Tania est la seule à percevoir les lignes invisibles qui traversent le stade. Son œil de dessinatrice s’en saisit pour composer des abstractions : rails d’acier, étincelles, tensions et relâchements qu’elle traduit par des gerbes de couleur sur son carnet de croquis.
Elle défile pour des couturiers et le reste du temps croque des silhouettes qu’un journal de mode lui achète. Des femmes de trois quarts, légèrement déhanchées, vêtues d’imprimés, coiffées d’aigrettes. Elle vit rue Berthe, au pied de Montmartre, dans le trois-pièces qui prolonge l’atelier de couture de sa mère. Petite fille elle a passé des heures, assise sur un tabouret, à regarder voleter les mains de cette femme toute en rondeurs, vêtue d’une blouse, chaussée de savates, ces mains d’où jaillissaient des miracles d’élégance. Au contact des créations de sa mère, ses dessins d’enfant se sont affinés puis elle a noirci des carnets entiers, inventant des silhouettes épaulées, des tailles marquées. Elle a quitté l’école sitôt après le certificat d’études, la sûreté de son trait ayant attiré l’attention elle s’est inscrite dans une école de modélistes.
Les deux femmes vivent seules, Martha taille jour et nuit ses étoffes pour assurer à sa fille une existence confortable. Le père de Tania les a abandonnées. Elle conserve sur sa table de chevet un portrait de lui, l’archet à la main, visage osseux que l’art du photographe a transformé en celui d’un virtuose ténébreux. Il lui a transmis un nom à consonance anglaise, irréprochable. Celui de Martha porte la trace de ses aïeux immigrés, l’accent de la Lituanie, province russe aux contours incertains que Tania situerait difficilement sur une carte.
Violoniste sans emploi André a vécu de cachets de fortune, jouant Les Yeux noirs ou Kalinka dans les cabarets russes de la capitale, accompagnant des chanteurs de variétés dans des music-halls sans gloire. Dès son plus jeune âge il a tenté de l’initier à son instrument et elle garde de ces leçons un souvenir terrifié. Pour satisfaire l’ambition paternelle elle serait bien devenue l’une de ces fillettes prodiges dont la photo trônait à la une des journaux, mais elle n’est parvenue à tirer de son instrument que d’insupportables stridences, vrillant les tympans de son père, déchaînant sa violence.
Un jour André a quitté la rue Berthe sans prévenir, elles ne l’ont jamais revu. Les dernières nouvelles qui leur sont parvenues, griffonnées au dos de cartes postales, provenaient d’Afrique. Qu’était-il allé faire là-bas ? Tania imaginait son père dans un village de brousse, apprenant le violon à de petits indigènes bien plus doués qu’elle.
De cet abandon lui est restée la nostalgie d’une carrière artistique. Tania se sait belle, mais ni les compliments ni les regards éloquents des passants ne suffisent à la rassurer. Encore écolière, elle a souffert de ne pouvoir briller : en dehors du dessin, seules ses aptitudes physiques ont été remarquées. Une de ses amies qui s’entraînait à l’Alsacienne lui a proposé de l’y accompagner et, très vite, Tania s’y est distinguée.