Louise et Esther, les deux seules survivantes de la famille, m’avaient accompagné au Père-Lachaise. Tous trois nous avions veillé sur le cercueil de ma mère pendant que mon père, selon son vœu, rejoignait Hannah et Simon, colonne de fumée noire s’échappant des cheminées du crématorium. Ensemble nous avions recueilli ses cendres pour les déposer auprès de ma mère, dans la tombe du carré juif. Les deux femmes s’étaient retirées discrètement, pour me laisser seul au bord de la fosse. Lorsque je les avais vues s’éloigner dans l’allée bordée d’arbres, voûtées, désemparées comme après leur passage de la ligne, je m’étais hâté de les rejoindre et m’étais glissé entre elles, mon bras sous le leur, pour conduire mes deux vieilles amies jusqu’au porche du cimetière.
Peu de temps après j’étais retourné au Mémorial, ayant lu dans la presse que les Klarsfeld envisageaient de publier un ouvrage consacré aux enfants de France morts en déportation. J’avais déposé au service de documentation la photo de Simon conservée dans le tiroir de mon bureau, accompagnée des renseignements demandés. Quelques mois plus tard je recevais le gros livre noir, le terrible album rempli de sourires, de robes et de costumes du dimanche, de coiffures apprêtées, dans lequel il figurait, clignant les yeux sous le soleil, devant son rempart d’épis de blé.
Des années après que mon frère avait déserté ma chambre, après avoir mis en terre tous ceux qui m’étaient chers, j’offrais enfin à Simon la sépulture à laquelle il n’avait jamais eu droit. Il allait y dormir, en compagnie des enfants qui avaient connu son destin, sur cette page portant sa photo, ses dates si rapprochées et son nom, dont l’orthographe différait si peu du mien. Ce livre serait sa tombe.