Un soir d’été, j’ai eu envie de retourner dans le petit bois qui entoure le château, tout près de notre maison. J’ai demandé à ma fille de m’y accompagner.
Rose et moi avons remonté la rue qui mène à la sortie du village. Nous sommes arrivés face à l’ancienne herse et un peu plus loin nous nous sommes enfoncés dans le fouillis de branches et d’arbres abattus par la tempête, pour gagner l’arrière du château. Assis au milieu de ses douves, flanqué de quatre tours coiffées d’ardoise, il paraissait assoupi derrière ses volets clos.
La fois précédente j’avais franchi les limites de la propriété en toute innocence et le hasard m’avait mené non loin du petit cimetière. Qui reposait sous ces pierres ? Craignant d’être surpris je sursautais à chaque craquement de brindille. La silhouette d’un garde-chasse sur l’esplanade du château m’avait dissuadé de m’approcher davantage.
Mais ce jour-là la voie était libre : nous pouvions enjamber l’arbre couché qui défend l’entrée du carré d’herbe et pénétrer dans l’enclos, face à l’alignement des tombes.
Entre-temps je m’étais renseigné sur le propriétaire du château. Un ancien du village m’avait donné son nom : le comte de Chambrun, descendant du marquis de Lafayette, avocat international. Époux de la fille de Laval, fervent défenseur de son beau-père, auteur d’ouvrages visant à réhabiliter sa mémoire.
Je savais maintenant chez qui nous étions. Ma fille et moi nous sommes approchés des stèles. Sur la première nous avons pu lire :
Barye
1890
Pompée
1891
Madou
1908
Brutus
1909
Un cimetière de chiens. Semblable à ceux qui entourent les vieilles églises de nos campagnes. Une tradition instaurée par les anciens maîtres des lieux et entretenue par les suivants, à en juger par les tombes plus récentes :
Whisky
1948-1962
Chien de Soko
ami fidèle de mon père
Josée de Chambrun
Vasco
1972-1982
De mourir est la seule peine
qu’il nous ait jamais faite
Josée de Chambrun
« Ami fidèle », « la seule peine qu’il nous ait jamais faite », ces lieux communs m’ont touché. Aussitôt j’ai revu Echo, abandonné sur la table d’un cabinet vétérinaire avant de rejoindre une montagne de dépouilles destinées à l’incinération. Mais j’ai vite ressenti un malaise à la lecture de ces stèles, dont les dates si rapprochées faisaient penser à des tombes d’enfants : Josée de Chambran, fille de Laval, enterrait ici ses animaux chéris.
Le nom était de nouveau sorti de son chapeau. Le président Laval, qui avait encouragé – afin de ne pas séparer les familles, plaida-t-il pour sa défense – la déportation des enfants de moins de seize ans avec leurs parents. Voilà ce que j’aurais répondu à l’examinateur le jour du bac, s’il ne m’avait pétrifié. Et j’aurais même ajouté la phrase odieuse de Brasillach : « Surtout n’oubliez pas les petits. »
Comment oublier les petits, ombres sans sépulture, fumées planant sur des terres hostiles ? Je suis resté immobile, l’œil fixé sur les inscriptions. Devant ce cimetière, entretenu avec amour par la fille de celui qui avait offert à Simon un aller simple vers le bout du monde, l’idée de ce livre m’est venue. Dans ses pages reposerait la blessure dont je n’avais jamais pu faire le deuil.
Un appel de ma fille m’a fait sursauter. Elle voulait me montrer une pierre isolée, au sommet taillé en demi-cercle, cachée par des branchages. Une sépulture plus modeste que les autres :
Dear Grigri
1934-1948
Celui-ci avait été particulièrement aimé et regretté. Peut-être était-ce la brièveté de l’épitaphe qui la rendait plus émouvante. Mais par qui avait-il été pleuré ? Encore une fois ces simples mots m’ont touché et j’ai de nouveau pensé à Echo, avant de me révolter. Qu’allais-je faire de ma colère ? Profaner ces lieux, couvrir ces stèles d’inscriptions injurieuses ? Je m’en suis voulu, ces pensées ne me ressemblaient pas. Rose manifestait des signes d’impatience, je lui ai proposé de rentrer rejoindre sa mère, de me laisser ici encore quelques instants. Elle a accepté et s’est éloignée, agitant sa main sans se retourner.
Je me suis assis sur le tronc, derrière moi la flèche d’une tourelle étirait son ombre dans le soleil couchant jusqu’à venir toucher les premières tombes. On n’entendait que le froissement des feuilles agitées par la brise, le cri aigu d’un merle. J’ai regardé mes mains posées sur mes cuisses, les sillons qui peu à peu y étaient apparus, les fêlures. Elles m’ont fait penser à celles de mon père, telles que je les avais connues dans ses dernières années. Je lui ressemblais enfin.
J’ai revu les mains de Louise, ces doigts si puissants qui soulageaient mes parents, celles d’Esther, oiseaux qui voletaient autour de son visage lorsqu’elle animait les dîners du dimanche soir. Enfin je me suis souvenu de la main de ma mère, les mois qui avaient suivi son attaque, crispée sur un rouleau de mousse pour éviter que ses ongles ne viennent s’incruster dans ses paumes. Ma mère définitivement silencieuse, se déplaçant du salon à la chambre, appuyée à sa béquille. J’ai revécu la détresse de mon père devant ce spectacle, cherchant en vain à retrouver dans cette silhouette la splendeur de celle qu’il admirait lorsqu’elle s’élançait depuis la pile du pont pour suspendre son vol au-dessus des eaux de la Creuse.
Face aux tombes alignées dans le carré d’herbes j’ai repensé au dernier geste de mon père. Prenant sa femme par la taille, il l’avait aidée à se lever pour la conduire tout doucement vers le balcon du salon, pour un ultime plongeon. Qu’avait-il murmuré à son oreille avant de l’enlacer et de basculer avec elle ?