Mes os se sont étirés, ma maigreur s’est accentuée. Alerté, le médecin de l’école à convoqué mes parents, afin de s’assurer que je mangeais à ma faim. Ils en sont revenus blessés. Je m’en suis voulu de leur faire vivre cette honte mais à mes yeux leur prestige s’en est trouvé renforcé : je haïssais mon corps et mon admiration pour le leur ne connaissait plus de limites. Je découvrais une nouvelle façon de jouir de mon statut de vaincu. Le manque de sommeil creusait chaque jour un peu plus mes joues, l’éclatante santé de mes parents contrastait encore davantage avec mon aspect souffreteux.

 

Mon visage présentait les cernes bleutés, le teint livide d’un enfant épuisé par les pratiques solitaires. Quand je m’enfermais dans ma chambre, toujours j’emportais avec moi l’image d’un corps, la tiédeur d’une chair. Quand je n’accrochais pas mes membres à ceux de mon frère je célébrais l’éclair qui venait m’éblouir à l’heure de la récréation. Dans la cour de l’école je me réfugiais au bord du carré réservé aux filles. Elles y jouaient à la marelle ou sautaient à la corde, loin des jeux de ballon et des exclamations qui résonnaient sur le territoire des garçons. Assis à proximité de leurs voix claires, sur le sol de ciment, je me laissais bercer par leurs rires et leurs comptines et au moment de leur envol je surprenais sous leurs jupes la blancheur d’une petite culotte.

 

J’avais pour les corps une curiosité sans limites. Très vite le rempart des vêtements ne m’avait plus rien caché, mes yeux fonctionnaient à l’image de ces lunettes magiques dont j’avais vu la publicité dans un magazine et qui vantait leur pouvoir, le comparant à celui des rayons X. Débarrassés de leurs uniformes de citadins, les passants révélaient leurs trésors comme leurs imperfections. Au premier coup d’œil je repérais une jambe torse, une poitrine haut perchée, un ventre proéminent. Mon regard exercé procédait à une véritable moisson d’images, collection d’anatomies que je feuilletais la nuit venue.

 

Rue du Bourg-1’Abbé je profitais de l’agitation des jours de presse pour explorer les réserves. Le magasin était installé au rez-de-chaussée d’un immeuble vétuste, un escalier permettait d’accéder aux chambres d’un ancien appartement, pièces sombres tapissée de rayonnages, imprégnées d’une odeur de carton et d’apprêt. Comme j’aurais parcouru les étagères d’une bibliothèque à la recherche d’un titre je laissais courir mes yeux sur les étiquettes : maillots, culottes de sport, collants de gymnastique. Page, demi-patron, patron, fillette, femme, je comparais les tailles, m’intéressais aux pointures, chacun de ces chiffres convoquait une silhouette nouvelle aussitôt revêtue de ces accessoires. Lorsque j’étais certain de ne pas être dérangé je soulevais le couvercle des boîtes, le cœur battant, et me saisissais de leur contenu. J’y plongeais mon visage puis j’étalais ces pièces sur le comptoir en pressant mon ventre sur le rebord de chêne, pour recomposer à ma guise la silhouette d’une gymnaste, d’une basketteuse ou d’un coureur de fond.