Tania a retrouvé rue Berthe sa chambre de jeune fille, les activités de couturière de sa mère leur assurent à toutes deux un minimum de confort. Elle s’est habituée à la situation. Robert n’est plus au centre de ses préoccupations, ses mains ne tremblent plus à l’ouverture du courrier. Elle a reçu quelques lettres optimistes : il ne se plaint pas, il a la chance de ne pas se trouver au centre des plus violents combats, il l’assure de son amour et lui dit qu’ils feront un enfant dès son retour.
Ces années à Lyon ont confiné Tania entre le magasin de literie et le petit appartement du premier étage. Seule la fréquentation de la piscine a apporté un peu de lumière à cette existence. Robert s’est montré un compagnon attentif, mais sa fantaisie n’a pas suffi à rompre la monotonie de la vie provinciale.
Le caractère enfantin de son mari a commencé à lui peser, son obéissance aveugle aux désirs de ses parents lui est devenue insupportable : la soumission de Robert leur avait valu ce départ pour Lyon et elle ne pouvait pardonner à ses beaux-parents de les avoir ainsi exilés. Martha lui a manqué dans cette période de menaces et elle aurait tout donné pour retrouver sa mère, l’atelier de la rue Berthe et l’animation de la butte Montmartre.
De retour à Paris elle renoue avec sa famille. Elle apprécie les dîners du dimanche soir chez Georges et Esther. Sa belle-sœur est devenue une amie, une confidente. Elle a retrouvé avec bonheur Hannah, la sœur de Robert, a fait la connaissance de son mari et de leur fils Simon, ce petit garçon autoritaire et charmeur, si semblable à son père.
Elle ne peut se défendre d’une attirance pour Maxime, dont l’apparence l’a séduite dès leur première rencontre. Mais le regard appuyé qu’il lui a adressé le jour même de son mariage l’a glacée. Elle le devine habitué aux conquêtes faciles, sûr de son charme, un de ces hommes pour qui les femmes sont des proies.
Robert, fier d’avoir épousé une femme sur laquelle on se retourne, n’a cessé de manifester pour elle une gourmandise de petit garçon. Au début de leur vie lyonnaise, ils descendaient parfois au magasin le soir venu et s’aimaient sur l’un des lits proposés à la vente. Robert faisait son choix : rustique, grand siècle ou contemporain, tous les styles de chambre à coucher étaient proposés dans le hall d’exposition, promesses de plaisirs différents. Les stores des vitrines baissés pour la nuit laissaient filtrer la lueur des réverbères et, serrée contre son mari, Tania sursautait à chaque claquement de talons dans la rue.
Maxime occupe ses pensées plus qu’elle ne le voudrait. Elle a beau lutter, son image la poursuit, image troublante d’un homme qu’elle n’aime pas. À chaque fois qu’elle le retrouve, en compagnie d’Hannah et de Simon, elle repense à son regard. En toute autre circonstance elle l’aurait considéré comme un simple hommage, mais le jour de son mariage ! Elle n’en a rien dit à Robert, ni à Esther et elle s’en veut de ce silence, comme s’il scellait un pacte entre Maxime et elle, cet homme qu’elle pourrait mépriser mais qu’elle désire. Pour la première fois elle éprouve une attirance qui ne s’accompagne ni d’estime, ni de tendresse. Des visions trop précises l’assaillent, le hâle de son cou tranchant sur la blancheur de sa chemise, la ligne de ses épaules, les veines saillantes de ses avant-bras. Elle se laisse aller à imaginer son odeur, le poids de son corps, son sexe, les muscles de ses fesses.
Elle a toujours mené le jeu avec Robert, riant de son impatience, jouant avec son désir. Par Maxime elle se sent déjà dominée : une sensation inconnue, une tension éprouvante. Pour s’en défaire, elle renoue avec le dessin. Elle ouvre de nouveau ses carnets de croquis et page après page prend possession de ce corps, en souligne les contours, en dégage les lignes de force. Le résultat la surprend : tout le contraire des silhouettes fluides qu’elle proposait chaque semaine au journal. Grâce à Maxime elle se découvre un style, une vigueur dans le trait qu’elle ne se connaissait pas. Cette activité l’apaise, elle s’isole dans sa chambre de longues heures, le crayon à la main, puis comme un enfant coupable elle cache ses esquisses au fond d’un tiroir.
Au début de l’été s’ouvre une perspective nouvelle. Le magasin de Lyon est devenu une charge inutile, le risque d’une spoliation se précise. Un acheteur s’est présenté, pourrait-elle se charger de cette mission, le rencontrer et discuter avec lui des conditions ? Sa belle-mère, trop éprouvée par le départ de son fils, ne se sent pas la force d’entreprendre le voyage. Un de leurs amis qui travaille à la préfecture pourrait lui procurer les papiers nécessaires, elle reprendrait son nom de jeune fille à la consonance anglaise. Tania hésite, Robert aurait obéi à sa mère sans discuter mais elle veut prendre le temps de réfléchir.
Une idée la décide : si les membres de la famille mettent leur projet à exécution et se réfugient dans l’Indre elle pourrait les y rejoindre, une fois ses affaires réglées. Elle vivrait cette période difficile près de ceux qu’elle aime, elle partagerait la vie d’Hannah et de Simon, elle se rapprocherait d’Esther. Elle verrait Maxime tous les jours.