Chapitre XLI

Je ne suis pas homme à regarder en arrière. Et ces Mémoires sont le premier exercice de ce genre que je m'impose. Pourtant, arrivé à ce point de mon récit, mon lecteur appréciera peut-être que nous nous arrêtions un peu pour contempler le chemin accompli. C'est d'autant plus opportun, qu'à l'époque où nous sommes maintenant rendus, j'allais vers mon cinquantième anniversaire. Par ailleurs, cette date sonnait les vingt ans, tout rond, depuis ma fugue de Lévignac. Vingt années dont je ne regrettais rien, et encore moins la position à laquelle je m'étais hissé. En mai 1773, ma petite fortune s'élevait à plus de un million de livres en papier, créances et numéraire. Je possédais deux vastes domaines – à Fontainebleau et à Bouconne – en plus de mon hôtel parisien et du manoir familial. En outre, ma collection de tableaux était reconnue comme une des plus exquises de Paris, sans parler des meubles et antiques qui décoraient mon hôtel, dont la valeur approchait les six cent mille livres. En plus de tout cela, le roi m'avait honoré du titre de comte de L'Isle-Jourdain. Enfin, mon affaire sur la Corse, dirigée d'une main experte par Nallut, me valait une rente de plus de cent cinquante mille livres.

Le lecteur attentif aura noté que dans ce décompte je n'inclus pas mon commerce galant. Il produisait moins qu'à ses belles heures, mais quatre ou cinq perles continuaient à me valoir de quoi dépenser sans compter à la table de jeu.

Dans ces conditions, comment pouvais-je regretter d'avoir quitté mes pénates vingt ans plus tôt ? Les grincheux objecteront que cette belle prospérité m'avait coûté ma réputation. Soit. Et alors ? Je dormais dans des étoffes précieuses, ma maison comptait huit domestiques, les meilleurs gentilshommes m'ouvraient leurs portes, et quelques-unes des plus belles femmes de Paris me connaissaient d'assez près. Que voulez-vous de plus ? L'estime des siens, dites-vous ? Justement, j'y travaillais tous les jours. Et ma défunte épouse aurait été bien heureuse de voir le beau mariage que fit mon fils avec Mlle de Tournon à l'été 1773.

Les du Barry sont de vieille souche, vous le savez. Mais je crois qu'aucun des membres de notre lignée ne peut se vanter d'avoir recueilli la signature du roi sur son contrat de mariage. C'est un honneur rare, et c'est le cadeau de noce que Jeanne fit aux deux époux. Elle s'était occupée de tout, peut-être mieux qu'une mère ne l'aurait fait – sans manquer à la mémoire de la génitrice de mon fils. Elle trouva le prêtre, mobilisa une paroisse de Versailles, choisit la toilette de Mlle de Tournon, et demanda donc au roi qu'il ajoutât son paraphe sur le contrat des mariés. Il s'exécuta de bonne grâce, la faveur n'étant pas de celles qui coûtaient cher. Il promit même de venir saluer les jeunes époux. La cérémonie fut simple mais très émouvante : la mariée était splendide et s'acquitta fort bien de son rôle. Quant à mon fils, il donna tous les signes d'un homme profondément épris – cela m'inquiéta un peu. Une fête rassembla ensuite les deux familles dans les appartements de Jeanne, en compagnie d'une petite cinquantaine d'invités parmi les plus distingués de la Cour.

On y vit, entre autres, le duc de Richelieu, M. d'Aiguillon, le prince de Soubise, le comte de La Marche – c'était le fils du prince de Conti, brouillé à mort avec son père –, le comte de Broglie, le jeune et très beau duc de Lauzun – Jeanne l'appréciait beaucoup –, ou encore Mme de Mirepoix, la princesse de Montmorency et Mme de Valentinois. M. de Maupeou passa aussi sa vilaine tête quelques instants. Enfin, sur les coups de dix heures du soir, le roi rendit visite à la noce. Il m'apparut singulièrement fatigué et vieilli. Son teint semblait comme celui d'un homme malade de la bile. Jeanne lui présenta les jeunes mariés, puis il se promena sans façon d'un invité à l'autre. Il me fit l'honneur de me reconnaître et m'adressa la parole avec bonté, sans jamais sembler nourrir contre moi un quelconque ressentiment après toutes les calomnies dont on avait dû l'abreuver sur mon compte. Jeanne se pressa cependant de l'entraîner auprès du duc d'Aiguillon, craignant sûrement je ne sais quelle initiative de ma part. Elle ne se doutait pas que l'instrument de ma revanche était à quelques pas de nous.

Mlle de Tournon, désormais vicomtesse du Barry, se montra très irréprochable à l'endroit de sa condition de jeune épousée, néanmoins nous fûmes quelques-uns à lui remarquer un vrai talent d'enjôleuse. Elle sut ainsi se rendre agréable à tous par des minauderies qui auguraient du meilleur. L'attention du roi s'en trouva piquée, puisqu'il demanda à Jeanne de hâter sa présentation à la Cour. Cela pouvait s'entendre comme une marque de paternelle bienveillance ; toutefois, je voulus y lire autre chose. Jeanne n'en conçut de son côté aucune méfiance et se réjouit de cette preuve d'intérêt pour la femme de mon fils.

Dans les semaines qui suivirent, je me rapprochai discrètement de ma belle-fille pour l'entretenir de ses nouvelles responsabilités et de la prospérité de son ménage, comme un honnête beau-père se doit de s'en préoccuper. Avec Adolphe, ils avaient obtenu un appartement au premier étage des Grands Communs : trois pièces sombres mais assez vastes. La jeune mariée m'y reçut au début du mois d'août, à quelques jours de sa présentation au roi. Mon fils était cette après-midi-là en service. La vicomtesse se montra fort attentive aux conseils que je lui prodiguai afin de produire le meilleur effet lors de sa première apparition à la Cour. Je lui parlai en particulier du roi et des bienfaits dont il comblait toujours les mines agréables. Je la prévins également de ne pas s'émouvoir si Sa Majesté lui signifiait des témoignages un peu plus pressants de son contentement. C'étaient là des marques de confiance, lui dis-je, qui honoraient celles qui en étaient l'objet. Ma belle-fille comprit fort bien de quoi je voulais parler, et ne s'étonna de rien. J'avais vu juste, semblait-il, quant à ses secrètes aptitudes. D'ailleurs, au cours de la conversation, je remarquai une aisance nouvelle dans sa manière de s'adresser à moi. Je mis d'abord cette familiarité sur le compte d'une proximité bien naturelle entre un beau-père et sa belle-fille. Cependant, au fur et à mesure, je m'aperçus qu'elle y ajoutait de savants effleurements de sa personne avec la mienne. Je me pinçai presque, mais au bout d'un moment de cette comédie, je dus me résoudre à l'évidence : la femme de mon fils s'essayait à aiguillonner les sens de son roué de beau-père.

Vous ne me croyez pas ? Vous avez tort. Et la suite de l'histoire plaidera malheureusement pour moi. Mais n'allons point trop vite. Faites-moi confiance : la jeune vicomtesse était une libertine trop longtemps contenue dans le corset de sa fierté. Désormais, elle se pensait autorisée à rattraper le temps perdu. Il n'y avait là rien de choquant en soi. Sauf peut-être pour mon fils, qui, en cette matière comme en d'autres, n'usa jamais de ma philosophie. Quoi qu'il en soit, je vous rassure, je n'abusai pas de mon ascendant sur ma belle-fille, mis à part un petit badinage sans importance, qui ne vaut même pas qu'on y revienne.

 

La présentation de la vicomtesse du Barry attira beaucoup de monde à Versailles. Mon nom était devenu de ceux qui suscitent la curiosité des courtisans. Tout se passa sans anicroche, même si elle n'impressionna pas l'assistance, à l'inverse de Jeanne quelques années plus tôt. Le roi se montra galant homme et proposa à ma belle-fille de venir souper ce soir-là dans ses appartements en compagnie de son mari et bien sûr de Jeanne. Durant toute la soirée, il eut de petites attentions pour elle, sans toutefois outrepasser les règles de la bienséance.

Cependant, l'épouse de mon fils, encore bien mal dégrossie au jeu de la séduction, découvrit un peu vite ses batteries. Elle se crut en mesure de faire la coquette, accapara l'attention du roi, joua un peu de ses atours, et ne quitta pas de la soirée son fameux air fripon. En amour comme à la guerre, si l'on ne prend soin de dissimuler ses manœuvres d'approche, on court le risque d'essuyer de sanglantes répliques de l'adversaire. En l'occurrence, les minauderies de ma belle-fille éveillèrent le soupçon dans le cœur de Jeanne. Quelques jours plus tard, cette dernière en glissa deux mots à l'intéressée qui ne trouva rien de mieux, la sotte, que de répondre qu'elle avait seulement suivi les conseils de son beau-père. Autant se jeter dans la Seine avec une caisse de boulets dans les bras.

Évidemment, Jeanne exigea aussitôt de me voir. Je vous passerai la recension de notre entrevue. Ce fut bien triste à entendre : Jeanne me promit presque la lettre de cachet. Elle me traita de père indigne, brailla qu'elle n'avait jamais rien connu de pire que moi – j'en doute –, et me prévint qu'elle allait requérir du roi qu'on m'exile dans mes terres. Mes sœurs étaient présentes et assaisonnèrent de leur fiel toutes ses récriminations. Je ne me défendis pas, un peu las, je l'avoue, du tour que prenait cette affaire. Et puis, au ton de Jeanne, je saisis qu'il se pouvait qu'elle mît ses menaces à exécution. Une retraite s'imposait. De toute façon, le roi ne paraissait pas enclin à goûter plus avant aux charmes de la jeune vicomtesse. Je ne sais si ce fut Jeanne qui l'en dissuada ou s'il s'en guérit tout seul, mais il n'en parla plus. Les rois sont versatiles, c'est connu.

 

Je me remis très vite de l'échec de mon projet, et je repris le cours de mon existence, bien décidé à profiter d'une fortune âprement acquise. L'année finit sans que je ne me montre à Versailles. Je vaquais à mes petites affaires, récupérant notamment de haute lutte trois cent mille livres auprès de M. Beaujon, pour l'installation de mon fils et de ma belle-fille à Paris. Jeanne ne s'y opposa pas, contente de voir s'éloigner l'objet de son ressentiment. Je louai pour eux au début de 1774 un bel appartement près du Palais-Royal, puis je donnai à Adolphe cinquante mille livres afin de satisfaire aux dépenses de son installation. Il me resta deux cent trente mille livres. De son côté, la jeune vicomtesse du Barry se laissa aller à sa nature, tandis que mon fils entra dans la carrière du cocu qui ignore ce que tout le monde sait. Je l'aurais bien averti, mais l'expérience démontre qu'il faut laisser à la victime le loisir de s'affranchir seule de ce genre de connaissance. La leçon n'en est que meilleure. Ne jamais asséner le savoir mais laisser l'élève s'en emparer, c'est d'ailleurs l'enseignement de M. Rousseau dans son excellent ouvrage sur l'éducation. Voyez le pédagogue que j'étais.

 

Au mois d'avril, Guillaume me donna de ses nouvelles car il se trouvait en manque d'argent. Après plusieurs mois d'une vie tapageuse, il avait engrossé une pauvrette rencontrée dans un taudis du faubourg. Sûrement pour occuper son ennui, il s'était ensuite piqué de reconnaître l'enfant, et l'avait ramené à Toulouse, sans cependant calquer sa tempérance sur celle d'un bon père de famille. Ses rentes ne suffisaient plus à assurer son train, ni à payer les créanciers qui réclamaient le remboursement de fortes sommes qu'ils lui avaient prêtées pour se faire bâtir une folie aux environs de Toulouse. Dans sa lettre, il se plaignait aussi qu'à la fin de l'année précédente de vilaines émeutes lui aient valu de perdre beaucoup d'argent, à cause des pillages de dépôts de blé dans lesquels il possédait soi-disant des intérêts. J'avais effectivement entendu parler de ces troubles et des violences qui les avaient accompagnés à Toulouse et dans tout le Midi ; cependant, je doutais que mon frère en eût le moins du monde souffert : il n'était pas assez habile pour s'associer à ceux qui spéculaient sur la famine pour faire monter les prix des grains. Bref, je lui répondis avec ironie d'écrire à sa femme ou à mes sœurs, ou bien encore au roi afin de l'avertir des déboires que lui causait la politique du gouvernement. J'en avais soupé des lamentations de ma famille.

À cette époque, je retournai fréquemment à Versailles, malgré les menaces de Jeanne. J'y gardais toujours beaucoup d'amis, en particulier le jeune comte de Guibert, dont l'ouvrage de tactique militaire venait de lui acquérir la célébrité dans toute l'Europe. Il y prônait la refonte complète de l'art de la guerre, plaidant pour le mouvement permanent contre l'immobilisme des vieilles manières. Une stratégie qu'il appliquait également à sa vie amoureuse puisqu'il était un actif compagnon de débauche. À la fin du mois d'avril, le vingt-neuf exactement, j'avais rendez-vous avec lui dans les appartements d'une de nos relations communes, le prince de Marsan, pour une partie de cartes. En arrivant, je remarquai une agitation inhabituelle vers le salon de l'Œil-de-Bœuf. Vous n'ignorez pas qu'à Versailles tout se sait de la vie des monarques. La comédie de leur existence se joue devant la Cour, du matin au coucher. Ce soir-là, je vis le Dauphin et la Dauphine, ainsi que madame Adélaïde, faire les cent pas devant les appartements du roi, tandis que MM. d'Aiguillon, de Broglie et de Soubise entraient et sortaient des salons, semblant les porteurs de graves nouvelles. La chose m'intrigua d'autant plus que je reconnus M. La Martinière, premier chirurgien du roi, qui sortait de l'Œil-de-Bœuf, la mine soucieuse et l'habit à moitié déboutonné, comme celui d'un homme qui vient d'accomplir une dure besogne. Je restai quelques instants à distance, curieux d'en apprendre un peu plus, lorsque j'aperçus tout à coup Jeanne qui arrivait en compagnie de Chon. Je m'esquivai promptement.

Le prince de Marsan se fit attendre deux bonnes heures, et nous rejoignit sur les coups de dix heures du soir, l'air passablement contrarié. Il venait de chez le roi. M. de Guibert l'interrogea : lui aussi avait remarqué beaucoup de va-et-vient par là-bas. Le prince nous expliqua que le roi se sentait souffrant. On venait de le ramener du Petit Trianon où il s'était rendu quelques jours plus tôt avec Mme du Barry et peu de courtisans. Les premiers signes d'un embarras se déclarèrent au cours de la soirée du mardi vingt-six. Le lendemain, le roi ne monta pas à cheval pour la chasse mais la suivit en voiture, ce qui ne lui était pas ordinaire. Il faisait fort beau ; pourtant, il se plaignit d'avoir des frissons : on l'emmitoufla toute la journée dans un manteau sans parvenir à le réchauffer. Son entourage jugea alors qu'il avait de la fièvre et lui conseilla de repartir à Versailles. Le roi refusa. Il prit seulement un bouillon, avant de se coucher à huit heures du soir.

Le jour suivant, un puissant mal de tête le saisit dès le réveil, puis des vomissements. Inquiète, Mme du Barry le décida enfin de rentrer à Versailles. Une fois dans sa chambre, La Martinière lui administra de l'opium afin de l'apaiser et de l'aider à s'endormir. La journée passa ainsi. Au matin du vingt-neuf, le roi n'allait pas mieux. On décida de le saigner par deux fois, ce qui lui procura beaucoup d'agitation et de fortes sueurs ; toutefois, les médecins jugèrent le remède efficace puisque le mal de tête s'estompa. Aussi, afin de faire taire la rumeur qui commençait de se répandre dans Versailles, le médecin Bordeu fit dire que l'état du monarque ne présentait rien d'alarmant. Le roi était coutumier de ces affections passagères, bien que celle-ci fût assez sévère, à en juger par son affreuse mine, nous confia le prince de Marsan qui ne se rappelait pas l'avoir déjà vu comme cela. Ces éclaircissements obtenus, nous jouâmes ensuite jusqu'à très tard, le comte de Guibert abandonnant deux mille livres sur le champ de bataille, preuve que la meilleure tactique ne garantit pas toujours des coups du sort.

Le trente avril, je rentrai à Paris, où Nallut m'attendait pour régler des affaires pressantes. Cela me tint toute la journée. Le soir, avant de regagner ma maison, je faisais un détour par le Procope pour saluer quelques connaissances. Dans le café, on ne parlait que de la maladie du roi. Aux dernières nouvelles, l'archevêque de Paris avait même été mandé car l'agonie s'annonçait proche. Je connaissais trop les ravages de la rumeur pour ne pas être tenté d'aller moi-même vérifier ce qu'il en était. Je retournai à mon hôtel, et ordonnai à Simon de me réveiller tôt le lendemain pour aller à Versailles. Mais cet âne laissa passer l'heure : nous ne pûmes nous mettre en route qu'à dix heures. Nous étions un dimanche et beaucoup de monde venait à Versailles ce jour-là. À peine arrivé, je tombai sur M. de Richelieu, qui traversait la cour de Marbre pour se rendre chez le roi. Il me salua amicalement, toutefois je le sentis un peu nerveux. Il me donna rendez-vous le soir même pour m'en raconter plus.

Dans l'après-midi, il y eut un fort orage qui refroidit singulièrement la température. Je retrouvai M. de Richelieu à l'heure dite, dans le salon d'Hercule. Il était encore plus sombre que le matin. Je lui demandai des nouvelles du roi : il m'attira dans un angle du salon, loin des portes.

— Sa Majesté ne va pas bien, dit-il seulement.

— Est-ce grave ? le relançai-je.

Il regarda alors lentement autour de lui pour s'assurer qu'on ne nous écoutait pas.

— Le roi a la petite vérole… lâcha-t-il dans un soupir.

Mon sang se glaça, et je crois bien qu'il quitta quelques instants mon visage.

— Cela est certain ? balbutiai-je.

— Pour une fois, les médecins sont d'accord. Il n'y a pas de doute.

— Comment se présente-t-elle ?

— Pour le moment, on dirait qu'elle veut sortir sans trop de dommage. L'éruption est abondante, surtout sur le visage, ce qui rassure M. Bordeu. Mais le malade est âgé, et il ne faudrait pas que le feu rentre.

— Que dit le roi ?

— Il ne sait rien de son mal.

— Rien ? m'exclamai-je.

— Rien… Vous savez comme il est. On craint de le tuer en lui disant de quoi il est atteint.

— Mais cela ne pourra durer.

— Pour l'heure, cela va ainsi. Il se pense victime d'une fièvre militaire. Personne ne lui dit autre chose. Pas même ses filles, qui le veillent toute la journée.

— Et Jeanne ?

— Mme du Barry vient dans la chambre du roi chaque soir, malgré l'avis des médecins.

— Il a été saigné, je crois.

— Ne m'en parlez pas, répondit le duc en soufflant. On l'a saigné deux fois. Pour rien, bien sûr, puisque c'est la petite vérole. Mais ce fou de Lemonnier, le médecin de Mesdames, voulut en pratiquer une troisième. Et vous savez que le roi a toujours dit qu'en ce cas, c'est que l'affaire est grave et qu'il faut se préparer chrétiennement à la mort. Lui annoncer une troisième saignée, c'était l'assassiner.

— Et nous perdre…

— Vous avez compris. Depuis que le parti de la Dauphine et de Mesdames sait la gravité du mal, ses partisans rôdent autour des appartements du roi avec des mines de conspirateurs.

— Comment va-t-il maintenant ?

— Il a la tête rouge et grosse, toute remplie de petite vérole. Le corps n'est pas encore atteint. Bordeu m'assure que si l'éruption reste abondante et sort bien, le venin de la maladie pourrait s'en trouver rapidement tari.

— Mais pour cela, il faut que le malade soit bien calme.

— Je m'y emploie, mon ami. Pas plus tard que tout à l'heure, j'ai sermonné l'archevêque de Paris pour qu'il n'alarme pas le roi.

— Il est ici ?

— Il l'était. Le pauvre homme est rentré à Paris. Il est malade de la gravelle et a manqué se trouver mal dans la salle des Gardes. Ils ont causé quelques minutes, c'est tout. Mesdames voulaient qu'il préparât le roi, mais j'ai su le décourager. De toute façon, l'archevêque pisse le sang, et il devrait plutôt songer au repos de son âme qu'à faire peur aux mieux portants que lui.

— Tout cela est bien inquiétant, tout de même. Il ne faudrait pas que le pire survienne…

Le duc soupira. La fatigue de son visage trahissait maintenant ses soixante-dix-huit ans.

— Je ne suis pas médecin, mais j'ai déjà vu mourir un roi, un Régent, un Dauphin et des princes à ne plus les compter. Et je dois dire que Sa Majesté n'a pas la mine d'en revenir. Je souhaite me tromper. Cependant, il faut se préparer à de grands bouleversements.

Il n'en dit pas plus ce soir-là. Nous nous quittâmes vers les neuf heures, et il se rendit à nouveau au chevet du roi. Pour ma part, je restai à Versailles, chez une jeune veuve qui me devait un peu d'argent au jeu. Je ne voulais pas m'absenter en un moment si crucial.

 

Le deux mai, Versailles se réveilla aux accents de la rumeur d'une aggravation de l'état du roi. Des petits groupes s'étaient formés dans la Grande Galerie, où l'on spéculait sur les allées et venues des médecins. Des suisses fermaient les accès à l'Œil-de-Bœuf, tandis qu'on avait ouvert plusieurs fenêtres pour faire entrer de l'air dans le château. Je cherchai partout M. de Richelieu, mais ne le trouvant pas, je décidai de rendre visite à Chon. Chez elle, on devait certainement savoir quelque chose. Elle parut très surprise de me voir là. Dans son appartement, il me sembla remarquer un peu de désordre, de celui qui annonce les départs. Je lui en demandai la raison : elle fit l'étonnée et me répondit sans conviction qu'elle n'envisageait pas de voyager en ce moment. Cela m'intrigua. Elle me rassura cependant sur la santé du roi. Il avait passé une bonne nuit. Les médecins s'accordaient à penser que l'infection se comportait favorablement, bien que le malade fût toujours très fatigué. Chon m'apprit également comment le roi continuait de s'aveugler sur la nature de son mal. Dans sa chambre, il flottait comme un air de carnaval, car tout le monde prenait un masque que la vérité contredisait. Le roi s'imaginait notamment avoir eu la petite vérole à l'âge de dix-huit ans, ce qui le réconfortait puisqu'on ne peut l'attraper deux fois. Les médecins le laissaient dans cette croyance, qui, bien sûr, était fausse. Ne pas se penser malade aide à la guérison, dit-on.

Je restai chez ma sœur jusqu'au dîner : Bischi nous y rejoignit avec des nouvelles fraîches. Le roi se sentait mieux et plaisantait même sur son état. Il avait reçu les ministres, puis ses filles et enfin Jeanne. Tout cela me rassura. Le roi n'était pas à l'article de la mort, et je convins intérieurement que l'on voyait beaucoup de vérolés qui survivaient à la maladie, surtout chez les débauchés. C'est injuste, mais c'est vrai. Après avoir pris congé de mes sœurs, je quittai Versailles pour Paris : j'organisais le lendemain dans ma maison un grand souper en l'honneur du marquis de Tourville, un généreux admirateur de mes protégées. J'eus cependant la prudence de laisser derrière moi Simon, à qui je commandai de rester chez Chon afin de venir m'informer s'il arrivait quelque chose d'important.

Le soir du trois mai, on s'amusa beaucoup chez moi. Le marquis de Tourville avait eu le bon goût de venir accompagné de cinq jeunes femmes pêchées chez la Gourdan, tandis que six de mes pensionnaires lui firent les honneurs de la maison. Deux autres de mes amis étaient également présents : ils ne furent pas de trop pour nous aider à faire la conversation à tout ce joli monde. Heureusement, quelques-unes de ces dames surent s'occuper entre elles. Les débats durèrent jusqu'à fort tôt le matin. J'étais dans un profond sommeil, et je rêvais qu'une affreuse gorgone me poursuivait, frappant son glaive contre son bouclier, quand j'ouvris tout à coup les yeux : on tambourinait à la porte de ma chambre. Après un bref instant, je criai qu'on entre. C'était Simon, tout essoufflé. J'ai omis de vous préciser que je n'étais point seul : deux jeunes femmes dormaient dans mon lit, leur belle anatomie exposée sans pudeur. Simon s'approcha et me tendit un courrier d'une main tremblante. Je reconnus l'écriture de Chon. J'avais l'esprit très embrumé, si bien que je dus m'y reprendre à deux fois afin de comprendre ce qu'elle avait écrit. J'ai toujours aujourd'hui ce billet en tête, il était fort bref : « Le roi est au courant de sa maladie. Il se pense perdu et il vient d'ordonner à Jeanne de quitter Versailles. Elle doit se rendre ce jour à Rueil chez M. d'Aiguillon. » Je restai un moment assis sur le bord du lit. Mes idées avaient encore du mal à s'agencer, cependant je pressentis qu'une grande catastrophe s'annonçait.

Moins d'une heure plus tard, je montai en selle et me lançai à bride abattue sur la route de Versailles. Il était quatre heures de l'après-midi lorsque j'arrivai. Je me précipitai chez Chon en longeant les jardins. Il faisait beau et beaucoup de monde s'y promenait. Sur le chemin, par deux fois, il me sembla qu'on chuchotait à mon passage. Arrivé chez ma sœur, je la surpris en train de boucler ses malles. Les fenêtres étaient fermées. Bischi se trouvait là aussi, pleurant à chaudes larmes, le nez dans un mouchoir.

— Tu n'aurais pas dû venir, Jean, me dit Chon d'une voix lasse. L'air de Versailles n'est pas très bon pour les du Barry depuis quelques heures.

Bischi sanglota un peu plus.

— Que se passe-t-il ? Où allez-vous ? demandai-je.

— Loin d'ici, répondit Chon. Plus les heures passent, moins le roi ne respire. Il s'est rendu compte de son mal. Et nos ennemis sentent venir le moment de leur revanche. Sa Majesté a demandé à Jeanne de partir car il veut être agréable à sa famille. Et à Dieu. Je crois aussi qu'il ne souhaite pas que Jeanne subisse l'humiliation d'un renvoi plus dur.

— Mais il n'est pas mourant…

— Depuis ce matin, la suppuration s'est retournée vers l'intérieur… Les médecins sont pessimistes.

— Où est Jeanne ?

— Elle vient de quitter Versailles il y a moins d'une heure. Le roi veut qu'elle se tienne chez M. d'Aiguillon, en attendant la suite. Si le pire arrivait, il ne sera pas de trop pour la garantir des dangers. Depuis ce matin, on s'agite beaucoup chez la Dauphine. On dit même que M. de Choiseul n'attend qu'un signe pour revenir.

— Si cela est, il faut nous préparer au pire, pensai-je à haute voix.

Les pleurs de Bischi redoublèrent.

— Je crois surtout qu'il ne faut pas s'attarder ici, dit Chon. Nous partons pour Paris, chez Adolphe. Ensuite, nous nous rendrons sûrement à Toulouse, nous verrons bien. Et toi, que vas-tu faire ?

— Rester.

— Rester ?

— Oui. Je sais qu'on persifle déjà sur mon passage. Mais j'aime cela : je veux être aux premières loges quand tout s'effondrera. Et puis, il ne sera pas dit qu'une petite vérole fait fuir le comte du Barry…

— Tu es un fou.

— Peut-être. En attendant, je logerai dans cet appartement. Il ne faudrait pas qu'on vous le vole, conclus-je dans un éclat de rire.

Chon haussa les épaules, et me laissa pour achever ses préparatifs, tandis que Bischi, à court de larmes, restait prostrée dans un fauteuil. À six heures du soir, les deux prenaient la route de Paris. Je demeurai seul.

Ne croyez pas qu'il subsistât encore dans ma tête les effluves des excès de la nuit précédente. Lorsque je décidai de rester à Versailles, alors que tout me le déconseillait, j'avais les idées fort claires. Mais c'est ainsi : on ne quitte pas la table parce qu'on perd, surtout après avoir beaucoup gagné. Ce serait manquer d'élégance.

 

Les quatre jours qui suivirent, le roi tint bon face à la maladie, même si ses confesseurs commençaient à faire le siège de son lit. Les vésicatoires tiraient abondamment l'humeur, et il restait encore de l'espoir : le roi avait souvent déjoué les funestes pronostics. Pour ma part, je m'installai chez ma sœur. Je pris Simon avec moi. Ce dadais n'avait trop rien compris à ce qui se jouait, cependant il m'apparut qu'il pouvait être utile si les choses tournaient mal. M. de Richelieu m'avertit en effet de méchantes rumeurs sur mon compte. Plus la santé du roi déclinait, plus des petits messieurs se permettaient quelques outrances à mon sujet. Oh, bien sûr, jamais en ma présence, car on sait comment le courtisan rebute à s'exposer. Mais il était bien clair que quelques-uns attendaient dans l'ombre le moment de la curée. Pour refroidir les ardeurs, je m'amusais chaque jour à arpenter les galeries du château : l'exercice m'était un précieux baromètre de la santé du roi. Le matin, si on annonçait qu'il avait discuté avec ses ministres, que les vésicatoires opéraient, on me saluait obligeamment. Le soir, s'il se disait que la journée du roi avait été mauvaise, qu'il s'était plaint plus que d'habitude, les regards se détournaient, et je pouvais déambuler une heure dans le château sans que l'on vînt vers moi. Seul M. de Richelieu me restait un fidèle soutien.

Le lundi neuf mai, après une nuit difficile, le roi montra des signes de délire. Il ne reconnut pas ses médecins. La fièvre augmenta, puis redescendit un peu, mais la consternation était générale. On était dans le dixième jour de la maladie depuis sa franche déclaration, et la suppuration s'arrêta. Le mal s'écoulait désormais en dedans du corps du roi. Ses boutons séchèrent, puis devinrent foncés, l'empêchant même d'ouvrir les yeux. M. de Richelieu me dit que son visage était pareil à un masque de bronze. On tenta de lui donner des remèdes afin de l'aider à respirer, mais rien n'y fit. La gorge se remplissait de pus. Le confesseur fit son office.

Cette après-midi-là, je restai trois bonnes heures dans les jardins. Le temps était au beau, et une légère brise faisait plisser les eaux du Grand Canal. Je m'installai sur un banc où je relus avec beaucoup de plaisir le livre de M. Cazotte, Le Diable amoureux. Je le conseille. En rentrant, je trouvai sous la porte de l'appartement de mes sœurs une vilaine lettre dont l'anonyme auteur me promettait de suivre bientôt le roi. C'était une attention charmante. Dans la soirée, M. de Richelieu vint me prévenir qu'il me fallait quitter Versailles au plus tôt : le roi était entré en agonie. Il ne servait plus à rien de rester, à moins que je ne voulusse attendre stoïquement qu'on me fît un mauvais sort. Je rassemblai quelques affaires et quittai Versailles à onze heures du soir. Dans les appartements de la Dauphine, il y avait une grande illumination.