Chapitre XXXVI
Au mois de mai suivant, Jeanne fit le voyage à Marly, où le roi avait ses habitudes pour la Pentecôte. Chon et Bischi suivirent, avec M. de Richelieu, qui brûlait de commencer à retirer quelques bénéfices de ses assiduités. Quant à moi, je restai bien sagement à Paris, d'abord parce que je n'étais pas admis à suivre le roi à Marly – cela est réservé à des courtisans du premier cercle, et c'est tant mieux car Marly m'ennuie encore plus que Versailles –, ensuite parce qu'il me fallait régler quelques affaires avec Nallut.
Je n'ai pas eu le temps de vous en parler, mais sachez que Jeanne était retournée plaider la cause de Nallut dans les bureaux de M. Foullon – à ma demande, bien sûr. Cette fois, elle apportait avec elle un simple mot signé du roi où il était écrit : « Vous vous rendrez agréable en arrangeant les affaires de la personne qui vous donnera à lire ce billet. » M. Foulon jouait habituellement les sévères, mais il savait également se composer la mine du servile. À la lecture du billet royal, il opta pour cette figure-là, et fit un bel accueil à Jeanne, qui lui demanda sans façon de rendre à Nallut son brevet de commissaire aux Subsistances pour la Corse. Cette province appartenant désormais à la France, un grand nombre de régiments y cantonnaient. M. de Foullon s'exécuta dans l'heure – bien qu'il tordît le nez, me racontera Jeanne. Je réglai donc avec Nallut la reprise de notre négoce, en même temps qu'il me parut nécessaire de faire exécuter quelques travaux dans ma maison. Je fis venir les meilleurs artisans de Paris, à qui je commandai de vastes réfections, les priant de faire passer leurs créances à la comtesse du Barry, sise château de Versailles. J'occupai ainsi bien utilement mon mois de mai jusqu'au retour de la Cour à Versailles.
À Marly, tout n'avait pas été pour le mieux. Le parti de la duchesse de Grammont ne baissait pas les armes. Jeanne y avait subi de petites vexations, rien de trop grave, mais la répétition de ces tourments finit par lui gâter l'humeur. Un jour, telle marquise la regardait passer sans la saluer ; un autre, une duchesse s'asseyait ostensiblement à son passage ; ou bien encore, un duc se retirait de la table de jeu lorsqu'elle y prenait place. Jeanne, je ne le dirai jamais assez, ne connaissait pas le ressentiment. Et il fallut qu'on dépassât les bornes pour qu'elle montrât ouvertement de l'impatience. Le roi, qui la savait si douce, s'émut d'ailleurs de la voir nerveuse. Pour la première fois, elle lui en avoua la cause. Elle ne cita aucun nom, mais s'épancha dans des sanglots sur les méchantes manières qu'elle devait endurer.
Vous savez comment sont les princes : ils voient le décor dont on habille leur puissance, jamais les coulisses. Bref, le roi s'étonna de ce qui se tramait dans son dos et convoqua M. de Choiseul pour qu'il tançât sa sœur. Imaginez la scène. Le ministre reçut une bonne frottée, mais nia effrontément ce qu'on lui reprochait. Le roi, qui ne voulait pas se brouiller avec lui, n'insista pas. La suite du séjour à Marly en fut cependant un peu améliorée pour Jeanne. Deux ou trois soirs, on vit même les duchesses de Montmorency et de Valentinois échanger quelques mots avec elle. M. de Richelieu faisait de son mieux pour rallier une à une ses meilleures relations. Il paya aussi un peu la duchesse de Mirepoix – je n'invente rien – afin qu'elle acceptât de tenir compagnie à Jeanne. Bientôt, cette dernière retrouva son naturel affable et humble, promenant alentour cette grâce simple qui lui gagnait doucement des sympathies.
Toutefois, elle apprit vite à faire travailler sa mémoire. Lors du retour à Versailles, je la vis affairée à établir une petite liste avec Chon. Je la questionnai. Elle me répondit que le roi lui avait demandé d'indiquer quelles étaient les dames qu'elle souhaitait voir à Compiègne, où la Cour prenait ses quartiers d'été. Mme de Grammont et quelques-uns des plus actifs de ses agents ne furent pas sur la liste. La manière était plus élégante que de les désigner à la vindicte du roi. Et le résultat fut le même.
Cet été-là, je me rendis plusieurs fois à Compiègne : un plus grand nombre de courtisans y était admis. En qualité de beau-frère de Jeanne, je pouvais faire valoir quelques droits, ne pensez-vous pas ? De plus, la villégiature s'agrémentait de la présence aux environs de quelques dignes maquerelles qui suivaient leurs clients avec leurs troupes galantes. Au fait, et mes pensionnaires ? demanderont les moins prudes de mes lecteurs. Elles allaient très bien, merci pour elles. Mon commerce continuait son train, et si je ne vous en tiens plus au courant des détails, c'est qu'ils seraient un peu rébarbatifs à narrer. À part, peut-être, la liaison qu'entretenait une de mes filles avec une duchesse. Vous avez bien lu. Je ne la nommerai évidemment pas, d'autant qu'elle était à cette époque mariée à un jaloux qui est aujourd'hui toujours son époux.
Les jaloux, voilà un beau sujet de réflexion. Combien sont-ils, par leurs vilaines manières, à avoir précipité ce qu'ils redoutent le plus ? L'immense majorité, je vous l'assure. Dans le cas qui nous intéresse, M. de V* faisait une petite guerre à son épouse chaque fois qu'il lui croyait la mine un peu ouverte à un autre que lui. Ce n'étaient que scènes et reproches et il s'appliquait même à choisir des amis dont la figure était de celles dont on peuple les cauchemars – j'exagère seulement un peu. Bien sûr, comme dans beaucoup de ces affaires, trop de suspicion donna l'idée à l'innocente de se faire coupable. Mais pas comme son mari s'en inquiétait. La dame avait développé au cours de sa jeunesse un goût très sûr pour ses coreligionnaires dans la pieuse institution où elle avait été éduquée. Un mariage l'en sortit à dix-huit ans, mais les bons soins de M. de V* échouèrent à lui faire oublier ses premières amours. Et, pendant qu'il guettait les mâles présences autour de son épouse, celle-ci prit l'habitude de se distraire par quelques badinages intimes avec ses femmes de chambre.
Le hasard voulut qu'au cours d'une soirée à l'hôtel de Soissons, où elle était venue avec son mari, elle croisât une de mes pensionnaires, Mlle Lainé, dite Fanny, également versée dans le genre tribade. Mlle Lainé prodiguait ce soir-là l'autre facette de ses talents à un jeune comte qui l'accompagnait à la table de jeu. Le jeune homme connaissait bien M. de V* : les deux femmes firent connaissance à cette occasion. Dans la secte des invertis, on se devine à certains regards, mieux que chez les membres d'une société secrète. Bref, Fanny et Mme de V* se reconnurent pour ce qu'elles étaient. Une complicité se noua et on décida de se revoir au prétexte d'innocentes visites de courtoisie. M. de V* n'y vit aucune objection, d'autant que ma pensionnaire était fort jolie comme vous pouvez l'imaginer – les jaloux sont souvent des infidèles.
Une après-midi, Fanny se rendit donc chez Mme de V* avec une petite idée en tête. Le mari était sorti – forcément –, et la maîtresse de maison se montra une hôtesse prévenante. Tout en conversant aimablement, elle fit la visite de son logis à ma protégée, comme font souvent les femmes entre elles. Au rez-de-chaussée, le ton était cordial et tout emprunt d'une ingénuité qui ne trompe personne. Au premier étage, on parla un peu plus vivement de soi et de la vie qui passe. Au second, les deux s'avouèrent leur point commun, et un coquet salon de musique abrita leur débat deux bonnes heures. Elles y interprétèrent une partition qui ravit Mme de V*. Fanny était une virtuose : on se quitta en se promettant de se revoir bien vite.
Entre-temps, ma protégée me raconta l'aventure : je lui donnai quelques petits conseils afin de tirer le meilleur profit de cette idylle. Car vous vous doutez bien que tout cela avait un prix. Mme de V* n'étant pas libre de ses mouvements à cause de son jaloux, elle ne pouvait dispenser ouvertement ses bienfaits à Fanny. Fort heureusement, elle était la fille d'un riche marchand – M. de V* l'avait épousée un peu pour cela –, et elle disposait d'une cassette personnelle dont son mari ignorait le détail. Elle lui servit à gratifier Fanny de petits cadeaux dont je dois dire qu'ils étaient largement à la hauteur de ceux qu'un gentilhomme concède à sa maîtresse. Je récupérai en particulier dans l'affaire deux jolies broches en diamants d'un montant d'au moins cinq mille livres. Une peccadille par rapport à ce que j'espérai de Jeanne, mais suffisamment pour me payer une nouvelle œuvre de M. Boucher. Je fis une bonne affaire car ce grand peintre mourut moins d'une année plus tard.
Pour en finir avec cette charmante anecdote, sachez que Mme de V* est devenue depuis la cliente du lupanar de Mme Paris, où elle se distingue encore par sa générosité. Quant à son mari, il surveille toujours les hommes qui approchent sa femme de trop près.
Mais retournons maintenant à Compiègne. Là-bas, Jeanne commençait à gagner ses premières batailles. Le roi organisa quelques soupers où elle brilla à sa manière, humblement, sans grossièreté, et seulement préoccupée d'être agréable à tous. À la Cour, ce style sonne presque toujours faux. Chez Jeanne, il étonna par sa sincérité. Venant d'une favorite, la chose était nouvelle car tout le monde gardait en mémoire le genre de Mme de Pompadour. Peu à peu, les plus réticents se laissèrent séduire. Au début du mois de juillet, un souper rassembla les meilleures familles de la Cour autour de Jeanne et du roi. On s'y amusa beaucoup. Je n'y étais pas, mais M. de Richelieu me le raconta dans le détail. Pourquoi n'y étais-je pas ? Parce que la veille, je venais d'apprendre la mort de ma femme. Et il aurait été inconvenant pour Adolphe, mon fils, que son père ne tînt pas le deuil au moins quelques jours. Eh oui, ma chère épouse venait d'achever sa vie dans la solitude d'un couvent qu'elle avait par avance choisi pour tombeau. C'est une lettre de ma cousine Adélaïde qui m'en informa. Une mauvaise affection de poitrine l'emporta en deux jours.
Que dire d'elle ? Je ne suis pas le mieux placé pour faire son éloge. Vous savez combien elle compta si peu dans ma vie. Mais pour mon fils, je me devais d'un peu jouer la comédie du veuf, même s'il ne fut pas dupe. En outre, il me restait à l'esprit que la famille de ma femme n'était plus représentée que par son frère, le chevalier de Vernongrèze, célibataire et sans enfants reconnus. Il possédait deux belles propriétés dont mon fils – et par conséquent moi-même – serait l'héritier si, par cas, il venait à disparaître. Pour toutes ces honorables raisons, je décidai d'accompagner Adolphe dans le pénible voyage jusqu'à Lévignac afin de rendre un ultime hommage à mon épouse. Quand on connaît l'état des routes, on sait le sacrifice que cela me coûta. Et puis, je voulais prendre quelques nouvelles de Guillaume, qui menait un train de scandale dans tout Toulouse, m'avait écrit ma cousine.
Ma femme avait demandé à être inhumée dans le petit cimetière jouxtant le couvent où elle s'était éteinte, près de Lévignac. Nous nous y rendîmes avec mon fils pour assister à une messe en sa mémoire. Cette formalité accomplie, je décidai de rendre visite à mon frère qui ne logeait plus dans notre domaine, mais à Toulouse dans un bel hôtel de la rue de la Pomme, au cœur de cette cité. Plus pansu que jamais, il nous reçut médiocrement, visiblement irrité de ce que sa femme ne lui donnait pas de nouvelles depuis presque une année. Je dus rappeler à cet incorrigible les termes de nos accords, qui n'incluaient en rien que Jeanne lui écrivît, encore moins qu'il se préoccupât d'elle. Il me répondit que ce mariage lui procurait plus de tracas que de profits, car on savait par toute la province qu'il était cocu, ce qui lui valait les quolibets de la bonne société. Cocu du roi, c'était une rente, tout le monde le savait bien. Et je pense qu'en fait, ce furent surtout les jalousies qu'il suscitait. Il se plaignit aussi de ce qu'il n'avait pas encore son cordon rouge. Cela lui faisait du tort, disait-il, car il avait déjà annoncé à beaucoup qu'il devait recevoir la croix de Saint-Louis. Je le rassurai sur ce point par un beau mensonge. Bref, il ne me fit pas meilleur accueil qu'à l'accoutumée et je ne m'attardai pas plus de trois jours chez lui.
Ce fut suffisant pour me rendre compte qu'il avait pris des mœurs qui lui ressemblaient peu, d'où le ridicule qu'il déplorait. N'est pas débauché qui veut. Dans sa maison, une foule de petits maîtres se donnaient rendez-vous à point d'heure pour lui tenir compagnie. Il s'était ainsi fait une cour de tous les turlupins de Toulouse, au milieu desquels il se donnait des airs de grand seigneur. Des filles aussi décavées y venaient mendier quelques faveurs en échange de leurs maigres talents. Tout cela sentait le rance et m'échauffa assez rapidement. Je conseillai à Guillaume de se mieux conduire, ou du moins de ne pas salir notre nom par ses minables fréquentations.
J'entends d'ici le lecteur qui se gausse de mes leçons de bonne conduite. Certes, mais mes mauvaises manières ont hissé notre famille près du trône, celles de Guillaume la descendait au rang du caniveau. Tout est dans le but à atteindre. Je quittai donc rapidement Toulouse avec mon fils, certain que Guillaume nous donnerait bientôt motif à inquiétudes. Avant de partir, je fis une visite à Adélaïde, à qui je demandai de me tenir informer des faits et gestes de mon frère – elle s'était remariée avec un vieux barbon qui ne tarda pas à la laisser à nouveau célibataire.
J'étais de retour à Paris au début du mois d'août. À Versailles, Jeanne continuait à conquérir les cœurs, et le roi ne dissimulait plus les faveurs qu'il avait pour elle. Un jour, il l'emmena en promenade près de Marly, sur une jolie colline qui dominait la Seine, à Louveciennes exactement. Là, il lui montra un petit château qui avait autrefois été habité par un ingénieur des eaux de Versailles. Il demanda à Jeanne comment elle le trouvait. La bâtisse était très simple mais charmante, c'est pour cela qu'elle plut à Jeanne. Le lendemain, le roi signait un document qui lui en donnait la jouissance jusqu'à la fin de ses jours, en plus d'un crédit de deux cent mille livres pour effectuer des travaux afin de l'embellir à son goût. Jeanne n'avait jamais rien possédé que quelques bijoux, des robes, et trois ou quatre meubles. Elle était désormais comtesse, à l'abri du besoin et propriétaire. Tout cela grâce à moi, et le moment arrivait de me prouver sa reconnaissance.
D'abord, je la fis intervenir auprès du roi afin d'aider mon fils à obtenir un brevet dans les chevau-légers de la garde. Jeanne aimait beaucoup Adolphe et plaida habilement sa cause. Le roi accepta de bonne grâce. Ensuite, je rédigeai un petit mémoire sur divers frais ainsi que sur une belle propriété près de Fontainebleau dont je savais qu'elle était à vendre. C'était un de mes habitués de la rue de la Jussienne qui la cédait pour presque rien – trois cent cinquante mille livres – afin de payer des créanciers – dont moi-même. Jeanne sut, là encore, se faire persuasive. Au mois d'octobre, elle me remit une lettre de change d'une valeur de quatre cent mille livres sur la banque de la Cour. De leur côté, mes sœurs obtinrent un petit appartement à Versailles, pendant que Jeanne se mit en chasse d'un mari pour elles : Bischi restait monnayable, Chon beaucoup moins, mais on n'en chercha pas moins très sérieusement un prétendant.
Dans notre petit clan, M. de Richelieu peinait quant à lui à retirer de grands bénéfices de la position de ma protégée. Je l'ai expliqué, cet excellent homme ambitionnait de hautes fonctions, cependant Jeanne n'avait pas encore assez d'influence pour le pousser. Et puis, si le roi ne se faisait guère d'illusions sur la précédente vie de sa nouvelle favorite, il était encore à jeun de savoir les liens qui l'unissaient au duc. Il ne les eût sûrement pas goûtés, et cette ambiguïté empêchait M. de Richelieu de trop exiger de Jeanne. Au moins pour l'heure.
Un autre de nos amis sut en revanche tirer son épingle du jeu assez promptement. Au début du mois d'octobre, M. d'Aiguillon se vit confier la très convoitée charge de capitaine lieutenant des chevau-légers de la garde, dont le fils de M. de Choiseul s'imaginait déjà le futur titulaire. Son père avala l'affront sans mot dire. Les bons soins de Jeanne ne furent pas étrangers à cette nomination, c'est certain. Elle avait agi seule, sans demander de conseils, et sans que je fusse au courant. Mme du Barry grandissait. D'ailleurs, je la voyais bien moins souvent, même si elle répondait toujours avec diligence à chacun de mes billets. Les mois passèrent sur ce train.
Mes affaires se portaient comme jamais. Mon commerce galant n'était plus qu'un passe-temps car entre les affaires de Corse et le revenu de mes nouvelles terres, on pouvait dire de moi que j'étais riche. Et vous savez comment fonctionne le monde : il suffit d'avoir de la fortune pour ne plus rien payer. On offre aux riches, jamais aux pauvres, c'est comme cela. Mais je pris également bien soin de ne pas lâcher la bride à Jeanne. Elle avait maintenant table ouverte chez M. Baujeon, banquier de la Cour et fin collectionneur. Elle en tirait des sommes rondelettes à sa guise, dont elle me versait toujours une certaine partie – d'un pourcentage bien moins important que lorsqu'elle était sous mon toit.
À partir de la fin de l'année, les choses furent plus simples encore quand l'abbé Terray fut nommé contrôleur général des Finances. Le bougre – pardonnez le mot, mais si vous connaissiez ses mœurs comme moi, vous n'useriez pas d'un autre –, le bougre, dis-je, avait frotté son cuir à quelques-unes de mes protégées, et à beaucoup de pensionnaires des meilleures petites maisons de Paris – il aimait aussi beaucoup les jeunes garçons, mais je n'ai jamais sacrifié à ce commerce. Débauché notoire devant l'Éternel, cet homme d'Église n'en était pas moins un habile magistrat, mais surtout un fin connaisseur des affaires fiscales. Travailleur et énergique, il possédait également un grand sens des priorités. L'abbé devait sa place à M. de Maupeou, qui lui-même se faisait tous les jours un peu plus le dévoué de Jeanne – je vous parlerai de ce monsieur tout à l'heure. Donc, afin d'être agréable à son protecteur, Terray ne refusait rien à la favorite du roi. C'est ainsi que fonctionne le monde. Bref, je profitai de toutes ces belles manières pour me glisser dans le jeu. Jeanne dit à l'abbé qu'il serait diplomate de me faire bon accueil. Il en conclut que j'étais un proche de M. de Maupeou et m'ouvrit grandes ses portes. Je lui rappelai discrètement certains de ses exploits chez moi, avant de lui expliquer combien le roi se préoccupait de voir ma famille prospère : il estima cela très légitime. Nous nous quittâmes très bons amis car il fit dire à ses commis de me verser six cent mille livres en trois lettres de change d'ici six mois. Les finances étaient bien déprimées et il regrettait de ne pouvoir me donner le solde en une seule fois. Cependant, le brave homme méditait une panoplie de taxes et d'impôts qui produiraient suffisamment pour renflouer les caisses, m'assura-t-il27.
Le lecteur qui sait compter aura noté que ce fut plus d'un million de livres qui en un peu moins de deux années vinrent rembourser mes efforts pour Jeanne – un million cent cinquante mille livres exactement, sans compter les revenus corses. Et le même lecteur pointilleux se demandera ce que j'en fis. Vous voulez vraiment le savoir ? Je vous sens impatient. Allez, je vais vous confier ma petite comptabilité. D'abord, trois cent cinquante mille livres me servirent à acheter une belle propriété. Ensuite, cent mille autres s'investirent dans une remarquable collection de bustes antiques qu'un ami de M. de Marigny me vendit. Le reste ? Je pense l'avoir presque entièrement joué et perdu durant la même période. Oui, vous ne rêvez pas. Je ne vais pas vous en faire la chronique par le menu, mais sachez seulement qu'une incroyable guigne me poursuivit toute l'année 1769, jusqu'au mois d'avril de l'année suivante. J'en devins presque une vedette dans les salons, où l'on plaignait ma malchance en même temps qu'on louait ma bonne mine devant ce désastre. J'ai toujours su gagner de l'argent, jamais le garder. Mais vous me connaissez, cela n'écorna pas mon humeur, d'autant que Jeanne m'était une manière d'assurance sur la suite.
Elle-même menait bon train. Le roi lui laissait maintenant tirer sur M. Beaujon ce qu'elle voulait. Je n'ai jamais connu le détail de ses comptes, mais j'en ai vu le résultat. En à peine trois mois, Louveciennes s'était transformé en un petit palais enchanté où s'exposaient les merveilles des arts de notre siècle. Meubles, porcelaines, argenterie : tout naissait des meilleures mains, des manufactures les plus réputées. Jeanne recevait du roi près de trois cent mille livres mensuellement, m'a-t-on dit. Je veux bien le croire car ce que j'ai connu à Louveciennes ne se paie qu'avec des millions. Ses toilettes n'étaient pas en dessous : à Paris, son nom se vénérait chez les marchands de soierie. Et dans les maisons de Buffaut, Lenormand ou Barbier, chacune de ses apparitions était saluée comme une bénédiction. À cinq mille livres l'aune d'étoffe, on les comprend. Sa couturière préférée, Mme Sigly, empochait jusqu'à dix mille livres afin de lui confectionner un seul vêtement. Mais bientôt, ce fut le Tout-Paris des modistes qui travailla pour Jeanne, car elle usait d'au moins cinquante robes par saison. Au Palais-Royal, chez les joailliers et les bijoutiers, les plus belles pièces se fabriquaient aussi pour Mme du Barry. Et il n'était pas rare qu'on vienne lui présenter des diamants depuis Anvers. Pour toutes ces merveilles, mes conseils avisés, rappelez-vous, puis ceux de ces aimables fournisseurs, lui donnèrent un jugement des mieux instruit. Jeanne apprenait vite. Elle le prouva tout spécialement dans l'art pictural, où elle se forma un goût solide. Elle collectionnait et commanda plusieurs portraits d'elle à de brillants artistes. Au salon du Louvre, le peintre Drouais en présenta deux qui eurent un grand succès auprès du public. J'en trouve la facture assez réussie, dont un où Jeanne pose en habit d'homme lors d'une partie de chasse. Il est plutôt piquant. Sans être un grand maître, M. Drouais réalise des œuvres tout à fait charmantes, en particulier les portraits, pour lesquels j'avoue qu'il a peu de rivaux. C'est moi qui l'ai présenté à Jeanne en 1764, quand je lui commandai une belle toile d'elle dans ses vingt ans. Je la possède toujours. Désormais, cet artiste décorait Louveciennes pour plusieurs milliers de livres par tableau. Jeanne lui faisait peindre beaucoup d'enfants, pour lesquels elle avait une passion, sans qu'elle n'en ait jamais eu elle-même – vous en savez les raisons. M. de Richelieu, voulant lui être agréable à ce chapitre, lui offrit d'ailleurs un jeune négrillon, prénommé Zamor, qui avait une très belle figure et dont Jeanne s'enticha jusqu'à en faire son page. Elle le combla de bienfaits. On voyait ce petit être un peu partout dans le château, vêtu d'habits somptueux, s'introduisant jusqu'aux salons privés sans que personne ne le grondât.
Enfin, j'allais oublier de vous le dire, mais Mme du Barry obtint pour ses étrennes de 1770 une faveur qui acheva de la placer au sommet de la Cour, et même au-dessus du roi, si on me permet cette audace, puisque Sa Majesté lui donna de nouveaux appartements, situés exactement au-dessus des siens, au second étage du château. Jeanne en fit un modèle de confort et de bon goût où le roi accédait à sa guise par un escalier dérobé. Parfois même, c'était Zamor qui l'empruntait pour apporter des nouvelles de la favorite. Un jour, il fit irruption dans le cabinet du roi alors que M. de Choiseul y présentait d'importantes lettres à signer. Zamor, qui avait le naturel de son jeune âge, se glissa sous le nez du ministre pour tendre son billet au monarque. Le roi s'amusa de l'insolence du petit page et lui remplit les poches de friandises avant de le renvoyer à sa maîtresse avec une réponse. M. de Choiseul était cramoisi. Mais que peut un ministre de la Guerre contre le messager de l'amour ?
27L'abbé Terray ne semble pas avoir été toujours d'aussi bonne composition avec le comte que celui-ci le laisse penser. Il se plaignit même plusieurs fois à M. de Maupeou des demandes de Jean. Infatigable travailleur, il redressa les finances du Trésor mais s'attira le ressentiment de beaucoup, en particulier pour ses mesures fiscales. Il y gagna le surnom de « vide-gousset ». Enfin, pour ce qui relève de sa vie privée, il est vrai qu'il laissa une réputation fort peu en accord avec son sacerdoce.