais en avoir fini avec ces tracasseries, un greffier m'intima de rester jusqu'au lendemain afin qu'on s'assurât de la régularité de mes déclarations. Je dormis dans un affreux cagibi avec deux autres pauvres gentilshommes dans la même situation. Le lendemain, on me laissa rentrer chez moi ; il fallait désormais que je me signale régulièrement à la section de mon quartier.
À mon âge, plus grand-chose ne peut m'étonner. Pourtant, je n'aurais jamais cru vivre en une époque où l'on décapite les rois. La nouvelle glaça Toulouse d'effroi. Et malgré le zèle révolutionnaire de beaucoup de mes compatriotes, il me semble que le peuple n'apprécia pas qu'on s'arroge ainsi le droit de châtier aussi durement un souverain. Des messes eurent lieu un peu partout dans la ville pour le repos du défunt Louis XVI. Je me rendis à l'une d'entre elles. Les autorités laissèrent d'abord faire, avant d'interdire les signes ostentatoires de deuil, sous peine de prison. Je ne suis pas l'homme le mieux indiqué pour disserter de politique, on le sait, cependant, il reste à me démontrer comment en suppliciant un roi et sa famille, on espère gagner les cœurs des honnêtes gens. Cette révolution m'avait d'abord séduit, avant de me décevoir, puis de m'inquiéter. Désormais, elle m'écœurait. Au mois de février 1793, je résolus de m'éloigner de cette fête macabre, et fis une demande auprès du comité de surveillance de Toulouse afin de me retirer dans ma propriété de Lévignac, au prétexte de m'y soigner. Au bout d'un mois, je reçus une réponse positive.
Étrangement, c'est avec un certain plaisir que je retrouvai le domaine de mes ancêtres. Le calme régnait, et la population se tenait bien sagement à l'écart des affaires politiques. Jusqu'au milieu du printemps, je m'y sentis comme sur une île. Les seules nouvelles du monde qui me parvinrent furent celles de Jeanne, à qui j'avais écrit depuis déjà plusieurs mois, mais sans réponse jusque-là. Elle me racontait dans une longue lettre comment elle était retournée en Angleterre au mois d'octobre précédent, juste après l'odieux massacre de M. de Brissac. Arrêté en même temps que le roi, on l'avait donné en pâture à une foule haineuse lors d'un transfert de prisonniers à Versailles. Jeanne en avait été très affectée, et s'était ensuite rendue à Londres, où son affaire de bijoux n'avançait pas : ils étaient toujours sous séquestre de la justice anglaise. Elle passa l'hiver à Londres, mais craignant de voir son cher Louveciennes saisi, elle venait de rentrer en France. Jeanne est une tête légère qui ne sait pas faire du mal ni ne peut s'imaginer qu'on veuille lui en causer : je lui écrivis en retour de bien prendre ses précautions afin qu'on ne la soupçonne pas de sympathie avec les agents du parti émigré41.
Au début du mois de juin, une petite troupe à cheval s'avança dans l'étroit chemin qui menait à ma demeure de Lévignac. Quelle ne fut pas ma surprise de reconnaître mon frère entre trois militaires et deux civils en redingotes couleur corbeau. Les deux oiseaux m'informèrent qu'on enquêtait sur ma personne : le comité de surveillance avait reçu des lettres anonymes m'accusant de correspondance avec l'étranger. La chose était grave, car interdite, toutefois les visites domiciliaires diligentées chez moi n'avaient encore rien donné, me dirent les deux fonctionnaires avec une pointe de regret. Au passage, on en profita pour mener également des perquisitions chez mon frère, mais sans plus de résultats. Bref, en attendant la suite, il avait été décidé que je serais assigné à résidence à Lévignac, en compagnie de Guillaume. Deux soldats restèrent pour veiller sur nous. La sanction était cruelle : je n'avais aucune envie de cohabiter avec mon cadet. C'est pourtant ce que je viens de faire tout l'été. Je vous épargnerai les détails de ces deux mois, mais sachez qu'il s'est ingénié à me reprocher les raisons de son arrestation durant tout ce temps. Décidément, ce garçon aura passé sa vie à me rendre responsable de sa médiocrité.
Nous avons vécu chacun de notre côté, sans plus nous voir que pour dîner et pour souper, jusqu'à ce qu'on vienne, fin septembre, me tirer de ma villégiature afin de me conduire à Toulouse, dans cet ancien couvent où je suis retenu depuis maintenant trois semaines. Guillaume est resté à Lévignac. Mes compagnons d'infortune sont de braves gens, tous gentilshommes. J'en connais d'ailleurs l'essentiel. Nous sommes bien traités : on a accepté que Simon m'apporte quelques affaires pour meubler ma cellule. Voilà donc ma situation en cet instant. Je ne sais rien de plus sur la suite. C'est aujourd'hui le dix-huit octobre, et il se dit qu'on pourrait nous libérer avant Noël.
35Comme dit précédemment dans une note sur la comtesse de Cérès, il semble que le comte tenta d'en monnayer les charmes à Paris, mais aussi à Toulouse. Une rumeur la donne un temps la maîtresse d'une grosse fortune de la ville, parent de la célèbre famille des Caraman.
36Lors de la réforme des parlements, à partir de 1787, Jean du Barry, par adresse ou par conviction, s'est montré très dévoué à la cause des cours souveraines. Il défendit les privilèges des magistrats avec beaucoup de vigueur. Rien n'indique les raisons de ce soudain engouement pour la chose publique. Peut-être y avait-il là un bénéfice secret.
37L'hôtel de Jean du Barry commença d'être surveillé au début de 1791. Je n'étais pas encore procureur, mais selon les rapports de police que j'ai pu consulter par la suite, il accueillit beaucoup d'aristocrates dans ses salons.
38Je n'ai trouvé aucune trace de cela.
39Les passeports de Jean du Barry ont été établis le 29 juin 1791, soit sept jours après la fuite de la famille royale. C'est à mon avis cet événement qui semble avoir provoqué le départ du comte.
40On sait que durant son séjour à Londres, la comtesse du Barry est en contact avec toutes les têtes du parti des émigrés. Elle pourrait même avoir servi de courrier pour les contrerévolutionnaires restés en France.
41Voilà assurément un sage conseil mais Mme du Barry s'est déjà affichée un peu trop légèrement à Londres auprès des pires ennemis de la révolution. Des espions ne manquent pas de s'en faire l'écho à Paris dès le mois de décembre 1792. À la fin janvier 1793, on signale notamment sa présence lors d'une messe donnée à la chapelle de l'ambassade d'Espagne à Londres, en la mémoire du roi Louis XVI. Tout le parti émigré y est présent.