Un jour enfin je n’ai plus été seul. J’avais tenu à accompagner ma mère dans la chambre de service, où elle voulait faire un peu de rangement. Je découvrais sous les toits cette pièce inconnue, son odeur de renfermé, ses meubles bancals, ses empilements de valises aux serrures rouillées. Elle avait soulevé le couvercle d’une malle dans laquelle elle pensait retrouver les magazines de mode qui publiaient autrefois ses dessins. Elle avait eu un sursaut en y découvrant le petit chien aux yeux de bakélite qui dormait là, couché sur une pile de couvertures. La peluche râpée, le museau poussiéreux, il était vêtu d’un manteau de tricot. Je m’en étais aussitôt emparé et l’avais serré sur ma poitrine, mais j’avais dû renoncer à l’emporter dans ma chambre, sensible au malaise de ma mère qui m’incitait à le remettre à sa place.
La nuit qui a suivi je pressais pour la première fois ma joue mouillée contre la poitrine d’un frère. Il venait de faire son entrée dans ma vie, je n’allais plus le quitter.
De ce jour j’ai marché dans son ombre, flotté dans son empreinte comme dans un costume trop large. Il m’accompagnait au square, à l’école, je parlais de lui à tous ceux que je rencontrais. À la maison j’avais même inventé un jeu qui me permettait de lui faire partager notre existence : je demandais qu’on l’attende avant de passer à table, qu’on le serve avant moi, que l’on prépare ses affaires avant les miennes au moment du départ en vacances. Je m’étais créé un frère derrière lequel j’allais m’effacer, un frère qui allait peser sur moi, de tout son poids.