Chapitre XXI
Le dix-sept avril 1764, la marquise de Pompadour, née Poisson, eut des obsèques princières. L'hermine royale fut placée sur son catafalque et des suisses ouvrirent le cortège qui la conduisit à sa dernière demeure, au couvent des Capucines, près la place Vendôme à Paris. Quelques jours plus tôt, j'étais au concert donné par un incroyable virtuose autrichien de huit ans nommé Mozer ou Mozar, quand une rumeur courut la foule : Mme de Pompadour s'était trouvée mal et le médecin du roi, M. Quesnay, appelé auprès d'elle, n'espérait plus rien. Déjà, au mois de mars, on avait cru l'issue toute proche quand la marquise s'était effondrée dans un salon à Versailles. Elle s'en remit cependant un peu au bout d'une semaine. Mais pas assez, car cette fois le retour du mal ne semblait devoir accorder aucun délai de grâce. La santé de la favorite était en ruine : la fièvre l'assaillait et sa toux empirait chaque heure. On la transporta dans ses appartements où on la saigna, ce qui n'eut évidemment pour effet que de précipiter l'agonie. Elle demanda alors à voir quelques proches dont son frère, M. de Marigny, ainsi que M. de Choiseul et, bien sûr, le roi. À quarante-deux ans – un an de plus que moi à cette époque –, elle en paraissait dix de mieux, cachait son affreuse maigreur par divers artifices, et ne quittait plus un teint de cadavre. La cause était entendue. Le quinze avril, à minuit, je finissais de souper dans mon hôtel de la rue de Jussienne lorsqu'une amie m'informa que la marquise avait passé quatre heures plus tôt. Ultime faveur du roi, elle eut le droit de s'éteindre à Versailles, privilège seulement accordé à la famille royale.
Le roi en fut inconsolable : il annula plusieurs soupers et ne se rendit pas au Parc-aux-Cerfs durant une semaine. Mme de Pompadour l'avait accompagné plus de vingt années, d'abord comme sa maîtresse, puis comme sa favorite avant de s'installer dans le rôle d'une amie d'influence, plus puissante qu'un ministre. Au courant de toutes les affaires du royaume, elle savait calmer la nature anxieuse du roi par des conseils souvent avisés mais toujours partisans. La coterie de la marquise avait régné sans partage, Choiseul n'en étant pas le moindre des instruments. Dans son testament, la Pompadour se montra généreuse avec ceux qui la servirent aux dernières heures de sa vie. Elle eut également la grâce de faire don au roi de sa fabuleuse collection de pierres et bijoux – certaines lui avaient d'ailleurs été offertes par le souverain. Enfin, son immense fortune alla dans son intégralité à son frère, le marquis de Marigny.
Pendant quelque temps, Versailles prit le deuil. Évidemment, rien ne fut officiel, la favorite n'existant pas au regard de l'étiquette, mais les fêtes s'annulèrent ou se firent discrètes. Je dois dire pour ma part que la fin de la marquise ne changea rien à mon train quotidien. Vous savez quelle part ses amis eurent dans mes tracas. Je ne sais si elle-même mit la main à la pâte pour me causer du tort, mais elle ne put ignorer le ressentiment dont son ami Choiseul se nourrissait à mon égard. Et si je reconnais que cette femme eut des talents et sûrement un grand courage, je mentirais en disant que sa disparition ne fut pas sans servir mes intérêts. Paix à son âme.
M. de Richelieu n'était pas moins aise de la fin de cette rivale car, désormais, le duc de Choiseul perdait un de ses principaux appuis auprès du roi. Il fallut toutefois déchanter si on espérait que le ministre voie pour autant son influence décroître. Le souverain, désemparé, lui voua au contraire une amitié nouvelle. Même le Dauphin qui détestait Choiseul dut en rabattre. Ce dernier, toujours fin quand il s'agissait de politique, ne tira d'abord pas trop d'avantages de cette faveur. Il tenta ainsi de se rabibocher avec quelques-uns de ses ennemis, dont M. de Richelieu qu'il détestait pourtant. Nous ne fûmes pas dupes mais l'affaire eut au moins le mérite d'éloigner un temps de moi les espions de M. de Sartine. Restait une question en suspens : se trouverait-il une femme pour succéder un jour à la Pompadour ? Je travaillais toujours à y répondre.
Je vous l'ai dit, j'étais devenu plus discret dans mes activités de courtier galant. Trois filles en plus de Dorothée habitaient près de ma demeure, et je n'en brocantais pas plus. De son côté, Nallut se tirait très bien de son commerce, me versant tous les deux mois une coquette rente sur l'estomac de nos braves soldats. Bref, tout allait au mieux quand une nouvelle troubla un peu ma quiétude. Figurez-vous qu'il me revint par Nallut, qui les avait vus chez la Marchainville, que Goudar et sa splendide épouse étaient à Paris. Le bougre n'était pas parti pour l'Italie. Que faisait-il en France ? La chose était sérieuse car la beauté de Sarah ne resterait pas longtemps ignorée des rabatteurs de Lebel. Je décidai de me rendre un soir à l'hôtel de Marchainville pour tenter d'en savoir plus.
Comme je m'y attendais, le couple était là, à la table de jeu, Sarah plus belle encore qu'à Londres. Ce fut d'ailleurs elle qui me reconnut en premier, ce qui, je l'avoue, me causa une brève émotion. Ange Goudar se montra aussi cordial qu'à notre précédente rencontre. Il me dit être arrivé deux semaines plus tôt en provenance de Bruxelles où ils avaient séjourné quelques mois chez un ami italien, rentré depuis dans son pays. Ils en profitèrent alors pour venir à Paris, Ange Goudar ayant promis à sa belle épouse de lui en faire découvrir les attraits. J'essayai d'en savoir davantage sur leurs projets, mais il ne daigna pas en dire plus, soit qu'il se méfiât, soit qu'il n'eût réellement arrêté aucun plan. L'homme était comme cela : il se laissait porter par les circonstances, philosophie dont je ne peux lui faire grief. Pour l'heure, les époux Goudar habitaient un petit appartement près du Louvre. Je les conviai à venir me voir à l'occasion, ce qu'ils me promirent s'ils restaient plus longtemps à Paris. Nous en restâmes là. De retour chez moi, j'écrivis un courrier à Nallut où je lui demandais de me trouver un ou deux larrons qui pussent quelque peu surveiller le couple. Pardon à mon lecteur de lui avouer cette mauvaise action, mais si vous aviez vu Sarah, vous comprendriez le souci que me causaient ses allées et venues dans Paris. Nallut, toujours empressé lorsqu'il était question de me rendre service, me dégotta une paire d'espions, domestiques de leur état habituel, qui s'arrondirent leurs gages à mes frais en pistant Ange et Sarah Goudar.
Dans le courant du mois de mai, je me rendis plusieurs fois à Versailles pour rencontrer diverses relations, en même temps que je rendais visite à Lebel. Depuis la mort de la Pompadour, il régnait seul sur le Parc-aux-Cerfs, dont la marquise, je vous l'ai expliqué, avait également été une intendante avertie. Il tira de ce nouveau privilège un peu plus d'arrogance encore. Désormais, on eût dit qu'il n'y avait plus que lui entre l'univers et la chambre du roi. Car après une brève abstinence, le monarque s'était jeté à corps perdu dans la débauche. Il exigeait toujours plus d'invention afin de chasser cette mélancolie morbide qui hantait ses jours comme ses nuits. Je compatissais en suggérant à Lebel qu'il pouvait au besoin compter sur moi pour l'assister dans son labeur. Il m'en remercia poliment, mais j'eus l'impression qu'au fond le bonhomme se défiait de ma personne. Il savait mes liens avec le duc de Richelieu et ne se sentait pas de taille à déplaire à Choiseul en me faisant trop bonne figure. Il est même possible qu'à cette époque il fût de mèche avec ce ministre pour écarter du lit du roi des femmes issues d'une coterie adverse. Je n'en ai jamais eu les preuves, toutefois cela ne m'étonnerait guère. D'autant que M. de Choiseul avait des plans en la matière.
Car à ceux qui pensent que mes machinations sont indignes d'un gentilhomme, ou je ne sais quelles billevesées encore, je ferai remarquer qu'elles ne furent pas mon monopole. Et le duc de Choiseul, dont beaucoup d'entre vous admirent sûrement les manières d'homme d'État, consacra lui aussi une belle énergie à garnir la couche du roi avec une femme qui fût de son bord. Mieux encore, il la choisit de sa famille. La duchesse de Grammont, sa sœur, devint ainsi l'objet de ses calculs. Jeune encore, bien qu'ayant dépassé les trente ans, elle était d'un minois plus avenant que son frère. Elle brillait surtout par une intelligence vive et un caractère ferme. Et comme le duc, elle avait une ambition sans bornes. Bref, quand son frère lui présenta son projet, elle n'y trouva rien à redire. Évidemment, on ne lui destinait pas le rôle d'une nymphe ou d'une Ève de passage dans le théâtre du Parc-aux-Cerfs. Non, c'était le devant de la scène qu'elle devrait occuper. Choiseul y travaillait sans relâche, attendant le moment propice pour accommoder les choses à sa sauce. Avec la duchesse de Grammont, imaginait-il, le roi trouverait un honnête paravent à ses dérèglements. À Versailles, cette ambition fit doucement parler, ce que voulait Choiseul.
Toutes ces manigances ne furent pas sans aiguillonner un peu plus ma quête d'une prétendante. Je repris résolument mes visites chez les maquerelles du faubourg ainsi que dans les petites maisons de bonne tenue. On me vit chez La Montbrun, rue Montorgueil ; chez la Lefèvre, rue Thévenot ; dans les salons de la vieille Carlier, à la Barrière-Blanche ; au lupanar de la Dubuisson, rue du Battoir ; chez La Braisée, rue Sainte-Anne ; et même faubourg saint-Honoré, chez la Desmaret, pourtant si bien en langue avec la police. Je fréquentais assidûment le théâtre, passais en revue les modistes de Saint-Germain, sans oublier tous les jardins de Paris, toujours propices aux rencontres galantes. Bref, il commençait de se dire partout que le comte du Barry était en chasse lorsqu'un soir la Gourdan me prévint qu'elle avait la visite d'une jeune personne qu'il pourrait m'être agréable de rencontrer. Une heure plus tard, j'étais dans son grand salon.
Dans un coin de la pièce, près d'une fenêtre, une jeune femme très blonde était assise, contemplant d'un œil bleu et distrait le manège des habitués de la maison. On eût dit qu'elle était au Procope plutôt qu'au bordel. Son visage respirait une candeur sans affectation, de celle qui plaide la vertu mais qui plaît tant au vice. En m'approchant, je pus constater que le détail valait largement la vue d'ensemble. À une seule, la nature avait octroyé la grâce qu'elle partage habituellement entre dix autres. Des yeux bleu clair, transparent mais profond, un nez fin et droit, une petite bouche aux lèvres vermillon, un teint d'une blancheur irréprochable, une gorge à perdre son sang-froid : tout était dessiné à la perfection. Un ange tombé du ciel. Je ne croyais pas si bien dire car la Gourdan me prévint qu'on appelait cette beauté Mlle l'Ange. Ça ne s'invente pas. Elle avait dans les vingt ans et était venue escortée d'un loustic qui se présentait comme son frère. Même un aveugle ne les aurait pas crus du même sang. Ce fut d'abord à lui que la Gourdan me présenta. Je compris vite qu'il désirait jouer l'entremetteur des charmes de la belle : je demandai sans détour combien il voulait de sa prétendue sœur. Il campa le surpris, mais comme je le toisais avec insistance, ce misérable maquereau proposa trois louis du bout des lèvres : cet âne ne savait pas quel joyau il bradait. J'acceptai et le payai avant qu'il ne s'esquivât après avoir murmuré quelques paroles à l'oreille de sa sœur de comédie. La jeune femme ne répondit pas. Et ce fut toujours silencieuse qu'elle m'accompagna dans ma voiture pour se rendre chez moi. Tout au long du chemin, nous n'échangeâmes pas le moindre mot. Arrivé à ma porte, j'entendis enfin sa voix : elle me confia se prénommer Jeanne.
Il n'est pas dans mes habitudes d'amener chez moi des femmes d'un soir. Cela peut vous paraître étrange, mais, hors mes protégées, je consomme d'ordinaire mes rencontres dans les lieux où je les trouve ou bien dans leurs logis, quand elles en ont. Et j'ai couché – je n'ai pas écrit dormi – dans autant de lieux qu'il y a d'endroits louches dans Paris. Ceci pour vous dire que quand Jeanne entra dans ma maison cette nuit-là, mes domestiques ne se doutèrent d'abord pas où je l'avais pêchée. Au contraire, Simon usa de cette déférence étudiée mais toujours maladroite qu'il m'amusait de le voir singer lorsqu'un de mes puissants amis me rendait visite. Le bougre pensait Jeanne issue d'une honnête famille, même si peu de femmes de ce genre ont franchi un jour le seuil de ma maison. Ce détail ne manqua pas de me plaire. Je commandai à Simon de nous faire préparer un léger souper, la belle n'ayant pas mangé, m'avoua-t-elle. J'avais décidé de prendre mon temps. Elle ne m'avait coûté que trois louis, mais ce n'était pas une raison pour hâter le dénouement. En outre, elle comme moi savions la nature de la suite, ce qui, je le redis, est le gage d'une franche entente entre un homme et une femme. Et puis, cette Jeanne piquait ma curiosité à bien des égards : je voulus en savoir plus.
— Mlle l'Ange, d'où vous vient ce plaisant nom de guerre ? hasardai-je après qu'elle se fut installée sur un canapé.
— Il vous plaît, monsieur le comte ?
— Assurément, il sonne bien.
— C'est ce que l'on me dit. Il faut pourtant que je vous avoue que je l'ai choisi sans vouloir faire offense à la religion.
— J'entends bien. L'Église pourrait même s'en flatter, dis-je en observant sa réaction.
Elle baissa les yeux avant de me sourire avec beaucoup de grâce.
— Si l'orgueil n'était pas un péché, elle le pourrait peut-être, répondit-elle sans rougir.
Elle avait de l'esprit et de l'aplomb. Je jubilai. Elle sut aussi ne pas répondre à ma question : elle était fine. Je changeai donc de sujet :
— Qui donc était ce garçon qui vous accompagnait chez la Gourdan ?
— Oh ça, c'est Antoine, mon… – elle hésita – frère de lait.
— J'ai plutôt le sentiment que c'est vous qui le nourrissez.
Elle ne dit rien et me gratifia à nouveau d'un sourire à lui offrir les clés du paradis si on les avait eues dans sa poche. Nous continuâmes à deviser comme deux aimables connaissances. Au fait, j'allais oublier de vous avertir qu'elle avait un très léger défaut de langue qui lui donnait un charmant accent à nul autre pareil. Elle m'en raconta un peu plus sur elle :
— Je suis depuis deux ans chez M. Labille qui tient un magasin de mode rue Neuve-des-Petits-Champs.
— C'est une bonne maison, je crois.
— Très bonne, surtout pour M. Labille. Mais on y gagne peu.
— Il faut arrondir ses gages, alors ?
— Plutôt. Le soir, je me loue, comme vous le savez. Cela ne me gêne pas. Mais il faut être gentil avec moi.
— On le sera, mademoiselle, soyez-en sûre. Mais vous n'avez point de port d'attache dans ce commerce ?
— Si, un peu. On me trouve généralement chez Mme Duquesnoy, rue de Bourbon.
— Je la connais, mais je ne vous y ai jamais vue.
— Je bouge beaucoup. La preuve, ce soir, Antoine m'a amenée chez la Gourdan. Il affirme qu'il s'y rend du beau monde.
— Il n'a pas tort, répondis-je en souriant.
Je lui demandai si cet Antoine était son protecteur. De ce qu'elle m'expliqua, le garçon avait été un de ses galants et s'accrochait aux nippes de Jeanne, sentant bien du fond de sa médiocrité qu'elle était une planche de salut comme il n'en croiserait plus. Il l'avait rencontrée au magasin de mode où elle travaillait dans la journée. Jeanne le gardait près d'elle presque par charité, car je m'aperçus très vite qu'elle avait du cœur. C'était une faiblesse dans ce métier.
Nous en étions là quand Simon me prévint que la table nous attendait. Le souper fut bref mais Jeanne se tint très bien. Elle avait manifestement reçu une éducation soignée. Restait maintenant à m'instruire de ce qu'elle savait sur un autre chapitre. Là encore, elle n'eut pas de mauvaises manières. Je la déshabillai pour la laisser seulement en chemise. Son corps était bouillant : mes mains le parcoururent lentement sous la fine étoffe. Je m'attardai sur sa gorge dont les tétons figuraient comme deux boutons d'ivoire. Elle respirait à grands traits, sa bouche entrouverte. Je lui demandai alors de me dévêtir. Sans contrefaire la femme d'expérience – défaut commun aux novices –, elle entreprit cette tâche avec beaucoup de naturel. Arrivée au plus intime de ma personne, elle s'agenouilla, saisit mon vit des deux mains et l'humecta doucement de sa langue, avant de l'enserrer entre ses lèvres dans un charmant mouvement de va-et-vient. Elle m'administra ce traitement de longues minutes : à la différence de beaucoup, elle avait du goût pour son labeur. Au bout d'un moment, je la relevai afin de lui ôter sa chemise, puis l'entraînai sur un canapé où je me mis en devoir de lui rendre la politesse. Elle sut fort adroitement se prêter à chacun de mes caprices, conservant en toutes circonstances cette candeur non feinte qui signale les vraies débauchées. La suite ne le démentit pas. Jeanne aimait l'amour et l'amour aimait Jeanne. Les sens en feux, la coquine laissa parler son instinct et me prodigua des soins exquis dont les plus averties ne sont pas toujours les meilleures dispensatrices. Notre accord fut complet : elle se plut à me le démontrer toute la nuit. J'en eus pour bien plus de trois louis. Au matin, elle s'endormit dans ma chambre. J'étais conquis.
Au réveil, Simon commença à comprendre qui était Jeanne. Je lui demandai de la raccompagner où elle le souhaiterait. Je la gratifiai de deux louis supplémentaires, avant de lui promettre que nous nous reverrions sous peu. Elle en parut ravie. Le lendemain, je me rendis chez Labille pour effectuer quelques achats mais surtout pour la voir, vous vous en doutez. Lorsqu'elle m'aperçut, son visage s'éclaira d'un sourire à faire croire qu'elle n'attendait que moi. Simplement en cheveux, très peu apprêtée car le père Labille n'aimait pas que les filles qui travaillaient chez lui eussent l'air de courtisanes, elle rayonnait innocemment au milieu des étoffes précieuses, des rubans et des dentelles. Elle était plus belle encore que lors de notre dernière rencontre : Jeanne avait cette grâce de ne jamais lasser le regard, même après cent visites. Je jouai le client et lui achetai de très jolies soieries dont je lui dis à voix basse qu'elles lui appartiendraient si nous convenions d'un nouveau rendez-vous. M. Labille vint me saluer et me demanda si j'étais content des services de son employée. Je répondis qu'il n'y en avait pas de meilleure. Le soir, Jeanne était dans ma maison : nous passâmes une nouvelle nuit à mieux faire connaissance. Au matin, Simon n'eut plus de doutes sur elle. Je ne le mis pas moins en garde de lui conserver des manières respectueuses. La brute avait déjà montré qu'il pouvait oublier que même la dernière des putains me serait toujours plus nécessaire que lui. Et, en l'occurrence, cette Mlle l'Ange était de celles qui s'avèrent très vite indispensables.
Il venait de me tomber sous la main un morceau de choix : Jeanne possédait toutes les qualités dont je désespérais de les voir réunies en une seule personne. Pourtant, aussi inespérée que fût sa rencontre, je me gardais de précipiter la suite. L'échec de Dorothée m'avait prouvé qu'il ne servait à rien d'aller à la bataille sans préparation. Jeanne était fraîche, presque innocente – aussi étrange que cela vous paraisse –, et il restait beaucoup à lui apprendre pour la transformer en machine de guerre galante. Et puis je dirai sans mentir qu'il ne me déplaisait pas de l'imaginer d'abord vouée à mon usage personnel. Rien ne pressait, d'autant qu'il se disait à la Cour que la place était déjà prise par une obscure vicomtesse. Elle ne durerait sûrement pas longtemps, et mieux valait laisser les prétendantes se déchirer avant de tenter de séduire le roi. Pour l'heure, il n'avait d'ailleurs pas le goût de trouver une nouvelle Pompadour.
Quelques jours plus tard, je m'enquis de savoir où Jeanne logeait. Elle me répondit à moitié, comme elle savait si bien le faire. Je compris qu'elle partageait habituellement une mansarde avec son fameux frère de lait. Elle m'avoua aussi avoir encore ses deux parents mais, aussi intimes que nous fussions devenus ses derniers temps, elle ne souhaita pas me dire son véritable nom. Peu importait, il me fallait déjà la libérer de ce parasite d'Antoine avant de la gagner à ma cause. Le garçon, m'avait-elle dit, prenait habituellement ses quartiers chez la Duquesnoy où il rabattait quelques clients vers Mlle l'Ange. Le misérable ayant peu d'entregent, il avait offert pour rien cette perle à des décavés comme lui. Une après-midi, je décidai de lui toucher un mot pendant que Jeanne était chez Labille. Cette espèce étant toujours là où on l'attend, il ne me fallut pas longtemps pour le retrouver. Il était en compagnie de deux autres larrons et s'apprêtait à vider une bouteille de mauvais clairet dans une taverne sise face à la maison de jeu de la Duquesnoy. Il me reconnut et me proposa de partager sa vinasse. Je déclinai, puis l'invitai à l'écart pour causer. Il accepta de bonne grâce, flairant d'avance que sa « sœur » serait au cœur de notre débat.
— Je serai franc, commençai-je. Votre sœur, monsieur, n'a pas été sans m'émouvoir.
— Elle a un tempérament qui charme, c'est vrai, répondit-il.
— Nous sommes d'accord. Toutefois, cette nature doit avoir des exigences si elle veut se conserver.
— Jeanne est encore jeune…
— Certes, cependant une certaine vie pourrait la flétrir avant l'heure.
— Elle a de la ressource…
— … pour deux, vous en savez quelque chose.
— Monsieur…
— Monsieur ?
Le garçon hésita. Je ne le quittais pas des yeux et il sentit que l'affaire s'embarquait mal.
— Que voulez-vous ? bredouilla-t-il.
— Jeanne.
— Elle n'est pas à vendre.
— Je n'ai pas cru le comprendre.
— Je veux dire… elle se loue, c'est tout.
— Écoutez, mon garçon – il se raidit –, je ne suis pas venu marchander Jeanne, dis-je en sortant une bourse. Il y a là cinquante louis : ils sont à vous si vous abandonnez toutes prétentions sur elle.
— Monsieur, ce n'est pas…
— Il suffit, dis-je en élevant la voix. C'est déjà beaucoup pour un misérable de ton espèce. Écoute bien tant qu'il te reste des oreilles : tu vois, cet homme, là-bas ?
Je lui montrai Simon qui m'avait discrètement suivi et qui attendait, sa puissante carrure adossée à un mur près de la porte de la taverne.
— Et bien, ne me force pas à lui demander de te répéter ce que je viens de dire, repris-je.
— Mais j'aime Jeanne…
— Et tu la brocantes ? Tu es un drôle. Prends cette bourse et cours faire ton baluchon. Simon va t'accompagner et te donnera vingt autres louis pour que tu quittes Paris quelque temps.
— Je ne peux pas disparaître comme ça…
— Il y a plusieurs manières de disparaître, celle-ci est préférable à d'autres…
Il était lâche et ne tenta plus rien. Simon le suivit dans sa mansarde puis l'expédia sur la route de Lyon : Jeanne était libre. Quand elle me revit, le soir, elle s'étonna de la disparition de son prétendu frère. Ses vêtements s'étaient volatilisés, disait-elle, et aucun mot n'expliquait cette fugue. Je la consolai toute la nuit. Au matin, alors qu'elle s'habillait, je lui proposai d'habiter dans ma maison quelque temps. Elle me sauta au cou comme une enfant.