Chapitre XXVI

L'année 1766 n'en finissait plus d'être fatale à des innocents. Au mois de juillet, ce fut un certain chevalier de la Barre qu'on immola à Abbeville chez ces affreux Picards dont le goût du massacre les rendrait plaisants aux fanatiques du Midi. La raison ? Les dévots de ce pays le soupçonnaient d'avoir profané un soir une statue du Christ sur le pont d'Abbeville. Bien qu'il eût un alibi, la justice locale prêta la main à l'accusation et les magistrats firent arrêter puis torturer le pauvre chevalier. On s'en félicita car il avoua un petit passé de libertin et de libre-penseur. Je dis « petit » puisqu'à vingt et un ans il est rare de s'être fait une carrière en ce domaine. M. de la Barre se retrouva condamné à la peine de mort. Vous lisez bien : en 1766, non pas aux temps de l'Inquisition, un jeune gentilhomme fut traîné au supplice pour ce seul motif. Quinze ans après, j'en suis encore révolté.

Vous comprendrez qu'en ce contexte j'étais mal vu de la soutane. Car l'influence de ces fâcheux de bénitiers commença d'incommoder l'air jusqu'à Paris. M. de Choiseul, qui n'était pourtant pas de cette coterie, laissa faire pour de sombres raisons. Je crois qu'il pensait peut-être se ménager ainsi des alliances dans les parlements et chez les dévots. À ce propos, j'avais un client qui faisait parfois la messe mais il ne relevait pas de ceux dont on peut se recommander auprès des âmes pieuses. M. de F* était un de ces jeunes et beaux abbés à qui la gent féminine se plaît à confesser ses péchés dans l'intimité d'une alcôve. Fils cadet d'une riche famille du Limousin, il servait Dieu dans une petite paroisse près de Versailles dont les fidèles ne se doutaient pas de ses manquements aux règles de son ordre. De toute façon, ils ne le voyaient guère plus que trois fois par an, à Noël, à Pâques et au Quinze Août. Cela lui laissait du temps pour courir les bordels de Paris. Un jour, il vint chez moi, amené par un puissant courtisan que je ne nommerai pas puisqu'il occupe aujourd'hui une des plus belles charges du royaume. À cette époque, il soupirait encore auprès du roi pour obtenir ce qu'il a eu depuis. L'abbé de F* le distrayait par son caractère enjoué, en même temps qu'en le promenant partout, il laissait penser aux candides qu'il se trouvait dans les meilleurs termes avec la religion. La chose était habile car en fait, M. de F* l'accompagnait dans toutes ses débauches. Bref, ce plaisant curé apprécia ma maison, récita son catéchisme avec une de mes filles et se mit à payer régulièrement la dîme pour la revoir. Mais je vous l'ai dit, la mode était à la persécution. M. de Sartine avait donné des ordres : dans tout Paris, on traquait les libertines génuflexions des ecclésiastiques. Ce délit, puisque c'en était un, occupait près de dix inspecteurs qui opéraient le plus souvent grâce à la délation.

Ma fille recevait habituellement l'abbé en pénitence dans son logis, près de mon hôtel de la rue de la Jussienne. Mais la belle était connue : les agents du Châtelet arrivèrent chez elle une nuit sans prévenir, comme il se doit dans leur méprisable profession. L'abbé fut sommé de décliner son identité. Ma protégée joua la surprise, arguant qu'elle ne savait pas que son galant était un homme de Dieu. Tout fut enregistré dans un procès-verbal. Les agents poussèrent cependant le zèle à obliger l'abbé à les suivre jusqu'au Châtelet pour s'expliquer. M. de F* était un homme jeune, à l'esprit naturellement porté à l'audace : il décida de fausser compagnie aux sbires. Au détour d'une rue, il prit ses jambes à son cou, laissant sur place son escorte. Arrivé à un carrefour qui mène au Louvre, l'abbé traversa du même trot, mais dans sa fuite, il ne vit pas les chevaux d'un carrosse qui en un éclair furent sur lui. Il s'en trouva tout bonnement happé, les roues de la voiture achevant ce que les sabots de l'attelage avaient commencé. Sur le pavé, il ne resta du beau M. de F* qu'une dépouille sanglante. On le rendit à sa famille sans préciser les circonstances de ce drame. Cette pénible affaire me valut bien évidemment encore quelques tracas. Les gens de M. de Sartine visitèrent mes filles plusieurs fois, et on me menaça même à mots couverts. Las, j'étais habitué. Et l'année se termina enfin sans que je la regrette.

 

1767 débuta de meilleure manière. Lors de la première d'une pièce de l'amusant M. Caron de Beaumarchais, que l'on siffla beaucoup d'ailleurs, Jeanne prit dans ses filets un richissime amateur d'art. Il s'agissait de M. de Sainte-Foy, avec qui je partageais le goût de la peinture et des femmes. Le lecteur sait qu'il m'arriva de collectionner les deux, bien que les tableaux de maître soient d'un trafic très ruineux. Ce M. de Sainte-Foy avait fait son immense fortune par quelques coups d'agiotage quand, encore jeune, il travaillait avec le banquier Necker. En peu d'années, il se fit connaître suffisamment pour que M. de Choiseul se l'attachât en qualité de trésorier général de la Marine. C'était pour moi une belle prise. J'engageai Jeanne à mettre beaucoup de zèle dans son commerce avec lui. Ce ne fut d'ailleurs pas une punition car il était jeune, bien fait, généreux et disposait de l'entregent d'un prince du sang, quoiqu'il n'eût aucun quartier de noblesse. Comme il était doté d'un caractère bien trempé, sa proximité avec M. de Choiseul ne l'avait pas découragé d'entretenir des relations avec une de mes protégées. Il savait fort bien en quel manque d'estime me tenait ce ministre, mais cela ne l'empêchait pas de se rendre chez moi plusieurs fois par mois. Il faut dire qu'à force de bons soins pour mes invités comme grâce à la réputation des belles parties – de cartes – qui s'y déroulaient, ma maison devenait un endroit à la mode. Et pas que pour les usages que vous savez. Jeanne se mua même certains soirs en maîtresse de salon littéraire quand M. Crébillon, ce charmant peintre de l'âme des femmes, M. Collé, le célèbre chansonnier, le duc de Duras ou le comte de Bissy, tous deux académiciens, venaient souper avant de profiter des plaisirs de mon logis.

Peu à peu, la réputation de Jeanne courut l'Académie, si bien qu'il n'y eut plus une semaine où un de ces messieurs ne vînt s'entretenir avec elle de quelques graves conjectures. Et pour vous dire qu'il n'y a pas là qu'ironie de ma part, je peux aussi vous citer des femmes de lettres qui firent le voyage chez moi pour le bon air qu'on y respirait. Mme Riccoboni, admirable plume après avoir été une actrice très appréciée, s'amusait souvent à nous rendre visite en compagnie de son amie Mme Biancolelli, qu'elle surnommait aimablement « Lady Perfection ». Les beaux-arts n'étaient pas en reste : M. Fragonard, dont j'acquis à Sainte-Foy de petites œuvres érotiques pour la moitié de leur valeur grâce aux douces négociations de Jeanne, se plut quelque temps dans ma maison. Une de ses œuvres les mieux appréciées du public fut d'ailleurs réalisée avec le concours d'une de mes pensionnaires. Je ne dirai pas dans quel tableau pour ne pas dévoiler les secrets de l'artiste – j'en ai les études dans mes collections. Voyez que le bel esprit avait aussi sa part rue de la Jussienne.

Depuis l'échec dans ma tentative de présenter Jeanne à Lebel, ce plan n'en occupait pas moins mes pensées. M. de Richelieu, à qui j'avais finalement confié ma déconvenue, m'engagea à ne pas m'en inquiéter car il savait qu'à la Cour, la vérité d'un moment se trouvait toujours démentie à un autre. Restait à attendre et à espérer. Et puis, diront quelques-uns d'entre mes lecteurs, je n'étais pas l'homme le plus à plaindre de Paris. C'est vrai, et puisque cela vous intéresse, je vous confie que mes affaires me rapportaient à cette époque près de dix mille livres chaque mois. Jeanne et mes filles étaient une source de ma prospérité, mais plus des deux tiers de cette manne provenaient de mon revenu corse. Nallut faisait un commissaire très zélé, d'autant plus qu'il y eut dans ces années-là des révoltes des patriotes locaux qui forcèrent les Génois à réclamer plus d'aide de la France. Quelques régiments supplémentaires finirent d'arrondir d'autant notre négoce.

Un distingué militaire, tout couturé de blessures, croix de Saint-Louis, mais pauvre comme Job, faisait à cette époque souvent le siège de mon salon. Officier sans affectation, M. Duperrier-Dumouriez revenait de Corse où il s'était essayé à se placer chez les Génois, puis près des patriotes corses, avant de hanter les ministères avec sous le bras un plan pour conquérir cette île où nous étions déjà. Gros joueur, il occupait ses soirées à perdre chez moi ce qu'il empruntait ailleurs. Ce Dumouriez, dont je me demande s'il ne mena pas un double jeu à mon égard, me tenait au courant de quelques intrigues qui intéressaient la Corse et par là même mes affaires. Proche de Choiseul, à qui il devait un peu de sa maigre pension19, il était aussi, je pense, un correspondant du Secret. Un franc-maçon également. Toujours est-il que, grâce à ses bons conseils, j'informais Nallut de certaines choses qui nous rapportèrent un peu plus encore – je ne vous en donne pas de détails. Nous en étions là de nos rapports lorsqu'un jour M. Dumouriez fit irruption dans ma maison, l'air très inquiet. Il insista pour me parler en particulier.

— Monsieur le comte, commença-t-il, j'arrive du ministère de la Guerre où je m'étais rendu pour qu'on me payât ma pension quand j'ai rencontré un vieil ami, aujourd'hui secrétaire aux Subsistances des armées.

— Voilà une relation intéressante.

— Certainement, mais plus encore quand vous saurez ce qu'il m'a confié.

— Je vous écoute.

— Eh bien figurez-vous qu'il se prépare quelque chose pour la Corse.

— Ah bon ?

— Oui, assurément. Des ordres ont été donnés de trouver de nouveaux fournisseurs pour approvisionner quarante bataillons.

— Bigre ! Il n'y en a que sept aujourd'hui et c'est déjà une belle rente.

— Oui, mais justement.

— Justement ?

— Dans la conversation, cet ami m'a dit qu'il était fort question de retirer les brevets aux actuels commissaires pour les donner à d'autres.

— Vous en êtes certain ?

— Tout à fait sûr.

— C'est fâcheux, il faut que j'en avertisse Nallut et…

— Mais il y a plus encore.

— Plus encore ?

— Oui. Mon ami, qui est dans les petits papiers de l'intendant général Foullon, m'a confié que l'on mène une enquête pour « épingler », m'a-t-il dit, certains détournements. Il m'a aussi affirmé que la « mascarade », ce sont ses mots, des hommes de paille allait cesser. M. Foullon veut reprendre la main sur tout.

— Ça ne m'étonne pas, il est aussi cupide que sans morale. Il vendrait un cercueil à sa mère.

— Et il y a pis…

— C'est déjà bien assez…

— Malheureusement, on cite aussi votre nom dans une soi-disant affaire de corruption des officiers de la garnison de Calvi.

— Mon nom ? Calvi ? Mais qu'est-ce donc que cette baliverne ?

— Je ne sais pas. On jase beaucoup à ce sujet au ministère.

— Êtes-vous certain de tout cela ?

— Mon ami est de confiance, c'est pour cela que je viens vous en avertir.

— Je vous remercie pour votre diligence. Je ne sais pas de quoi il retourne, conclus-je, mais il est certain qu'il y a derrière cela un fumet de complot.

Dumouriez se retira, me laissant seul avec mes interrogations.

J'avais déjà dans ma vie fait face à la calomnie, aux mensonges, aux dénigrements et aux pires injustices. Je savais donc qu'il n'y a souvent rien à espérer des hommes lorsque leur opinion se ligue contre vous. Mais quand il se confirma qu'il y avait effectivement de fortes suspicions sur ma personne, j'avoue avoir désespéré de mon prochain. Je vous le jure, je n'ai jamais mené aucune intrigue auprès des officiers d'un quelconque régiment du roi. Et pour quoi faire ? J'en tirais déjà assez de bénéfices sans cela20. Ma seule faute se résumait à avoir usé d'un prête-nom. Mais je ne fus pas le seul.

J'avertis donc Nallut de prendre les dispositions utiles afin de répondre à une éventuelle enquête. Je suis un homme de décision, mais j'aime aussi à m'entourer d'avis. En l'occurrence, celui de M. de Richelieu, dont je vous rappelle qu'il était aussi intéressé à ce négoce, m'importa beaucoup. Il confirma mes craintes, me précisant que l'on s'agitait beaucoup autour de cette affaire de Corse. Une seule note d'espoir dans ce tableau bien sombre : d'autres personnes bien en cour avaient fait leurs bénéfices sur la Corse, et il fallait s'attendre à ce que tout ce bruit finisse par être étouffé. En attendant, me suggéra-t-il, il valait mieux mettre encore une fois un peu de distance avec Paris, comme quelques années plus tôt. Cette fois, j'accueillis le conseil avec beaucoup moins d'enthousiasme. Lors de mon séjour à Londres, pour les raisons que vous savez, ma situation était bien différente. Aujourd'hui, je laissais derrière moi beaucoup plus. Mais surtout, un départ signifiait qu'il me fallait abandonner provisoirement mes ambitions pour Jeanne. Le duc tenta de me rassurer : il ne s'agissait que de quelques semaines, peut-être un mois ou deux au plus, avant que l'orage ne passe.

Car selon lui, la foudre allait bel et bien tomber. M. de Foullon voulait que l'on fasse des exemples : il était déjà en rapport avec Sartine. Bref, rien ne servait de me retrouver dans une geôle pour faire valoir mon innocence. Je me résolus donc à donner des ordres à Simon afin de préparer mon départ. Je demandai également à Nallut de venir me voir afin de l'informer de ma décision. Il était passablement nerveux et me dit qu'il envisageait lui aussi de prendre le large. Je l'en dissuadai vivement car c'eût été un aveu de nos arrangements. Non, il ne risquait rien en restant, lui promis-je, car on pouvait tout au plus lui reprocher quelques factures un peu salées, rien d'autre. Mes assurances ne semblèrent pas lui rendre la sérénité, et il me fallut lui garantir le soutien de M. de Richelieu pour qu'il ne filât pas dans l'heure à l'autre bout de l'Europe. En l'occurrence, le duc ne pouvait rien pour Nallut, cependant c'est le seul argument qui me vint à l'esprit pour calmer son désarroi. Bien sûr, je me doutais qu'il serait inquiété par les comptables de l'intendant ; toutefois, sa présence serait au moins un gage de sa bonne foi. Et puis, après tout, il avait jusqu'alors fait son beurre avec cet emploi. Dans les affaires, il n'y a pas que du bon, il le savait. Bref, il n'aurait qu'à se débrouiller. Ceci réglé, je m'attelai à mettre en ordre ma maison avant de partir. Je distribuai un petit pécule à mes filles pour qu'elles m'attendent le plus sagement possible. Restait Jeanne. Je fus tenté de lui demander de m'accompagner mais sa liaison avec M. de Sainte-Foy était des plus rentables, et il eût été dommage de l'interrompre alors qu'elle n'avait pas encore donné toute sa mesure. Je proposai donc au duc de veiller un peu sur elle pendant mon absence, ce qu'il me promit sans effort. À elle, j'expliquai ma situation, l'engageant à tenir ma maison comme si j'étais toujours là. Elle m'en fit le serment. D'une autre, j'aurais douté, mais de Jeanne, je savais que l'on pouvait accepter la parole en confiance.

Mes préparatifs de départ furent tellement précipités que je n'ai pas encore eu l'occasion de vous dire où allait me conduire ma fuite. Je décidai de ne pas quitter le continent, et c'est la Suisse qu'il me plut de choisir, une terre où j'avais quelques connaissances. Simon me sut gré de lui épargner une nouvelle équipée en mer à laquelle il n'aurait cette fois pas survécu, je pense. Je quittai Paris au début du mois de juin en direction de Genève.

Je passerai assez rapidement sur mon voyage vers ce beau pays. En cinq jours, je fus à Neuchâtel, où je restai deux bonnes semaines à l'excellent Hôtel de la Couronne – je le conseille aux voyageurs. Je me trouvai d'ailleurs ravi d'apprendre que Jean-Jacques Rousseau y avait également ses habitudes. À cette époque, il n'était plus en Suisse mais en Angleterre, où les persécutions du Parlement l'avaient contraint à se retirer après la publication de son Émile et du Contrat social. La lecture des deux m'a d'ailleurs convaincu de classer Rousseau au rang des grands esprits de notre siècle, et s'il m'arrive parfois d'en critiquer l'utopie, ses œuvres restent pour moi des guides. Je fus donc assez désappointé de ne pouvoir lui rendre visite lorsque je m'installai à Genève.

 

Les Suisses me firent dans l'ensemble bon accueil. Ce pays est peuplé de gens qui parlent notre langue, bien qu'un étrange accent ne puisse manquer de dénoncer leurs origines. Beaucoup d'Allemands habitent aussi cette terre. Je ne me lancerai pas dans une leçon sur le système de gouvernement de ces peuples car il est positivement difficile à comprendre pour un autre qu'un Suisse. Les villes et les cantons qui forment cette Confédération, comme ils l'appellent, se déchirent depuis deux siècles à tout propos, en particulier à cause de la religion, mais arrivent tant bien que mal à se croire un destin commun. Je n'en dirai pas plus, un livre ne suffirait pas à peindre les subtilités de cette province. Il faut seulement savoir que leurs discordes n'ont pas empêché les Suisses de bâtir des cités prospères et industrieuses. Même en Angleterre, je n'ai pas vu autant de manufactures. On fabrique ici des tissages de cotons qui se vendent jusqu'aux Amériques. En outre, si, comme on le sait, les Suisses sont les horlogers de l'Europe, il ne m'étonnerait pas qu'ils en deviennent également un jour les banquiers. Dans chacune des villes de la Confédération, des établissements de change font à ce peuple une réputation d'excellence dans l'art d'accommoder l'argent. Les protestants n'y sont pas pour rien. Sur la terre de Calvin, on rencontre en effet à peu près toutes les églises réformées, y compris les plus fanatiques. Car ici, comme parmi les catholiques, les exaltés se signalent par leurs égarements. C'est un fait : nul en ce monde n'a le monopole de l'intolérance. Dans les villes qu'il m'arriva de visiter, on était parfois plus vigilant des bonnes mœurs que chez les dévots du pape. Bref, pour un débauché, la Suisse a peu de relief.

Je me rabattis sur quelques bonnes connaissances qui cultivaient leurs jardins secrets en cette matière, en même temps que je fis profit du bon air des montagnes. Je logeai notamment à Genève dans la maison d'un marquis italien dont la domesticité était composée de filles des plus aimables, toutes italiennes aussi. Je restai là quelque temps avant de courir deux ou trois autres villes avec Simon. Cela fait un moment que je ne vous ai pas entretenu de lui. Ce brave garçon prospérait et approchait maintenant les vingt-six ou vingt-sept ans, je ne sais. Sa carrure était admirable, sa taille propre à décrocher les lustres, et son visage toujours aussi ingrat. Au moral, mes leçons avaient porté un peu leurs fruits puisqu'il remplissait son office sans donner le sentiment qu'il n'y eût aucun autre sens à sa vie. Pour un médiocre, c'est toujours un réconfort de se savoir à sa place. Les années passant, il avait même acquis une fine connaissance de son maître, anticipant avec beaucoup d'à propos quelques-unes de mes manies privées. Ainsi, au lever, il savait presque exactement choisir mes vêtements sans qu'il ne me fût nécessaire de le reprendre. Il n'était pas devenu un élégant, loin s'en faut, mais sa longue observation de mes choix en ce domaine lui avait donné l'apparence du goût. À table, il se tenait également fort bien, de ce que je pus constater deux ou trois fois quand lors de mes voyages la modestie d'une auberge me contraignit à souper en sa compagnie. Tout cela, il me le devait. Je le lui rappelais fréquemment car les gens de son espèce ont aussi peu de mémoire de la reconnaissance qu'ils doivent, qu'un débiteur pour son vainqueur aux cartes.

 

Les charmes de la Suisse n'allaient pas me retenir longtemps. Cinq semaines après mon arrivée, un courrier de Nallut me parvint à Genève. Ce qu'il m'y expliquait ne fut pas pour me déplaire. Jugez plutôt. Comme je m'y attendais, les agents de l'intendant Foullon lui avaient rendu visite quelques jours après mon départ de Paris. Nallut, à qui la peur donna du génie, se souvint que nous étions en affaire avec le marquis de Villeroy. D'abord, il répondit quelques fadaises aux questions pressantes des fonctionnaires, niant notamment avoir une quelconque attache avec moi. Cela aurait été bien court pour les agents de Foullon si ce brave Nallut n'avait ajouté qu'il reconnaissait en revanche s'être un peu rendu coupable d'agiotage avec le concours très minime, précisa-t-il, du marquis de Villeroy, le gouverneur du Lyonnais. On se souvient que ce dernier favorisait au meilleur coût le transport de nos marchandises jusqu'aux ports de Méditerranée, en échange des faveurs de Jeanne. Nallut ne donna pas ce dernier détail mais son aveu troubla suffisamment les enquêteurs pour qu'ils cessent leurs investigations afin de rendre compte à leurs supérieurs.

Il me faut là vous dévoiler les raisons de cette hésitation. Le marquis de Villeroy était très apprécié de la famille royale, dont son oncle avant lui s'était montré un dévoué serviteur. Son épouse reçut même l'insigne honneur du tabouret chez la reine. On comprendra dès lors qu'il devenait embarrassant de chercher querelle à ce puissant seigneur, ou bien de compromettre d'éventuels commissionnaires avec qui il eût traité. La prédiction de M. de Richelieu se vérifiait : le scandale s'éteignait car trop de hauts personnages étaient intéressés aux rentables affaires de Corse.

La lettre de Nallut achevée, je ne mis pas longtemps pour donner mon congé à mes amis genevois. À la fin de juillet, je rentrai sans encombre dans mon hôtel de la rue de la Jussienne, où Jeanne me reçut avec beaucoup de chaleur. Pendant mon absence, rien de notable n'était advenu, si ce n'est que le duc de Richelieu avait assidûment monté la garde auprès d'elle. Dans ma bibliothèque, j'eus également la surprise de découvrir une admirable toile de M. Carle Van Loo, représentant les trois Grâces, dont M. de Sainte-Foy avait fait don à Jeanne. Elle eut la délicatesse de me céder ce tableau en cadeau de bienvenue.

19Dumouriez, dont on connaît la carrière depuis, et qui durant sa vie servit à peu près tous les régimes de l'Europe, avait effectivement à cette époque partie liée avec Choiseul, dont il espérait un poste d'ambassadeur.

20On peut penser que le comte est sincère sur ce point. Nallut, en revanche, pourrait avoir pris des initiatives de ce genre. Jean du Barry n'était d'ailleurs sûrement pas dupe des agissements de son homme de paille, et il fut pour le moins passif dans cette histoire.