J’avais beau souffrir de ma maigreur, de ma pâleur maladive, je voulais me croire la fierté de mon père. Adoré de ma mère j’étais le seul à avoir séjourné dans ce ventre musclé par l’exercice, à avoir surgi d’entre ces cuisses de sportive. J’étais le premier, le seul. Avant moi, personne. Juste une nuit, un bain d’ombre, quelques photographies en noir et blanc célébrant la rencontre de deux corps glorieux, rompus aux disciplines de l’athlétisme, qui allaient unir leurs destinées pour me donner naissance, m’aimer et me mentir.

 

À les entendre je portais depuis toujours ce nom bien de chez nous. Mes origines ne me condamnaient plus à une mort certaine, je n’étais plus cette branche grêle au sommet d’un arbre généalogique qu’il fallait étêter.

Mon baptême avait eu lieu si tard que j’en gardais intact le souvenir : le geste de l’officiant, la croix humide imprimée sur mon front, ma sortie de l’église, serré contre le prêtre, sous l’aile brodée de son étole. Un rempart entre la colère du ciel et moi. Si par malheur la foudre devait de nouveau se déchaîner, mon inscription sur les registres de la sacristie me protégerait Je n’en avais pas conscience et me prêtais au jeu, obéissant, silencieux, tentant de croire, avec tous ceux qui me fêtaient, que l’on réparait une simple négligence.

La marque indélébile imprimée sur mon sexe se réduisait au souvenir d’une intervention chirurgicale nécessaire. Rien de rituel, une simple décision médicale, une parmi tant d’autres. Notre nom lui aussi portait sa cicatrice : deux lettres changées officiellement à la demande de mon père, orthographe différente qui lui permettait de planter des racines profondes dans le sol de France.

 

L’œuvre de destruction entreprise par les bourreaux quelques années avant ma naissance se poursuivait ainsi, souterraine, déversant ses tombereaux de secrets, de silences, cultivant la honte, mutilant les patronymes, générant le mensonge. Défait, le persécuteur triomphait encore.

Malgré ces précautions la vérité affleurait, accrochée à des détails : quelques feuilles de pain azyme trempées dans de l’œuf battu et dorées à la poêle, un samovar modem style sur la cheminée du salon, un chandelier enfermé dans le buffet, sous le vaisselier. Et toujours ces questions : régulièrement on m’interrogeait sur les origines du nom Grimbert, on s’inquiétait de son orthographe exacte, exhumant le « n » qu’un « m » était venu remplacer, débusquant le « g » qu’un « t » devait faire oublier, propos que je rapportais à la mai– son, écartés d’un geste par mon père. Nous nous étions toujours appelés ainsi, martelait-il, cette évidence ne souffrait aucune contradiction : on trouvait trace de notre patronyme dès le Moyen Age, Grimbert n’était-il pas un héros du Roman de Renart ?

 

Un « m » pour un « n », un « t » pour un « g », deux infimes modifications. Mais « aime » avait recouvert « haine », dépossédé du « j’ai » j’obéissais désormais à l’impératif du « tais ». Butant sans cesse contre le mur douloureux dont s’étaient entourés mes parents, je les aimais trop pour tenter d’en franchir les limites, pour écarter les lèvres de cette plaie. J’étais décidé à ne rien savoir.